Intervention de Sylvie Bermann

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 7 décembre 2016 à 8h35
Audition de Mme Sylvie Bermann ambassadeur de france auprès du royaume-uni de grande-bretagne et d'irlande du nord

Sylvie Bermann, ambassadeur de France auprès du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord :

Messieurs les présidents, Mesdames et Messieurs les sénateurs, merci pour cette invitation.

Je ne sais si je pourrai être plus précise que la fois précédente. En effet, les mots les plus courants de ceux qui ne souhaitaient pas le Brexit sont : « What a mess ! -Quelle confusion !- ». Personne n'ayant anticipé le Brexit, ni les partisans ni les opposants, les Britanniques se trouvent à présent dans une situation extrêmement difficile, et Theresa May obéit à des injonctions contradictoires.

Il n'existe plus, en théorie, ni « Remainers » ni « Brexiters », mais la division du pays est en fait très forte. Les anciens « Remainers » sont surnommés « Remoaners » - ceux qui geignent ou qui se plaignent - et les Brexiters se divisent aujourd'hui entre « soft », « hard », « black », « white », « grey ». Cependant, comme le dit Theresa May, tout le monde est désormais « Brexiter ».

Pour autant, personne ne sait quelle forme prendra le Brexit. Le débat porte largement sur l'accès au marché intérieur - et le maintien ou non dans l'union douanière -, en contrepartie de limitations à l'immigration.

Selon l'analyse de Theresa May et de la majorité des observateurs du Royaume-Uni, le référendum n'a pas porté sur l'Union européenne mais sur l'immigration.

La préoccupation du Royaume-Uni visait essentiellement les migrants en provenance des pays de l'Union européenne, dont le nombre est inférieur à celui des autres pays. J'explique très souvent aux Britanniques que nous ne parlons pas de migrants de l'Union européenne mais de citoyens de l'Union européenne et que l'on fait la différence avec l'immigration qui vient de l'extérieur. Ils ont du mal à le comprendre, qu'il s'agisse des partisans du maintien dans l'Union européenne ou du Brexit. Tous estiment que l'Union européenne devra changer du fait de l'immigration. C'est un des éléments très important de leur approche du Brexit et des négociations.

Il est certain qu'ils veulent obtenir des assurances concernant la limitation de l'immigration, que ce soit en termes de contrat de travail ou de frein d'urgence. Ils ne se sont pas encore prononcés sur ce point. Cela étant, ils vont rencontrer certaines difficultés, car ils ont besoin d'une immigration de talent. Même si les partisans du Brexit disent qu'ils sont prêts à accueillir celle-ci, un autre type d'immigration pose problème, celle de l'immigration de travailleurs non-qualifiés dans l'agriculture et le bâtiment notamment. Une centaine de nouvelles tours sont en construction à Londres : ils ne pourront pas les réaliser sans les travailleurs polonais en particulier.

Concernant l'accès au marché intérieur, les Britanniques envisagent d'engager la négociation secteur par secteur, ce qui constitue une difficulté. En effet, ils estiment que l'Union européenne est excédentaire et qu'elle a besoin d'exporter ses produits. C'est, selon eux, le cas de la France en matière de produits agricoles. Ils estiment que notre pays a donc intérêt à trouver un accord.

C'est la raison pour laquelle ils espèrent « saucissonner » la négociation secteur par secteur.

Cela étant, ils n'ont pas encore tranché. Quelques indications ont été données par le ministre du Brexit, David Davis, sur une possibilité de contribuer au budget de l'Union européenne en contrepartie d'un accès, même limité, au marché. Quand on évoque les quatre libertés, les Britanniques nous répondent qu'elles sont incomplètes, en particulier en ce qui concerne le marché, puisqu'il n'existe pas de libre circulation des services.

Ils espèrent donc que les choses se passeront bien et que l'on trouvera un accord fondé sur une transaction, ce qui constitue l'approche britannique courante. Cela ne l'a pas été le cas durant le référendum sur le Brexit dominé par les émotions, mais c'est ce qu'ils espèrent de la part des Européens.

Ce sont là les points centraux et visibles de la négociation. Ceux qui ont voté se sont plus ou moins prononcés sur ces sujets ou ont une idée à ce propos. Il reste néanmoins d'autres points concernant les questions de sécurité, l'accès à tous les instruments - Europol, PNR, ou système d'information de Schengen. Il est dans l'intérêt de chacun d'obtenir des informations. C'est une question de sécurité des ressortissants.

J'ai été l'invitée d'honneur du ministère de l'intérieur à l'occasion de sa réunion annuelle. Quand j'ai évoqué la question, ils m'ont assurée qu'ils resteraient dans ce cadre. Theresa May y est d'ailleurs favorable.

S'agissant de la défense européenne, nous aurions selon les Britanniques plus besoin d'eux qu'ils n'ont besoin de nous, parce qu'ils disposent d'avions, d'hélicoptères, de capacités de commandement. Ils souhaitent continuer à agir comme par le passé dans ce domaine.

Beaucoup de Britanniques ont estimé avoir adhéré à un marché commun qui est devenu aujourd'hui une union politique dont ils ne voulaient pas. Le paradoxe est qu'ils risquent donc de quitter le marché intérieur s'ils n'obtiennent pas d'accord, mais de rester dans la partie politique concernant la sécurité et la défense.

Tout cela ne passe toutefois pas dans l'opinion publique, qui ne sait absolument pas de quoi il retourne ni quel est le rôle le Royaume-Uni dans le monde en termes de sécurité et de défense.

Mme May a arrêté le calendrier de déclenchement de l'article 50 au 31 mars. Le gouvernement a précisé qu'il ne le ferait pas au moment de la célébration du traité de Rome, pour ne pas être provocateur. Ils visent donc théoriquement cette date.

Est-ce réalisable, compte tenu de la procédure engagée devant la Haute cour et l'appel devant la Cour suprême ? En théorie, oui. David Davis affirme que ceci a été anticipé. Le jugement de la Haute cour a constitué un choc pour le gouvernement, qui était convaincu que la thèse de la prérogative royale et d'une décision reposant uniquement sur le Premier ministre était parfaitement recevable.

Cela n'a pas été le jugement qu'a porté la Haute cour, qui a estimé que cette prérogative royale, qui remontait au Moyen Âge, n'était pas adaptée au traité avec l'Union européenne.

Curieusement, Mme May a fait appel devant la Cour suprême. Cela a étonné beaucoup de gens. Ce matin, des échos dans la presse britannique laissaient entendre qu'elle allait saisir le Parlement.

Une caricature très amusante, parue dans le Times au moment où la Haute cour rendait son jugement, représentait Mme May disant au juge que le peuple britannique avait voté pour la prééminence du Parlement britannique, pour que les lois soient des lois britanniques, rendues par des juges britanniques, dans des tribunaux britanniques. Elle ajoutait : « Mais pas maintenant ! ». Ceci montre assez bien la contradiction qui existe entre le souhait de souveraineté incarné par Westminster et le fait de lui dénier le pouvoir de se prononcer sur l'invocation de l'article 50.

Cela étant, d'après mes contacts avec les parlementaires, ceux-ci ne peuvent s'opposer à la volonté du peuple. Au moment du jugement de la Haute cour, on a vu des articles extrêmement choquants, en particulier dans le Daily Mail, désignant les juges comme ennemis du peuple, ce qui est extrêmement déplaisant dans ce monde britannique généralement assez feutré.

Un débat et un vote vont avoir lieu au Parlement en mars. Le gouvernement espère limiter le texte à une ligne et demie en évitant les amendements, mais le speaker de la Chambre des communes a dit un jour qu'il ne connaissait pas de loi qui ne soit pas amendable. Les parlementaires pourront difficilement s'opposer à la volonté du peuple. Le débat va durer quelques jours, avant de passer devant la Chambre des Lords.

Les parlementaires sont en majorité pro-européens, même ceux du parti tory. Les Lords essaieront de faire passer des amendements, mais beaucoup pensent que ce serait pour eux suicidaire de s'opposer à l'invocation de l'article 50.

On verra si le calendrier est tenable ou non. S'il ne l'est pas, les choses seront repoussées de très peu.

Vous avez posé la question de la relation avec les États-Unis. On se réfère très souvent à la phrase de Churchill disant qu'entre le continent et le grand lange, il choisirait toujours le grand large. Le problème vient aujourd'hui du fait que le grand large ne s'intéresse que très peu à l'Europe. C'est un voeu pieux des Britanniques d'entretenir des relations spéciales avec les États-Unis. Le Royaume-Uni est très affaibli. Il n'aura plus aucune influence au sein de l'Europe. Pour les États-Unis, ce sera un partenaire moins important, et je ne pense pas qu'ils fassent beaucoup de cadeaux au Royaume-Uni, même si Boris Johnson tient des propos en ce sens, tout comme le représentant britannique à New York.

Ils sont très inquiets de l'élection de Donald Trump et ne savent dans quel sens vont les choses. Il n'est pas évident que ce soit dans le leur. Ils répètent qu'ils quittent l'Union européenne mais non l'Europe. Je ne sais comment ils pourraient quitter l'Europe. Où seraient-ils alors, à moins de constituer un nouveau continent ? Ils affirment pouvoir développer une politique globale, mais rien ne les en empêchait auparavant.

Lorsque j'étais en Chine, les Allemands faisaient quatre fois mieux que les Britanniques en termes d'exportations. Rien ne les empêchait de les surpasser. En Inde, les Allemands font deux fois et demie mieux que les Britanniques. Les visites que Theresa May a effectuées ont dû l'échauder un peu. Elle n'a pas été accueillie avec chaleur au G20, en Chine, et les Japonais, qui ne sont généralement pas très catégoriques, l'ont été particulièrement au sujet des conséquences négatives du Brexit. Quant aux Indiens, qui sont de très difficiles négociateurs, ils ont expliqué à Theresa May qu'ils avaient besoin de visas pour leurs étudiants. Elle a répondu que ce n'était pas possible, qu'ils pouvaient faire des efforts en ce qui concerne les hommes d'affaires, mais non pour les étudiants.

Je ne pense donc pas que leur discours sur une politique globale après leur sortie de l'Union européenne puisse avoir beaucoup de succès. Le Royaume-Uni met avant ses relations avec l'Australie. Ce pays représente moins de 1 % de leurs échanges, alors que ceux qu'ils réalisent avec l'Union européenne s'élèvent à 44 %. Je pense qu'il y a une volonté de la part des dirigeants britanniques et de leurs représentants de présenter une situation bien plus rose qu'elle ne l'est.

Quant à l'organisation du gouvernement et de l'administration, on a vu que Theresa May avait nommé les « trois mousquetaires », dont la mésentente est de notoriété publique. Boris Johnson n'aura pas de rôle dans la négociation, et la presse le dit marginalisé par Theresa May. Liam Fox, ministre du commerce extérieur, ne peut négocier un accord tant que le Royaume-Uni est dans l'Union européenne et dans l'union douanière. Certains pensent qu'il pourra même démissionner, faute de véritable emploi. C'est donc David Davis qui mènera la négociation. Il est censé le faire avec Michel Barnier, sous l'autorité du Conseil européen.

Je pense que Theresa May désirera rencontrer les chefs d'État un par un, comme David Cameron l'avait fait durant la négociation, et comme elle avait commencé à le faire aussitôt après le Brexit, à Paris, lors de sa rencontre avec le Président Hollande.

Le plus important est l'unité des Européens. La presse répète régulièrement que la France est la plus dure et veut punir le Royaume-Uni, alors que l'Allemagne est beaucoup plus pragmatique et qu'elle est prête à un accord. Pour le moment, il n'y a pas d'indication en ce sens, mais les choses peuvent évoluer, et les Britanniques entendent trouver des soutiens, en particulier dans les pays scandinaves. L'union qui a été constatée au sommet de Bratislava risque de se distendre. C'est là-dessus qu'ils misent.

S'agissant de la place financière, les banquiers et la City sont effectivement très inquiets. Leurs représentants également. Je suis très souvent invitée par l'association des banquiers, par City UK, par le représentant de la City. Ils sont paralysés face au sentiment que le vote en faveur du Brexit les visait également. Ils n'osent donc pas s'exprimer à voix haute. Ils savent qu'ils vont perdre de l'ordre de 10 % en emplois et en activités. La City demeurera évidemment. Beaucoup disent que c'est New York, plus que l'Europe, qui va profiter des mouvements de retour car certaines activités sont jugées non-rentables sur le continent.

Certaines banques pourront néanmoins y installer certaines de leurs activités. M. Noyer a été nommé pour attirer des banquiers en France. Selon mes contacts dans ce milieu, la perception, pour être franche, est que la France n'est pas la mieux placée, du fait de la rigidité du marché du travail et des lois fiscales, considérées comme imprévisibles. Je répète ce qu'ils m'ont dit : selon eux, la France n'est pas « business friendly » - même s'ils ne sont pas enchantés d'aller à Francfort ou Dublin pour d'autres raisons.

Enfin, la mobilisation est double en ce qui concerne les ressortissants européens.

D'une part, les parlementaires ont honte de ce qui s'est passé dans le pays - meurtre de deux ressortissants polonais, violences, utilisation de termes comme : « Vermines de Polonais, quittez ce pays ! ». Cela s'étend d'ailleurs au-delà. Pour certains, le Brexit signifie : « Tous dehors ! ».

Les parlementaires, très embarrassés, ont créé, avec le soutien du gouvernement, un programme de lutte contre les crimes raciaux pour dénoncer les insultes et les violences.

D'autre part, les « Brexiters », qui savent bien que tout ceci est embarrassant, voudraient régler le problème avant les négociations. Ils souhaiteraient que Theresa May assure aux ressortissants européens qu'ils pourront rester et régler ainsi la question.

Ce n'est pas ainsi que la négociation se passera. Je ne suis pas sûre que ce soit le sujet le plus inquiétant. Il y a à peu près autant de ressortissants britanniques en Europe que de ressortissants européens au Royaume-Uni. Je ne pense pas qu'il devrait y avoir de problèmes pour ceux qui y sont déjà installés.

Il règne cependant une certaine inquiétude. Des démarches ont déjà été engagées pour obtenir des autorisations de résidence permanente. Certains demandent également la nationalité britannique. Ils seront pragmatiques et voudront pouvoir travailler au mieux.

L'inquiétude plane également sur les frais de scolarité, car le régime commun coûte très cher. C'est une préoccupation pour les universités et pour les Britanniques, qui touche les échanges en matière de sciences et le budget des universités, auquel participent les étudiants étrangers.

La confusion demeure, même si les Britanniques travaillent à l'élaboration de propositions. Les injonctions étant contradictoires, les choses sont très difficiles.

Pour le moment, les Britanniques veulent le meilleur accord possible. Du côté européen, on leur explique que les quatre libertés sont indivisibles. La négociation n'a pas commencé et le climat ne s'est pas encore détérioré. On est dans une « drôle de guerre ». Quand la négociation débutera, les choses se durciront, et la France, ainsi que je le disais, sera sans doute dénoncée comme étant le pays le plus dur.

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