Intervention de Pierre-Yves Collombat

Réunion du 12 janvier 2017 à 15h00
« faut-il réformer le fonctionnement de la zone euro ? » — Débat organisé à la demande du groupe du rdse

Photo de Pierre-Yves CollombatPierre-Yves Collombat :

… des europhobes – forme la plus vicieuse des xénophobes –, autant dire des racistes.

Ce qui me rassure, à voir les résultats des urnes partout en Europe, à lire Stiglitz, Allais, Krugman, Galbraith, Sapir et bien d’autres économistes, c’est que je n’y serai pas tout seul !

Deux arguments principaux ont été mobilisés pour justifier la création de l’Union économique et monétaire et de la monnaie unique. L’argument économique : le traité, dira Michel Sapin, déjà ministre des finances, c’est « plus de croissance, plus d’emplois, plus de solidarité » ; et l’argument de la souveraineté : moins de souveraineté au niveau européen c’est plus d’indépendance monétaire et financière vis-à-vis des États-Unis.

Les faits se chargeront de montrer, avant 2008 et plus encore après, qu’en matière de croissance et d’emploi la zone euro faisait moins bien que les États-Unis et même, à partir de 2003, moins bien que l’Union européenne à vingt-huit en matière de chômage. En mai 2016, le différentiel atteignait 1, 5 %. À ce jeu, il n’y a que des perdants, et un seul gagnant : l’Allemagne, qui accumule les excédents.

Quant à l’Europe sociale, non seulement elle n’a pas progressé, mais elle régresse partout, même en Allemagne. Entre 2004 et 2014, la pauvreté touchera un million de personnes en plus en France. La situation est telle que l’inertie de l’Europe, à laquelle beaucoup prédisent l’avenir de stagnation d’un Japon, englouti sous la liquidité depuis plus de vingt ans, est de plus en plus dénoncée. Un autre signe de blocage est la baisse du commerce intraeuropéen.

Les dégâts de la crise montreront que la zone euro est toujours une province de l’Empire américain. Si le décalage dans la chronologie de la crise des subprimes a pu laisser croire un moment à un décrochage entre les systèmes financiers européen et américain, la suite montra qu’il n’en était rien.

Où les capitaux se réfugièrent-ils en 2008, alors que la crise battait son plein aux États-Unis ? À New York plutôt qu’à Francfort ou à Paris. Qui sanctionne les entreprises européennes accusées de contourner la réglementation étatsunienne à l’extérieur des États-Unis ? La justice des États-Unis ! Le rapport de nos collègues députés Karine Berger et Pierre Lellouche est édifiant : tout échange en dollar est susceptible de relever des justices des États-Unis.

Depuis 2008, on estime que des amendes d’un montant compris entre 20 milliards et 40 milliards d’euros ont été infligées à des banques et à des entreprises européennes en raison de manquements commis hors du territoire américain, ce qui n’a rien à voir avec le redressement fiscal imposé à Apple pour des faits qui se sont produits sur le territoire européen, dont il reste d’ailleurs à connaître l’issue.

Ce qui frappe, dans la gestion de cette crise venue des États-Unis, c’est le manque de réactivité et le dogmatisme des Européens. L’Europe s’avère « structurellement faible » par temps de crise, écrit Paul Krugman. C’est le moins que l’on puisse dire !

À la différence des États-Unis, qui ont réagi très vite et très puissamment, en ne séparant pas sauvetage du système financier et relance économique, en alliant une politique des taux directeurs, la mise en place de plan d’aide à la consommation et à la relance et une politique massive de quantitative easing. En 2011, la Banque centrale européenne, la BCE, luttait encore contre une inflation imaginaire et relevait son taux directeur.

Il faudra attendre l’arrivée du rusé Mario Draghi pour que la BCE utilise le quantitative easing dans un objectif de relance économique ainsi que le rachat de titres souverains sur le marché secondaire afin de couper les ailes à la spéculation, avec un succès mitigé.

Cerise sur le gâteau, la zone euro ne s’est pas contentée de subir la crise importée d’Amérique : à partir de 2010, elle en affronte une, et une bien européenne, la crise grecque, sur fond de crise des dettes souveraines, dont l’origine est d’abord le mode de construction de la monnaie unique. Il fallait tout de même oser retirer aux membres de la zone euro le pouvoir de battre monnaie, directement ou indirectement !

Pour sauver les meubles, faute d’une banque centrale habilitée à financer directement la dette publique et mettant ainsi les États à l’abri d’une spéculation mortelle, on a bricolé un système de financement collectif complexe, limitant un peu plus les marges budgétaires des États : Mécanisme européen de solidarité financière, ou MESF, Fonds européen de stabilité financière, ou FESF, Mécanisme de stabilité financière, ou MES, Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance dans l’union économique et monétaire, ou TSCG.

Cinq ans auront donc été nécessaires pour ne pas régler au fond la situation de la Grèce, dont le PIB représente 3 % de celui de la zone euro, sans garantie que le dispositif mis en place fonctionnera au bénéfice de pays plus importants, tels que le Portugal, l’Espagne et surtout l’Italie, dont le système bancaire est au bord de l’implosion. Ce n’est pas véritablement une réussite !

En outre, tout cela a conduit à installer directement une austérité budgétaire et sociale mortifère en Grèce, dont le PIB en 2016 aura retrouvé le niveau qu’il avait en 2002, et à alimenter la stagnation économique du reste de la zone euro.

« C’est l’inflexibilité de l’euro, et non les dépenses publiques, qui se trouve au cœur de la crise » écrit Paul Krugman. Il ajoute que si certains gouvernements « ont été irresponsables », le problème fondamental fut l’orgueil, la croyance arrogante que l’Europe pouvait « adopter une monnaie unique bien avant que le continent n’y soit prêt ».

Cela nous amène au cœur du problème, qui est le mode de construction de la zone euro et les principes sur lesquels elle repose.

L’euro est une tentative inédite de créer une monnaie sans référence à l’étalon-or, sans pouvoir souverain pour la légitimer, l’administrer et la gouverner en cas de crise ; une monnaie sans garantie mutuelle permanente des dettes permettant l’émission d’euro-obligations ; non pas une monnaie unique, mais un système de parités fixes entre des monnaies zombies, sans mécanisme permettant de réduire les excédents et les déficits inéluctables entre des pays dont les productivités économiques sont très différentes.

Le résultat, c’est une monnaie sous-évaluée pour l’Allemagne, la seule bénéficiaire du système, et surévaluée pour tous les autres membres de la zone ! En cas de crise, faute de pouvoir dévaluer leur monnaie, les pays n’ont plus que le choix de la « dévaluation interne » par la baisse des salaires et de l’investissement, renforçant les facteurs de dépression localement et dans l’Europe tout entière.

Quand se conjuguent baisse des salaires et désendettement, il ne faut pas s’étonner de trouver la dépression au rendez-vous, d’autant plus que les contraintes budgétaires inscrites dans le traité interdisent de fait toute politique de relance, par la consommation comme par l’investissement.

Ce système, en refusant toute monétisation de la dette publique ou sociale, crée, au mieux, une rente perpétuelle pour les banques ou, au pire, expose les États, ainsi placés dans la main des marchés, au chantage spéculatif. Avant l’euro, le Trésor et les banques centrales nationales surveillaient le taux de change ; maintenant, ils surveillent le spread. Considérable progrès !

Le garant de cet ordre, c’est le respect de quelques règles budgétaires bricolées sur un coin de bureau, alors même qu’il n’est pas prévu de politique budgétaire ou économique commune par les États, sous la surveillance du haut clergé financier central. S’y ajoute un système de banque centrale, chargée de lutter contre l’inflation, mais pas contre la stagnation.

Faut-il donc réformer la zone euro ? Oui, sans conteste. Peut-on réformer la zone euro ? Très probablement non.

En échangeant son soutien à la réunification allemande contre la monnaie unique, la France pensait régler définitivement son problème de toujours : la parité entre le franc et le mark. Certes, elle risquait d’y perdre son industrie – ce qui arriva ! –, mais elle y gagnerait, pensait-elle, le leadership bancaire. C’était une sorte de partage des rôles.

La maîtrise d’œuvre de la zone euro ayant été abandonnée aux Allemands, le résultat fut toutefois un peu différent de ce qui avait été prévu. On ne voit donc pas pourquoi l’Allemagne accepterait de modifier un système qui lui réussit si bien et s’ouvrirait à des aménagements, même mineurs, qu’elle a toujours refusés.

Quant à la sortie par le haut, par le destin fédéral dont ont toujours rêvé les porteurs du projet européen, lesquels, certains que l’Europe se construirait à travers des crises surmontées, ont bâti cet énorme poumon d’acier, elle me semble bouchée et je crains que ses soutiens déchantent rapidement.

Philippe Séguin, qui avait prévu ce qui allait se passer, disait à la tribune de l’Assemblée nationale en mai 1992, lors du débat préalable à la ratification référendaire du traité de Maastricht : « Quand, du fait de l’application des accords de Maastricht, notamment en ce qui concerne la monnaie unique, le coût de la dénonciation sera devenu exorbitant, le piège sera refermé et, demain, aucune majorité parlementaire, quelles que soient les circonstances, ne pourra raisonnablement revenir sur ce qui aura été fait.

« Craignons alors que, pour finir, les sentiments nationaux, à force d’être étouffés, ne s’exacerbent jusqu’à se muer en nationalismes et ne conduisent l’Europe, une fois encore, au bord de graves difficultés, car rien n’est plus dangereux qu’une nation trop longtemps frustrée de la souveraineté par laquelle s’exprime sa liberté, c’est-à-dire son droit imprescriptible à choisir son destin. »

Je me trompe peut-être, mais mon sentiment est que nous y sommes.

Descendant de quelques étages, je finirai par une prédiction nettement plus réconfortante de Bernard Kouchner, lors de la campagne référendaire de Maastricht : « Avec Maastricht, on rira beaucoup plus ! » Mes chers collègues, je compte sur vous pour lui donner raison.

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