Intervention de Célia Belin

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 11 janvier 2017 à 10h05
Politique étrangère américaine de l'administration trump — Audition conjointe de Mme Célia Belin chercheuse au centre d'analyse de prévision et de stratégie du ministère des affaires étrangères et au centre thucydide paris 2 et de Mme Maya Kandel chercheuse associée à l'institut du monde anglophone de l'université sorbonne nouvelle paris 3 ancienne responsable du programme etats-unis de l'institut de recherche stratégique de l'ecole militaire

Célia Belin :

Je vous remercie, Monsieur le Premier Ministre, de votre invitation. Nous sommes très heureuses de vous parler cette fois-ci de la politique étrangère de Donald Trump, à neuf jours de son investiture et dans un contexte de grande incertitude. En particulier, ce matin, depuis les révélations de la nuit, où un mémo compromettant fait état des relations spécifiques de Donald Trump avec la Russie. Il est certes beaucoup trop tôt pour évoquer le fond de ce dossier, mais ce mémo illustre la totale imprévisibilité qui prévaut actuellement. Qu'implique l'arrivée au pouvoir de Donald Trump pour la politique étrangère américaine ?

Encore une fois, Donald Trump est un homme d'affaires qui n'a jamais eu l'expérience de la politique étrangère. Il a nommé des personnalités éclectiques, avec des personnalités non professionnelles de la politique, comme Rex Tillerson, sur la nomination duquel Maya Kandel reviendra dans sa présentation.

On ne voit pas se dégager de grandes lignes, d'autant plus qu'existent de très fortes contradictions entre Donald Trump lui-même, son équipe et le Parti républicain sur les dossiers de la Russie, de la Syrie, ou encore du libre-échange. Ainsi, il a nommé un secrétaire au commerce, Wilbur Ross, qui s'est déclaré favorable au Partenariat Trans-Pacifique (TPP) que critique pourtant avec véhémence Donald Trump. Divers chercheurs, comme Tom Wright, ont déterminé dans cette équipe trois grandes tendances : les « guerriers religieux » qui font de la lutte anti-terroriste leur priorité ; les « traditionnalistes », ou encore les partisans d'« America First », qui sont incarnés par Donald Trump lui-même et qui entendent défendre les intérêts directs de l'Amérique. De ces trois tendances, il est difficile de savoir laquelle devrait prévaloir.

Que peut-on attendre d'un environnement aussi incertain ? On perçoit mieux désormais l'approche et le style de Donald Trump qui est un pragmatique sans entrave idéologique et un négociateur de haut niveau (« deal maker »). Il est d'autant plus libre de ses choix qu'il ne doit rien au Parti républicain et que sa posture a été clairement « anti-establishment ». Pour lui, tout demeure négociable et peut être remis en question, y compris des points historiquement figés dans la politique étrangère américaine, comme l'a illustré l'épisode sur Taiwan et la Chine. Certains ont imaginé qu'il s'agissait là d'une maladresse de débutant, tandis que d'autres ont imaginé que cette démarche participait d'une stratégie de remise en cause des pratiques jusqu'alors usitées. De même, il a promis que l'Ambassade américaine serait déplacée à Jérusalem, reprenant la promesse faite avant lui par Georges W Bush et Bill Clinton. Cette promesse s'avère non tenue puisque tous les six mois, le président en place signe une levée de la loi de 1995 qui impose un tel déplacement. Dans le cas de Donald Trump, on peut se demander s'il est capable de le faire. Celui-ci est malléable dans ses positionnements : il se contredit lui-même et peut prendre des positions plus ou moins souples en fonction de ses interlocuteurs. Ainsi, il a tenu des propos au New York Times relativement favorables à l'Accord de Paris sur le changement climatique, tandis qu'il s'exprimait dans ses twitts de manière climato-sceptique. De même, lorsqu'il rencontre le président mexicain, il se montre très respectueux, avant de s'exprimer de manière très anti-mexicaine, le soir même, face à ses militants. Pour certains journalistes, un tel comportement s'apparente à une forme d'immaturité émotionnelle consistant à faire plaisir à son auditoire et qui expliquerait la versatilité de son positionnement.

Donald Trump ne se veut pas non plus un micro-manager. Il a peu d'intérêts pour les longs exposés, il ne lit pas et accorde quelques minutes à ses conseillers. Il souhaite laisser la place à ses collaborateurs - c'est d'ailleurs la raison pour laquelle son équipe revêt une importance capitale - et ne devrait pas se pencher sur le détail des dossiers. Il devrait plutôt se comporter comme un président de conseil d'administration se prononçant sur la stratégie globale et non sur les tactiques.

Cependant, à l'aune des idées développées lors de sa campagne, des personnalités qu'il a incluses dans son équipe et des propos tenus depuis son élection, il est possible de dégager les idées fixes qui structurent la vision du monde de Donald Trump. Cette vision est d'inspiration jacksonienne, soit non-interventionniste, sauf en cas de provocation auquel cas le président serait prêt à utiliser toute la force nécessaire pour défendre l'Amérique, unilatéraliste et nationaliste. Il déploie ainsi un grand scepticisme vis-à-vis des alliés et des alliances qui, selon lui, désavantagent les Etats-Unis dans la compétition mondiale, en particulier avec les Asiatiques et les Européens qui devraient payer davantage pour leur propre sécurité. Il considère, de manière plus générale, que l'Amérique n'a plus vocation à être le gendarme du monde et à payer pour la sécurité collective laquelle, en favorisant le commerce mondial, bénéficie à ses concurrents commerciaux comme les Chinois. Il est également hostile à l'immigration et aux réfugiés, ce qui concerne directement ses relations avec le Mexique.

Donald Trump fait également montre d'un grand scepticisme à l'égard des accords de libre-échange, et plus généralement de la mondialisation. Sa base électorale reste composée par les Américains qui ont subi les effets de la désindustrialisation induite par la mondialisation multi-culturaliste. Il prétend ainsi protéger la classe populaire américaine qui a été victime de la transition économique, ainsi que de la financiarisation de l'économie. Sa vision du commerce international est ainsi protectionniste et territoriale.

La lutte antiterroriste est également une priorité pour Donald Trump, impliquant le refus complet d'envoi de troupes au sol ou encore de programmes de « Nation Building ». Encore une fois, c'est là une position de départ, et il faudra voir si les circonstances ne vont pas le forcer à changer, car le président nouvellement élu promet de protéger les Américains avec toute la force possible. Il y a manifestement chez Donald Trump une attirance vers les régimes autoritaires, comme la Russie. D'ailleurs, son soutien a été continu, tout au long de la campagne et s'est poursuivi depuis son élection.

Donald Trump promeut ainsi l'abandon de la défense de l'ordre libéral international organisé par les Etats-Unis depuis la fin de la Seconde guerre mondiale autour des grandes organisations multilatérales, que ce soit l'ONU ou les institutions de Bretton-Woods. Donald Trump promeut quant à lui le retour à un jeu des puissances où l'Amérique procède à une défense stricte de ses intérêts, dans un monde multipolaire où il utilise finalement les mêmes stratégies et les mêmes tactiques que les autres Etats. Il ne manifeste plus d'intérêt pour la défense des normes libérales démocratiques et des droits de l'homme, consacrant la fin de la perception de l'Amérique comme un hégémon bienveillant dans le monde. Telle est la distinction entre la vision impériale défendue par Hillary Clinton et la conception nationale de Donald Trump. Tel est le cadre dans lequel la nouvelle politique étrangère devrait se déployer.

Comment les autres parties prenantes vont-elles se comporter ? Que va faire le Congrès dans une telle situation ? Donald Trump est en position de force et le Parti républicain est son obligé puisque, grâce à lui, il est redevenu majoritaire au Congrès. En gagnant la Maison blanche, Donald Trump pourra rééquilibrer la composition de la Cour suprême en faveur des Républicains. Le Parti républicain a ainsi les pleins pouvoirs grâce au nouveau président et on ne peut anticiper une opposition féroce du Congrès à son encontre. En revanche, parmi les Sénateurs, certaines tendances divergentes en matière de politique étrangère se font jour, soit entre les conceptions nationalistes, isolationnistes et interventionnistes ou au sujet de questions, comme la Russie où certains Sénateurs, comme John McCain ou Lyndsey Graham, qui viennent d'être réélus pour un mandat plus long que celui du Président des Etats-Unis et pourront, de ce fait, défendre une vision très critique de la politique étrangère. Le contre-pouvoir du Congrès demeure limité au contrôle budgétaire et à l'expression médiatique. Il reste ainsi beaucoup d'espace au Président américain en termes de discours et de posture internationale.

Comment vont se comporter les autres acteurs internationaux ? N'oublions pas que l'élection de Donald Trump s'est avérée une surprise pour nombre d'Etats qui pariaient sur l'élection de Hillary Clinton. Cependant, la Russie, la Chine, l'Inde, l'Egypte ou encore Israël, la Turquie ou la Hongrie se sont réjouies de son élection, du fait du rejet de l'interventionnisme libéral qu'elle induisait. D'un autre côté, les alliés, comme les Australiens, les Japonais, les Européens, ne comprennent pas forcément le fonctionnement de Donald Trump et comprennent que la remise en cause de l'ordre international plutôt multilatéral et droit-de-l'hommiste ne va pas dans le sens de leur vision des relations internationales.

Ainsi, les acteurs internationaux ont déjà commencé à se positionner et l'élection de Donald Trump s'apparente à une prophétie auto-réalisatrice, à l'instar du Brexit de 2016, puisqu'elle induit déjà un certain nombre de conséquences, avant même sa prise de pouvoir. Divers types de rééquilibrage se sont ainsi opérés : les rivaux de l'Amérique vont-ils accepter le principe d'un rapprochement ? On parle beaucoup de la main tendue de Donald Trump vers la Russie ; encore faut-il que Vladimir Poutine la saisisse. Ces Etats vont peut-être tester les limites de son non-interventionnisme et avancer leurs intérêts lorsque ceux des Américains reculent. Pour preuve, la Chine a déjà remis en avant son Accord de partenariat économique régional intégral (RCEP), offre alternative au Partenariat Trans-Pacifique (TPP) que Donald Trump a promis d'abandonner. De la même manière, les Alliés sont tentés soit de donner des gages, afin de montrer leur bonne volonté, soit de prendre leur distance et de diversifier leur partenariat. Le Mexique et le Canada ont déjà exprimé, à plusieurs reprises, leur souhait de rediscuter l'ALENA ; les Japonais se sont exprimés sur le TPP tandis que nombre d'Européens ont plaidé, dans le même temps, pour le renforcement des capacités européennes de défense dans le cas où les garanties de sécurité américaines ne s'appliqueraient plus. De son côté, Israël parie beaucoup sur l'arrivée de Donald Trump dans cette compétition qui s'est jouée, ces derniers mois, entre l'Administration Obama et Benjamin Netanyahu. Divers rééquilibrages sont ainsi en cours.

Pour conclure, j'évoquerai divers scenarii pour mieux envisager la prochaine politique étrangère conduite par Donald Trump. Un premier scénario, hautement improbable du fait du contrôle du Congrès par le Parti républicain, serait celui de l'Impeachment selon lequel le président nouvellement élu ne serait pas investi. De fait, les révélations de cette nuit pourraient fournir des premiers éléments de réponse à la question de savoir pourquoi Donald Trump, depuis le début de sa campagne, est demeuré d'un avis constant sur la question russe, en dépit de ses contradictions et de ses revirements. Sommes-nous au début de révélations dans ce domaine ? Il est beaucoup trop tôt pour le dire.

Un second scénario, qui reposerait sur la relative digestion de Donald Trump par le système, doit également être écarté. Dans ce cadre, le président se désintéresserait totalement des affaires internationales et laisserait le Parti républicain conduire sa politique étrangère. Donald Trump a cependant démontré dans les derniers mois qu'il entendait demeurer actif dans ce domaine.

Seuls deux scénarii crédibles peuvent ainsi être envisagés. Le premier serait celui du « chaos » où les États-Unis seraient inconstants, agressifs et donc dangereux, avivant de nombreux risques de dérapages. Le président Trump ne ferait pas émerger de ligne claire en politique étrangère et ne serait pas en mesure de gérer les conflits entre les différentes agences gouvernementales. L'illisibilité des choix présidentiels et un Congrès qui s'oppose et obstrue laisseraient les Etats-Unis soit sur la touche des grands enjeux internationaux, soit face à des choix militaires un peu drastiques, sur la base de décisions impulsives du président.

Le second serait plus en phase avec la doctrine de Donald Trump et concernerait le jeu des puissances. Un tel scénario garantirait la réaffirmation de l'Amérique qui défendrait ses intérêts au sens strict et consisterait en un monde de sphères d'influence avec l'Amérique comme « primus inter pares » qui ne se mobilise plus pour défendre les normes libérales, mais utiliserait les mêmes moyens que les autres États pour défendre ses intérêts stricts, comme le protectionnisme économique et la lutte anti-terroriste. L'hégémonie américaine viserait ainsi à maximiser ses intérêts directs et de court terme, au risque d'affaiblir, de manière générale, le système international.

Ces deux scenarii n'augurent rien de bon pour la France et l'Europe. Comme l'écrivait Justin Vaisse, il s'agit d'un monde de puissances carnivores dans lequel l'Europe demeure une puissance herbivore qui éprouvera des difficultés à défendre ses intérêts. La question va se poser de savoir si l'Europe sera présente pour démontrer son utilité ou si elle devient une cible des relations internationales, du fait de sa passivité.

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