Intervention de Pierre-Yves Collombat

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 15 décembre 2016 : 1ère réunion
Présentation de l'étude sur « l'avenir et les risques du système financier et bancaire » par pierre-yves collombat

Photo de Pierre-Yves CollombatPierre-Yves Collombat, rapporteur :

Mes chers collègues, l'objectif initial de cet exercice était d'évaluer, après dix ans d'une crise qui n'en finit pas de s'éterniser, la probabilité de réédition d'un krach financier. À peine me réjouissais-je de l'acceptation de ce sujet par notre délégation que je mesurais combien j'avais été présomptueux. Loin de moi l'idée d'endosser le rôle de la Pythie. Quand bien même aurais-je analysé en détail tous les paramètres du problème, rien ne garantissait que, de ce diagnostic, il en résulterait la vérité révélée sur la survenance d'un nouveau krach financier.

Comme l'a fait remarquer, au cours de son audition, Henri Sterdyniak, directeur du pôle Économie de la mondialisation à l'OFCE, notre situation est « une instabilité stable qui n'a aucune rationalité. Elle est insoutenable et, paradoxalement, le système tient bon ». Rien à voir, donc, avec les sciences naturelles : nous ne pouvons pas inférer de la réédition des situations des conclusions absolument certaines. Le devenir du système financier n'est pas analysable indépendamment de son contexte économique, politique et social. Dans quelles conditions ce système s'est-il installé, avec quelles caractéristiques et pour quel avenir ? Confronté à l'ampleur et à la complexité du sujet à explorer, j'ai donc adopté une formule mixte, avec l'accord de notre président : je vous présenterai d'abord globalement le sujet, afin d'obtenir votre accord sur la manière de poser le problème. Si vous l'approuvez, nous pourrions transformer cette étude en un rapport qui sera examiné lors d'une prochaine séance, au cours de laquelle nous aurions l'occasion d'approfondir tel ou tel point.

Un PowerPoint est projeté.

Je me propose, pour vous mettre en appétit, de vous présenter le programme sous la forme d'un menu et, à titre d'amuse-bouche, je commencerai par la mécanique des crises.

Il n'est pas inutile de rappeler que l'économie est alimentée par la consommation et par l'investissement selon deux circuits financiers : les marchés financiers, qui assurent le recyclage de l'épargne, et le système bancaire, qui, on l'oublie trop souvent, fabrique de la monnaie en transformant des dettes à court terme - dépôts et prêts des autres banques - en prêts à long terme.

Les banques fonctionnent selon un système qui doit être en équilibre, dans lequel l'actif est censé équilibrer le passif. Le passif, c'est tout ce que doit la banque : des emprunts, des dépôts de la clientèle, des fonds des actionnaires, essentiellement. Tandis qu'à l'actif est comptabilisé tout ce qui rapporte à la banque : des titres, des crédits à la clientèle, etc. J'attire votre attention sur la question des fonds propres, lesquels sont de plus en plus réduits. Au début du XIXe siècle, les banques détenaient, en moyenne, 50 % de fonds propres ; ceux-ci ne s'élevaient plus qu'à environ 2 % avant la crise de 2008. À la suite des accords de Bâle III, que d'aucuns considèrent comme une grande victoire, on peut espérer voir ce taux remonter et atteindre péniblement 5 %. Ne disposer que de 2 % de fonds propres comporte le risque majeur pour une banque qu'une défaillance à hauteur de 2 % de son portefeuille de titres est susceptible de la mettre en faillite. C'est un dispositif fragile, mais qui fonctionne comme un vélo : tant qu'il roule, il continue d'avancer... Dans un bilan bancaire, on trouve aussi ce mystérieux « hors-bilan », où figurent notamment les fameux CDS, les credit default swaps : ce sont des couvertures de défaillance, des assurances accordées par les grosses banques à d'autres entités, dont le volume a tellement augmenté depuis quelques années qu'on en ignore le montant. Comme toutes les banques sont de fait interconnectées, la chute de l'une peut entraîner celle de l'autre et le château de cartes risque de s'écrouler.

C'est ici que je fais intervenir la spéculation. La spéculation est vieille comme le monde. Voici la vision qu'en avait John Maynard Keynes, exprimée dans son ouvrage Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie, publié en 1936 : « Les spéculateurs peuvent être aussi inoffensifs que des bulles d'air dans un courant régulier d'entreprise. Mais la situation devient sérieuse lorsque l'entreprise n'est plus qu'une bulle d'air dans le tourbillon spéculatif. » Autrement dit, tant que la spéculation se limite à jouer l'argent des spéculateurs et sur des montants peu élevés, elle sert l'intérêt de la machine. Mais à partir du moment où la spéculation devient une fonction majeure des marchés financiers, cela devient problématique. Keynes ajoutait ceci : « Lorsque dans un pays le développement du capital devient le sous-produit de l'activité d'un casino, il risque de s'accomplir en des conditions défectueuses. »

Voyez dans quelles proportions a baissé la durée moyenne de détention d'une action depuis 1975. Les investisseurs financent l'économie sur le long terme, alors que les spéculateurs recherchent la liquidité, afin de pouvoir vendre leurs titres quand ils le veulent et comme ils l'entendent.

La spéculation peut être fabriquée par des prêts bancaires : on spécule avec l'argent fabriqué, grâce aux dépôts bancaires. C'est alors que les grandes banques, pouvant se prévaloir de leur propre turpitude, sont intouchables : en cas de catastrophe, les États ne manquent pas d'intervenir pour les sauver de la banqueroute, car elles sont trop grosses pour faire faillite, conformément au principe « too big to fail ». Cette certitude leur donne un bonus compétitif et bien plus d'assurance, les poussant à prendre des risques supplémentaires : plus un titre est risqué, plus il rapporte.

Comment fabrique-t-on une crise systémique ? Elle commence par une crise de liquidité. Parfois, elle se termine par une crise de solvabilité, puis, le cas échéant, faute de recapitalisation, par la fermeture de la banque. La crise de liquidité est réparable en actionnant la « pompe à phynance », selon la graphie du père Ubu. Revenons-en au fameux bilan bancaire et à ce qui s'est passé en 2008. Les autres banques ayant du mal à liquider les titres douteux à leur actif, elles ont cessé de se prêter entre elles et fermé leurs portes. C'est là que les banquiers centraux sont intervenus : la Réserve fédérale des États-Unis - la Fed -, d'abord, massivement, puis l'Europe. Grâce à l'injection de liquidités, le système interbancaire s'est remis à fonctionner. La crise est comme une thrombose : il faut éliminer le caillot, soit en utilisant un anticoagulant, soit par une solution définitive, l'État et les banques centrales réinjectant des fonds propres.

Une crise peut concerner un ou plusieurs établissements. La crise commence sous une forme bancaire, s'étendant aux compagnies d'assurance ; elle devient économique puis sociale, avec la montée du chômage, et elle peut devenir politique. On parle alors de crise systémique.

Après cette mise en bouche, j'en viens à l'entrée : « Dix ans de crises, chroniques des événements. »

Il faut bien avoir à l'esprit que l'ampleur de cette crise n'a pas été prévue. On connaissait pourtant une quinzaine de crises depuis 1971. Or, personne n'a rien vu venir. Mme Lagarde, tout juste nommée ministre des finances, déclarait en juillet 2007 : « L'avenir est devant nous. Il y a eu une Belle Époque ? Préparons-en de sublimes ! » Elle n'était pas la seule dans ce cas. Un article du célèbre économiste Daniel Cohen dans Le Monde titrait « La crise de 1929 n'aura pas lieu. » Christian Noyer, gouverneur de la Banque de France, avouait honnêtement : « Je pensais qu'après l'été la crise américaine serait digérée. Et puis, la faillite de Lehman Brothers a tout changé... » Jean-Michel Naulot, ancien banquier, ancien membre du collège de l'Autorité des marchés financiers, que la délégation a auditionné en séance plénière, faisait remarquer : « Le VIX, qui est l'indice de volatilité du marché financier américain, reflète le niveau de stress des investisseurs. Au mois de juin 2007, c'est-à-dire deux mois avant ce fameux 9 août 2007 qui marqua le début de la crise systémique [...], cet indice se situait à son plus bas historique, c'est-à-dire un peu au-dessous de son niveau actuel. Un an plus tard, il sera à son plus haut. À l'évidence, les marchés ne jouaient plus leur rôle d'anticipation des risques. »

À partir de 2007, nous avons non pas une seule crise mais un chapelet de crises se succédant, nées d'une spéculation immobilière généralisée, qui, avec le système des prêts hypothécaires rechargeables - dès que la valeur du bien augmente, l'emprunteur peut obtenir une « rallonge » de son prêt -, s'est transformée en prêts à la consommation. Cette crise n'est pas uniquement le fait des États-Unis ; ce serait trop facile !

La crise spéculative européenne a pour origine un afflux de capitaux des pays du nord de l'Europe et de Grande-Bretagne, puis une crise immobilière en Irlande et dans le sud de l'Europe. Enfin, et on l'oublie souvent, la grande période de spéculation en Europe de l'Est, après la fin de l'URSS, a favorisé l'apport de capitaux. Ces pays découvraient la joie du capitalisme triomphant en empruntant à gogo. Mais lorsque la courbe s'inverse, les effets sont calamiteux. La crise américaine - immobilière, bancaire, assurancielle et économique - a aussi eu un impact important en Europe. La crise des subprimes en fait partie : non contents de vendre des prêts hypothécaires aux riches, des petits malins en ont vendu aux pauvres, plus nombreux, qui payaient des taux d'intérêt plus élevés, et les banques disposaient d'une bonne assurance... Ces prêts ont été titrisés, revendus, regroupés par paquets, recoupés, de nouveau vendus, puis labellisés par des agences. Ainsi, des bouts de titres se promenaient dans le monde entier, avec deux avantages : ils rapportaient plus que les autres et on ne savait pas ce qu'il y avait dedans... Mais derrière, c'était le pauvre type du fin fond des États-Unis qui devait payer... Le film The Big Short : le casse du siècle explique comment cela a pris cette tournure, notamment grâce aux CDS. Ces produits financiers dérivés sont en général l'assurance qu'on vous rachète vos titres à telle date et à tel coût, sachant que vous achetez des titres à des prix légèrement inférieurs au marché. Les spéculateurs avaient commencé à voir les défaillances croître. Ils ont anticipé le mouvement et pris de nombreuses garanties. Le moment venu, ils ont pu vendre 90 dollars des titres qui en valaient initialement 95 mais que eux avaient en réalité acheté 10 dollars à crédit, du fait de l'effondrement des cours.

La crise s'est propagée non seulement par ceux qui possédaient les titres, mais aussi par les banques qui possédaient les CDS censés garantir les titres. Constatez le bazar ! On ne savait plus ce qu'il y avait dans le bilan ou dans le hors-bilan des banques. Le feu couvait sous la cendre jusqu'au début de l'année 2008, qui a vu les systèmes bancaires des différents pays européens touchés les uns après les autres. Les pays concernés sont ceux qui ont possédé le plus de subprimes comme le Royaume-Uni et l'Italie ; la France en avait peu. Les pays de la zone euro ont tardé à réagir, il a fallu attendre en octobre 2008 un plan d'action avec intervention de la BCE dans chaque pays, avec des garanties et une recapitalisation. C'est en France que cela s'est le mieux passé. Au contraire, les Britanniques ont le plus souffert, avec une intervention massive à hauteur quasiment d'un quart de leur PIB. Cela explique leur allant, désormais, pour davantage de régulation, car ils sont passés près de la catastrophe.

L'Europe a connu une particularité : la crise de la zone euro, avec notamment la fameuse crise grecque, sur fond de risque d'extension à toute l'Europe. Elle naît d'une accumulation de créances douteuses dans des banques étrangères en Grèce, devenue une crise des dettes souveraines : les créances douteuses ont été transférées à l'État grec, qui a été aidé à payer ses créances. L'État grec s'est alors retrouvé débiteur envers le FMI, la BCE et d'autres États européens. Résultat, on a transformé des dettes envers les banques locales en dettes de l'État grec envers les autres États européens via des prêts bilatéraux et le Fonds social européen (FSE), la BCE et le FMI. Pourquoi ? Mario Draghi n'était pas encore là et, à la différence des États-Unis, la BCE n'a pas pu intervenir directement. Or une défaillance de la Grèce risquait de se transformer en crise de la zone euro avec une possible sortie de la Grèce du système. Nous avons été pénalisés très largement par ce que j'appelle cette « crise dans la crise ».

La dette grecque a été une « tragédie européenne », pour reprendre le titre du livre de James Galbraith. La dette grecque atteignait 312 milliards d'euros au début de 2015, avec des effets importants sur la politique et l'économie du pays : le PIB y a chuté de 22 % en cinq ans, et la dette publique a crû dans le même temps. Le FMI a reconnu, un peu tardivement, qu'il s'était trompé sur le calcul du coefficient multiplicateur. Il pensait que les saignées imposées stabiliseraient l'endettement, au lieu de l'augmenter... Or l'économie n'est pas repartie. Cela a débouché sur une crise économique générale : voyez la chute de la croissance puis l'augmentation du chômage dans tous les pays européens. Les capacités de production américaine et européenne ont fortement baissé.

Après l'entrée, je passe au premier plat : « Quelles sont les raisons de la crise ? » La reine Élisabeth II demandait, faussement naïve, aux professeurs de la London School of Economics : « Comment a-t-on pu laisser s'installer un système financier aussi dangereux ? [...] Comment se fait-il que personne n'ait prévu [la crise] ? » Je tenterai de lui répondre.

Ce système financier s'est imposé tout seul, en réponse à la dénonciation des accords de Bretton Woods de 1944, qui liaient le dollar à l'or et rattachaient les autres monnaies au dollar, afin de stabiliser le système et d'éviter de répéter la crise de 1929. À l'époque, seuls les États-Unis étaient vraiment excédentaires. Pour des raisons géostratégiques, ils ont souhaité faire barrage à l'URSS et ont aidé à la reconstruction de l'Europe - par le biais du plan Marshall - et du Japon. Cela a fonctionné jusqu'en 1971, date du premier choc pétrolier, qui arrangeait les États-Unis, excédentaires en pétrole. Mais les États-Unis étaient devenus déficitaires car appelés à financer à la fois la guerre du Vietnam et le projet de « Grande Société » de Lyndon Johnson - du baume au coeur pour faire oublier la guerre... Nixon est revenu sur ces changements en instaurant un nouvel ordre mondial combinant quatre faces : géostratégique, idéologique, sociopolitique et une transformation du système financier.

Le dollar devient roi. Comme l'affirmait devant les Européens, John Bowden Connally, à l'époque secrétaire d'État au Trésor, le dollar, « c'est notre monnaie, mais c'est votre problème ». On aurait pu s'attendre à un effondrement du dollar ; or, il est resté une monnaie à statut particulier, la vraie monnaie de réserve. L'économie américaine a été le moteur du dispositif « [parce que les États-Unis sont] l'acheteur de premier recours, sur lequel tout le monde comptait », selon Yanis Varoufakis, ancien ministre des finances grec et auteur d'un ouvrage que je recommande : Le Minotaure planétaire. Ils achetaient à crédit car ils étaient la locomotive de l'économie ainsi que, de loin, la première puissance militaire du monde. Voyez la courbe concomitante de l'accroissement de la dette et du budget militaire... David Graeber, dans Dette : 5 000 ans d'histoire, rappelait que la capacité de réaction politique des États-Unis dans le monde était telle qu'un pays sous leur protection était tranquille. Le dollar est devenu la seule véritable monnaie de réserve, valeur refuge en cas de crise : en 2008, au maximum de la crise, l'argent étranger affluait aux États-Unis au lieu d'en fuir !

Ce système est une réponse au déséquilibre des échanges structurels, système de déséquilibres jumeaux à l'échelle internationale entre des pays structurellement déficitaires et des pays structurellement excédentaires, avec une relation Chine-États-Unis emblématique ; mais on pourrait penser aussi à l'Allemagne ou au Japon. Mme Wu Yi, vice-première ministre chinoise, déclarait en 2007 : « La Chine exporte vers l'Amérique tandis que ses investissements en titres obligataires américains aident les États-Unis à maîtriser leur inflation et leurs taux d'intérêt, encourageant ainsi chez eux une croissance accélérée et la création d'emplois. » Ainsi, les investissements étrangers de portefeuille aux États-Unis ont crû, tandis que la balance courante américaine s'effondrait : certains créent des dollars, d'autres placent les leurs aux États-Unis. Wall Street devient la machine à recycler les excédents des pays exportateurs et à financer les déficits américains. Les principaux pays excédentaires permanents sont les pays exportateurs de pétrole, avec 800 milliards de dollars, la Chine, l'Allemagne et le Japon, qui au total représentent plus de 80 % des excédents mondiaux. Les pays en déficit permanent, au premier rang desquels les États-Unis, sont, eux aussi, en nombre limité.

Deuxième aspect, la restauration libérale devient la nouvelle idéologie dominante. Avant la rupture, tout le monde était un peu keynésien. Désormais, chacun est peu libéral, même s'il y a de petites différences entre l'école de Chicago, la variante néolibérale autrichienne et les ordolibéraux allemands. Le credo libéral se caractérise par un anti-étatisme absolu, certes peu observable dans la réalité américaine. Reagan déclarait en 1981, au moment de son investiture : « L'État n'est pas la solution à notre problème ; l'État est le problème. » Toutefois, un an et demi après, il revenait à la planche à billets et à ses conséquences budgétaires. En France, ce credo libéral s'est traduit par les privatisations. L'économie est alors considérée comme un système de marchés concurrentiels, autorégulés par les prix, comme un système physique. On ne pourrait le limiter par diverses contraintes, alors que, selon les keynésiens, ce système est humain : il est nécessaire de réinjecter de l'argent lorsque la consommation ne suffit pas. Selon le principe de Jean-Baptiste Say, « l'offre crée la demande » : l'entreprise dépense salaires et investissements pour fabriquer des marchandises, ce qui permet d'acheter ce qu'on a produit. Sauf que certains en gardent dans leur poche, c'est la trappe à liquidité dont parle Keynes : le système ne tourne que sur une roue.

À cela s'ajoute le libre-échange. On l'observe en France : le capital public s'est réduit alors que le capital privé a fortement crû. Les outils du libre-échange sont la constitution de zones régionales de libre-échange, des traités, des négociations internationales via le Gatt - Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce - puis l'Organisation mondiale du commerce (OMC). On parle de mondialisation mais les trois quarts du trafic concernent un nombre limité de pays. Les deux tiers du trafic concernent essentiellement les multinationales : un tiers entre les transnationales, un tiers entre les filiales d'une même transnationale. Seul un tiers du trafic est réalisé par le commerce classique entre nations. Ainsi, « la mondialisation ne profite qu'aux multinationales », comme le rappelait le prix Nobel d'économie Maurice Allais. La globalisation est une notion applicable essentiellement au niveau financier, avec la constitution autour d'un oligopole d'une trentaine de très grands établissements d'un réseau mondial de banques interconnectées, ce qui explique la propagation des crises. Plus les échanges internationaux sont forts, plus les crises sont violentes.

On a assisté à une véritable montée en puissance d'une nouvelle lutte des classes. Deux citations me paraissent, de ce point de vue, significatives. Warren Buffet déclarait ainsi en 2005 : « C'est la lutte des classes. Ma classe est en train de la gagner. Elle ne devrait pas. » Tandis que, pour Denis Kessler, P-DG du groupe Scor, en 2007, il s'agissait de « sortir de 1945 et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ». Je vous conseille la lecture du livre La Révolte des élites, d'un historien américain, Christopher Lasch, qui écrivait : « Naguère, c'était la révolte des masses qui était considérée comme la menace contre l'ordre social et la tradition civilisatrice de la culture occidentale. De nos jours, cependant, la menace principale semble provenir de ceux qui sont au sommet de la hiérarchie sociale et non pas des masses. » On est en train de vivre l'inverse, avec une hausse des inégalités. La part des salaires dans la valeur ajoutée se réduit, et les inégalités de revenus augmentent fortement aux États-Unis. Plus l'augmentation est forte, plus elle provient des plus-values spéculatives.

L'explosion de l'endettement des ménages s'inscrit dans une logique de rupture avec le pacte fordiste et de développement de la politique de l'offre. Dans la mesure où l'endettement des ménages stimule l'économie, l'arrêt de la hausse des taux d'endettement a provoqué la crise, ainsi que le soulignait en 2009 Patrick Artus, économiste français, directeur de la recherche et des études de Natixis.

Le triomphe idéologique et politique du libéralisme s'accompagne d'une profonde transformation des systèmes bancaires qui avaient financé les Trente Glorieuses. La séparation entre banques d'affaires et banques commerciales laisse place à la mondialisation des échanges et à la dématérialisation des échanges financiers, avec le développement d'un ensemble de grandes banques qui jouent à la fois le rôle de banques et d'opérateurs de marché, une sorte de « centrale nucléaire », selon les mots de Jean-Michel Naulot. Une véritable industrie financière s'est greffée sur ce dispositif, avec la fabrication de produits dérivés, déconnectés de l'économie, qui sont devenus des « armes de destruction massive », pour reprendre l'expression de Warren Buffett. Les produits dérivés représentent 720 000 milliards de dollars, auxquels il faut ajouter 80 000 milliards de dollars qui passent par les marchés organisés, soit 800 000 milliards de dollars ou dix fois le PIB mondial.

À quoi sert réellement le marché financier ? John Bogle, fondateur du groupe financier Vanguard, fait remarquer que, s'il s'échange annuellement 32 000 milliards de dollars de titres à Wall Street, seulement 1 % de ces opérations bancaires sert à financer l'investissement. Selon Jézabel Couppey-Soubeiran, professeure de finances à l'université Paris I, « la part du crédit aux entreprises au bilan agrégé du secteur bancaire français s'élève à 10 %. La part du crédit aux PME à 5 %, alors que les banques sont censées aider les entreprises à se financer. On se demande ce qu'il en est des 95 % restants... ». Ce qui nous amène à la question de fond soulevée par Gunther Capelle-Blancard, professeur d'économie à l'université Paris I, lors de son audition : « Même s'il est difficile de les quantifier, on a légitimement l'idée qu'on a affaire à des activités presque parasitaires, qui se développent, au sens biologique du terme. Il n'y a pas de déconnexion : le parasite se nourrit de la bête, le développement du parasitaire n'a pas d'utilité, il n'y a pas de déconnexion, il y a même une symbiose entre eux. Si on coupe ce lien, le parasite meurt. »

Je continue de dérouler mon menu et j'en arrive au second plat : « Une crise qui n'en finit pas de finir. » Trois sortes d'interrogations surgissent. Le système financier est-il toujours aussi dangereux après dix ans de crises et de réformes ? Peut-on espérer sortir bientôt de la dépression économique provoquée par la crise ? La stabilité sociale et politique des démocraties est-elle assurée ?

Jean-Michel Naulot constate que la machine à crise financière est toujours là : « La finance mondiale est devenue une énorme centrale nucléaire bâtie en dehors de toutes normes de sécurité. Pour au moins trois raisons : l'interconnexion des opérations, la masse des capitaux, la dangerosité du combustible. » Et Jacques de Larosière, ancien directeur général du FMI et ancien gouverneur de la Banque de France, ajoute : « Les gouvernements ont démissionné face aux marchés financiers. »

Où trouver le carburant des crises sinon dans l'abondance de liquidités qui stimule la spéculation, les prises de risques et la mise en circulation de créances douteuses ? À cela s'ajoutent les fameuses politiques de quantitative easing ainsi que la forte baisse des taux directeurs.

Les risques de crise sont d'autant plus grands que les banques sont toujours aussi peu résilientes. Cette résilience dépend d'abord de l'importance de leurs capitaux propres et de la séparation entre l'activité des banques de dépôts et des banques d'affaires.

Aucune réforme n'a pu stabiliser le développement du risque car il y a toujours plus de liquidités, malgré une diminution de l'endettement privé. À partir de 2008, du fait des politiques de quantitative easing, le bilan des banques centrales a explosé, ces dernières ayant bénéficié d'un transfert de créances destiné à faire redémarrer la machine. L'évolution à la baisse des taux directeurs est significative puisque, pour la première fois dans l'histoire, ils ont atteint des valeurs négatives.

À l'usage, le traitement de la crise risque d'être aussi dangereux que la crise elle-même. Cette « médecine du diable » s'explique en cinq points : la formation d'une bulle sur les actions des entreprises aux États-Unis, la formation d'une bulle obligataire, les menaces qui s'ensuivent sur la fonction d'intermédiation de l'institution bancaire - les banques se financent traditionnellement sur la différence de taux entre taux à court terme et taux à long terme ; les taux étant actuellement très bas, elles ne trouvent plus à se financer -, mais aussi sur l'assurance vie, et la fuite en avant dans la prise de risques. Patrick Artus anticipe : « Si la bulle obligataire éclatait après avoir duré des années, ce serait cataclysmique. » Et Jean-Michel Naulot de rappeler le principe libéral selon lequel, « quand l'argent ne coûte rien, on ne peut faire que des bêtises ».

L'oligopole bancaire est toujours « trop gros pour faire faillite » et toujours aussi peu rassurant. Le projet de séparation des banques de dépôts et des banques d'affaires fut un véritable fiasco. Selon Mervyn King, l'ancien gouverneur de la Banque d'Angleterre, « les banques qui sont trop importantes pour faire faillite sont trop importantes pour exister ».

L'hypothèse de la défaillance d'un établissement bancaire européen systémique n'est pas qu'une vue de l'esprit. Preuve en est, le plan que préparent les Allemands pour renflouer la Deutsche Bank en grande difficulté. HSBC et Crédit Suisse sont également en mauvaise posture.

La pantalonnade de Bâle III a sauvé les apparences en jouant sur la définition des fonds propres et sur la construction de l'indice censé mesurer la solvabilité des établissements. L'astuce a consisté à distinguer plusieurs qualités de fonds propres au lieu de s'en tenir au seul capital réellement disponible, et surtout à remplacer la dette à prendre en compte par un actif pondéré, la pondération étant laissée à l'appréciation des banques s'agissant des établissements systémiques ! Ainsi, pour des actifs bancaires augmentant de dix points, les actifs pondérés ont pu baisser de cinq points et le ratio de fonds propres façon Bâle III augmenter de quarante-cinq points.

Le stock des créances douteuses dans les bilans des banques ne fait qu'augmenter, entre 900 milliards et 1 200 milliards d'euros, ce qui fragilise le système bancaire européen. L'Italie, la Grèce, voire l'Allemagne, sont les pays les plus touchés, avec un risque d'implosion du système bancaire italien et de propagation à d'autres pays. Le système de résolution mis en place s'est révélé très peu performant.

La crise économique persiste et le diagnostic est celui d'une interminable convalescence, dite en « tôle ondulée », caractérisée par une reprise de l'activité à un niveau en moyenne inférieur à celui d'avant la crise et régulièrement ponctuée de baisses et de hausses, pouvant laisser présager tantôt un nouvel effondrement, tantôt la fin de la crise.

Avant 2007, la hausse du PIB réel par tête s'élevait en moyenne à 2,2 % par an pour les pays de l'OCDE contre 0,4 % après 2007, avec une Europe nettement à la traîne par rapport aux États-Unis. Croissance en berne, baisse de l'investissement et sous-utilisation des capacités productives en Europe, des niveaux de chômage encore élevés, améliorés au prix d'une dégradation des conditions de travail : face à cette situation de crise, les pays ont modulé leurs interventions, choisissant d'augmenter la part des temps partiels dans l'emploi total, ou de diminuer le temps de travail, ou encore de faire évoluer les salaires.

Sur le fond, les États-Unis et l'Europe, confrontés aux mêmes problèmes, ont adopté des stratégies bien différentes. Comment relancer la machine économique tout en privilégiant le désendettement privé et public, alors même que la crise économique a fait chuter les recettes fiscales et que le sauvetage des banques a fait grimper la dette publique ? Comment éviter d'augmenter les revenus du travail pour ne pas nuire à la compétitivité ? De manière plus générale, comment réduire la spéculation sans arrêter ce moteur économique ? Comment mettre en place un système de financement de l'économie réelle qui ne soit pas l'annexe d'un système financier parasitaire fonctionnant selon ses propres règles et à ses propres fins ?

Face à la crise financière, les États-Unis ont fait preuve d'une plus grande réactivité que l'Europe, notamment au travers du plan de relance économique ARRA - American Recovery and Reinvestment Act - et ont su traiter simultanément la crise financière et la crise économique, alors que les Européens ont fait du règlement de la crise bancaire un préalable au redémarrage de leur économie. Les résultats obtenus sont meilleurs du côté américain.

Cependant, cette différence de stratégie face à la crise ne suffit pas à expliquer la dépression de la zone euro. Le mode de construction de la monnaie unique et les principes de fonctionnement de la zone la rendent inapte à prendre les bonnes décisions en temps utile.

Dans ce contexte, la révolte contre les élites a eu des conséquences sociales et politiques évidentes. Aux États-Unis, le « panier des pitoyables » que dénonçait Hillary Clinton, « les racistes, sexistes, homophobes, xénophobes, islamophobes », tous partisans de Donald Trump, ont tenu leur revanche en portant ostensiblement le badge de leurs convictions.

À bien y regarder, cette révolte contre les élites pourrait aussi être celle d'une partie de la classe laborieuse et des classes moyennes car, comme le constate Branko Milanovic, ancien directeur de la recherche de la Banque mondiale, « loin de s'atténuer comme on l'escomptait, les inégalités de revenus se sont accentuées depuis un quart de siècle ». La distribution des revenus au niveau mondial est favorable aux Chinois et aux Indiens, alors que les classes moyennes des autres pays ont considérablement perdu en pouvoir d'achat. « Les revenus réels de beaucoup de travailleurs modestes n'ont qu'à peine augmenté en Occident ces vingt-cinq dernières années, alors que ceux des plus riches ont explosé. Aux États-Unis, l'inégalité a atteint une ampleur qui menace des acquis essentiels », toujours selon Branko Milanovic, auteur d'un graphique retraçant l'évolution des revenus, hors inflation, de 1988 à 2008, au niveau mondial, caractérisé par sa courbe à silhouette d'éléphant.

Le Brexit est moins aberrant qu'il n'y paraît si l'on considère que 68 % des Britanniques ont un niveau de vie inférieur à la moyenne de l'Union européenne, contre 32 % en 2006, avec des différences telles entre les régions qu'on pourrait facilement renommer le territoire « Royaume désuni ».

Quant au succès de Donald Trump, on sait qu'il tient au basculement des quatre États de la « ceinture de rouille » - Ohio, Wisconsin, Pennsylvanie et Michigan -, où les revenus ont le plus baissé. Douze États américains représentant 25 % de la population ont vu leur revenu par tête diminuer de plus de 2 % en moyenne depuis 2007. On constate la même évolution en Europe.

L'impact psychologique du chômage est un autre paramètre à prendre en compte. L'insécurité qui résulte du chômage est tellement dévastatrice qu'il semble qu'on se remette désormais plus vite du décès de son conjoint que d'un chômage prolongé.

En conclusion, je soulignerai le fait que, dix ans après le début de la Grande crise du XXIe siècle, la probabilité de réédition d'un krach financier d'ampleur équivalente n'a pas diminué. Je reste cependant persuadé que tous les bons génies qui veillent sur le monde de la finance trouveront des pompiers pour sauver les établissements systémiques. Le plus préoccupant reste que le système financier ne me paraît pas autoréparable, car il y a trop d'intérêts en jeu.

La perspective de vivre un purgatoire éternel est peu séduisante pour les citoyens. La « révolte des élites » de Christopher Lasch se mue en révolte contre les élites et rassemble des voix de plus en plus disparates. L'antisystème n'a pas le même sens pour tous, ce qui embrouille encore davantage la situation. Il n'est qu'à voir le niveau historique atteint par l'indice Dow Jones au surlendemain de la victoire de Donald Trump.

Dans la zone d'incertitude où nous entrons, la dimension politique est certainement plus importante que la dimension financière. Nous devons en avoir conscience, même si nous ne sommes pas très optimistes sur notre capacité d'action.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion