Intervention de Maya Kandel

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 11 janvier 2017 à 10h05
Politique étrangère américaine de l'administration trump — Audition conjointe de Mme Célia Belin chercheuse au centre d'analyse de prévision et de stratégie du ministère des affaires étrangères et au centre thucydide paris 2 et de Mme Maya Kandel chercheuse associée à l'institut du monde anglophone de l'université sorbonne nouvelle paris 3 ancienne responsable du programme etats-unis de l'institut de recherche stratégique de l'ecole militaire

Maya Kandel :

Je vous remercie de nous auditionner à nouveau. Ma présentation s'articulera en trois points. D'une part, je rappellerai certaines certitudes et les priorités très concrètes, en matière de défense, que nous connaissons aujourd'hui. D'autre part, je présenterai les hypothèses quant au processus de décision en politique étrangère et défense. Enfin, je reviendrai sur les principales nominations de l'Administration Trump, dans les domaines des affaires étrangères et de la défense.

S'il faut résumer la doctrine Trump, c'est sans doute le slogan « America First », l'Amérique d'abord, qui convient le mieux, même s'il ne dit pas grand-chose de concret. Mais il rappelle une constante dans les positions de Donald Trump : une vision du déclin américain comme une conséquence de la politique étrangère des États-Unis. Cela pourrait conduire à une redéfinition plus étroite des intérêts américains, remettant en cause le rôle des États-Unis comme garant de l'ordre international qu'ils ont construit après 1945. En effet, Donald Trump part du principe que cet ordre n'est plus aujourd'hui favorable aux intérêts américains. Sur les priorités en matière de défense, rappelons qu'un mémo défense de l'équipe de transition, qui a fait l'objet d'une fuite à la presse en décembre dernier, précisait trois priorités : la première, la lutte contre le groupe État Islamique, sans plus de précision - alors que Donald Trump a promis à la fois d'anéantir l'EI mais sans envoyer davantage de soldats américains sur le terrain - ; la deuxième, l'augmentation du budget du Pentagone qui avait été stoppée durant la présidence Obama ; enfin, le domaine du cyber constituait la troisième priorité. Par ailleurs, ce document mentionnait une demande de briefings spécifiques sur la Chine et la Corée du Nord.

Pour mémoire, la transition a d'ores et déjà commencé avec le processus de confirmation des nominations par le Sénat débuté le mardi 10 janvier avec trois auditions - et non six comme initialement prévues pour répondre aux souhaits des sénateurs d'y participer plus nombreux - et la première conférence de presse du nouveau président. Ces auditions concernent plusieurs centaines de postes sur les 4.000 nominations à la discrétion du nouveau président, alors que la bureaucratie fédérale représente plus de 4 millions de personnes.

Je voulais rappeler quelques certitudes concernant la Présidence de Donald Trump. La première certitude est que nous sommes bel et bien dans une ère d'incertitude. Sur « Trump président », on est passé de « c'est impossible » à « c'est la fin du monde » puis à « ça ira, il y a des contre-pouvoirs et Trump va s'assagir ». Sur les contre-pouvoirs, la présidence Trump est déjà un vrai test. Sur l'assagissement de Donald Trump, rien n'est moins sûr et sans tomber dans le catastrophisme ou les comparaisons hasardeuses avec des dictateurs du passé, il ne faut pas se voiler la face sur le changement radical que pourrait constituer cette nouvelle présidence, en particulier pour la politique étrangère. Il faut cependant rappeler que la remise en cause du consensus dominant internationaliste, entamée déjà sous Obama avec son relatif désengagement, trouve un écho favorable dans l'opinion américaine, comme en témoigne le succès aux primaires de 2016 non seulement de Donald Trump mais aussi de Bernie Sanders à gauche, qui avait des positions anti-interventionnistes et de Ted Cruz à droite, qui avait d'ailleurs utilisé le slogan « America First » avant Trump. Ce mouvement n'est donc pas seulement le fait de Donald Trump lui-même, mais se reflète dans l'opinion publique américaine lorsqu'elle s'intéresse à la politique étrangère.

Autre certitude : nous entrons dans une ère plus chaotique et Donald Trump sera l'une des forces déstabilisatrices permanentes, surtout s'il poursuit son usage de Twitter, ce qui est tout à fait inédit. Jamais une présidence américaine n'a utilisé ce réseau social à ce point. D'ailleurs, la Corée du Sud vient de créer un nouveau poste au sein de son ministère des affaires étrangères pour suivre spécifiquement le fil Twitter de Donald Trump. Tous les hommes politiques américains aujourd'hui, en particulier les républicains, ont peur de s'opposer ouvertement à lui par crainte de son armée de trolls et leurs relais médiatiques, dont des sites de désinformation notoires. Le fil Twitter de Donald Trump ne grandit ni l'institution présidentielle ni les États-Unis. Enfin, le nouveau président se veut pragmatique. Ses déclarations contradictoires sur de multiples sujets en témoignent. Mais il a dans son entourage proche, y compris comme conseiller à la Maison Blanche, des idéologues. Mais alors, dans quelle mesure ce nouveau président va-t-il diriger, et sur quels sujets va-t-il déléguer, et ce, à qui ?

J'en viens ainsi au processus de décision pour la politique étrangère de la Présidence de Donald Trump. J'ai évoqué la taille de la bureaucratie fédérale, mais il faut également rappeler qu'il existe une forte polysynodie au sein de la Maison Blanche, comme le conseil de sécurité nationale, moins restreint il est vrai depuis la Présidence Obama. Il existe encore un conseil de l'économie nationale ainsi qu'un conseil des affaires intérieures, sans compter divers représentants spéciaux et bien sûr les départements classiques. Dans le passé, il y a eu divers cas de figure sur la prise de décision en politique étrangère, entre la Maison Blanche « micromanagée » à la Obama, l'éminence grise influente - à l'instar de Kissinger sous Nixon -, les responsabilités déléguées au « Chief of staff », l'équivalent du Secrétaire général de l'Elysée durant la présidence de Ronald Reagan, ou encore le vice-président surpuissant, comme Dick Cheney sous la Présidence de Georges Bush Jr.

Sous la présidence de Donald Trump, au vu de son expérience professionnelle, on peut imaginer un fonctionnement de type holding calqué sur le fonctionnement de son empire commercial, avec un président qui s'occupe de la marque et du message mais délègue à des managers la gestion au jour le jour. La question est alors : à qui va-t-il déléguer, et donc qui va vraiment diriger ?

Au vu du passé, on peut imaginer plusieurs scénarii, qui ne s'excluent pas nécessairement : celui de l'éminence grise élaborant la stratégie ; comme Steve Bannon sur lequel je reviendrai dans quelques instants ; un comité restreint, incluant sa famille et en particulier son gendre, Jared Kushner, qui vient d'être nommé conseiller à la Maison Blanche. On peut également imaginer aussi une certaine autonomie des chefs de département, en particulier à la Défense si James Mattis est confirmé ; Mike Pence, le vice-président élu, de son côté, se concentrant sur les relations avec le Congrès.

Enfin, j'évoquerai les personnalités qui ont été nommées, sous réserve de leur probable confirmation par le Sénat. Je commencerai ainsi par évoquer deux personnalités dont la nomination n'a pas à être confirmée, à savoir Steve Bannon et Michael Flynn.

Ainsi, Steve Bannon a été désigné comme conseiller stratégique à la Maison Blanche peu de temps après l'élection de M. Donald Trump. Âgé de 62 ans, il a servi dans la Marine américaine, est diplômé de la Harvard Business School, et a travaillé ensuite chez Goldman Sachs. En 2008, fasciné par Sarah Palin, il se rapproche de la politique et reprend le magazine en ligne Breitbart News lu par tous les républicains et l'oriente en soutien aux politiciens anti-systèmes. Il fait de Breitbart News le relai des préoccupations sur l'immigration et surtout du mouvement Alt-right (alternative right) dont il veut faire le coeur du parti républicain, autour d'un mot d'ordre : la restauration de la culture et du pouvoir blanc et chrétien.

C'est un idéologue qui considère que le monde judéo-chrétien est engagé dans une lutte à mort contre l'Islam, qu'il considère comme une idéologie politique globale. Cette vision explique le tropisme pro-russe largement partagé dans l'entourage proche de Donald Trump, même si un tel positionnement repose sur des motivations plus complexes qu'il n'y paraît, puisqu'on voit mal ce que la Russie pourrait apporter aux États-Unis en matière de géopolitique. Certains observateurs font état des conditions dans lesquelles, après les faillites des années 1990, il aurait pu reconstruire son empire financier et que c'est à partir de cette période qu'il aurait refusé de rendre publiques ses déclarations fiscales et le détail de ses revenus. Steven Bannon, tout comme Rex Tillerson, futur Secrétaire d'État, considère la Chine comme une menace bien plus sérieuse que la Russie. Une telle stratégie n'est pas sans rappeler en miroir celle déployée, au début des années 70, par Richard Nixon, de rapprochement avec Pékin pour prendre Moscou à revers. Pour certains, l'Administration Trump pourrait même faire aboutir le pivot d'Obama. Certes, des propos contradictoires ont été tenus, mais on peut imaginer une attitude plus dure vis-à-vis de la Chine, sur les questions commerciales, comme l'indique la nomination de Robert Lighthizer au poste de représentant pour les négociations commerciales. En effet, cet ancien de l'administration Reagan partage les positions anti-libre-échange de Donald Trump et avait, en son temps, amorcé une guerre commerciale avec le Japon. En outre, l'administration Trump pourrait également poursuivre le rapprochement avec Taiwan et contribuer, fort de l'augmentation du budget de la défense, au renforcement de la force militaire américaine en Asie Pacifique ; ce que, du reste les militaires du commandement militaire américain du Pacifique réclament depuis longtemps.

J'en viens à présent à Michael Flynn qui vient d'être nommé conseiller à la Sécurité Nationale. Michael Flynn est un général iconoclaste, connu pour son franc-parler. Le plus important fait d'arme de sa carrière militaire est d'avoir transformé JSOC, le commandement opérationnel des forces spéciales américaines, pour en faire l'acteur central du contre-terrorisme américain, aux côtés du général McChrystal, mentor et autre catholique irlandais. On parle d'ailleurs d'une « Irish mafia » du Pentagone. Nommé en 2012 à la tête de la Defense Intelligence Agency, l'agence de renseignement du Pentagone, il en a été écarté après dix-huit mois, au lieu de trois ans, en raison de problèmes de management mais aussi pour ses prises de position discutables sur plusieurs sujets. Il en a gardé une sérieuse rancune contre l'Administration Obama qui l'a mené vers Donald Trump. Il est également l'auteur d'un livre avec Michael Ledeen, néoconservateur notoire, dont le coeur est une croisade contre l'Islam. Michael Flynn est enfin connu pour son activisme sur Twitter, où il relaie désinformation, théories conspirationnistes et propos racistes. Il convient également de noter un conflit qui semble déjà l'opposer au Général James Mattis, qui est également un général, mais plus gradé que lui. Si le Général Mattis pouvait s'imposer, il pourrait tenir un poste analogue à celui occupé par le Général James Jones, premier conseiller à la Sécurité nationale d'Obama, qui avait peu de pouvoir et était parti rapidement.

Enfin, le poste de Secrétaire d'Etat devrait revenir à Rex Tillerson. Celui-ci a été formé par deux institutions : ExxonMobil, où il a fait toute sa carrière, et les Boy Scouts, où il a passé son enfance. Exxon demeure une entreprise très fermée, qui fonctionne sur la promotion interne de ses cadres dirigeants. Rex Tillerson a une réputation d'intégrité, mais c'est par ailleurs un proche de Poutine, qu'il a dû approcher pour négocier de juteux contrats en Russie. D'ailleurs, un article du New York Times révèle que l'ambassade américaine à Moscou avait une liste informelle des Américains puissants à Moscou en contact direct avec Poutine, dont les trois premiers membres étaient Henry Kissinger, Steven Seagal, et Rex Tillerson.

Donald Trump veut donc donner le département d'Etat à un homme dont toute l'expérience professionnelle a consisté à diriger une multinationale qui était un quasi-État. Ainsi, il connaît la situation internationale et les défis géopolitiques ; en revanche, saura-t-il se détacher de son expérience à la tête d'une entreprise et se transformer en homme d'État ? Peut-être en a-t-il l'ambition après tout. Sur sa confirmation, si certains sénateurs ont exprimé des réticences, comme John McCain et Marco Rubio, sa candidature n'a pas, en revanche, suscité d'opposition frontale.

Enfin, j'évoquerai la personnalité pressentie comme Secrétaire à la défense : le général James Mattis, surnommé « Mad Dog » Mattis, laquelle, en dépit de sa réputation et de son surnom, a été accueillie avec soulagement et considérée comme une influence modératrice sur l'équipe de Donald Trump. Légende dans le Corps des Marines, Mattis a une réputation de moine-soldat cultivé, grand lecteur qui aurait toujours sur lui un exemplaire des Méditations de Marc-Aurèle. Sa vision du monde est forcément liée à son expérience des guerres américaines des dernières décennies au Moyen-Orient, notamment comme commandant de CENTCOM, donc comme responsable des forces armées américaines dans tout le Moyen-Orient. Plutôt proche du consensus jusqu'ici dominant dans la politique étrangère, il est considéré comme favorable aux alliés traditionnels des États-Unis, notamment les États arabes sunnites, ce qui explique aussi son antagonisme vis-à-vis de l'Iran. Méfiant à l'égard des guerres idéologiques et de l'idéalisme en politique étrangère, il est très attaché à l'indépendance des pays baltes et plutôt méfiant vis-à-vis de la Russie et fermement pro-OTAN. Il a proposé en vain, à Michèle Flournoy, ancienne secrétaire pressentie à la Défense en cas de victoire de Hillary Clinton, le poste de secrétaire-adjoint à la Défense, indiquant une volonté de compromis. Ce serait finalement l'actuel secrétaire-adjoint, Bob Work, qui conserverait son poste, au moins quelques mois, pour garantir une forme de continuité au Pentagone, dans la conduite des guerres en cours.

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