Intervention de Cyrille Baumgartner

Commission d'enquête Frontières européennes et avenir espace Schengen — Réunion du 11 janvier 2017 à 15h00
Audition de M. Cyrille Baumgartner secrétaire général adjoint des affaires européennes secteur justice et affaires intérieures

Cyrille Baumgartner, secrétaire général adjoint des affaires européennes :

Je suis honoré et impressionné d'intervenir devant votre commission.

Un rappel préliminaire : l'espace Schengen répond au double objectif de la liberté et de la sécurité. Pour nombre de nos concitoyens, il signifie avant tout la liberté de circuler dans un espace sans contrôle aux frontières intérieures, mais c'est aussi un espace de sécurité, à la fois à l'extérieur où sont reportés les contrôles et à l'intérieur à travers les coopérations judiciaire et policière, ainsi que dans les domaines de la migration et de l'asile. Les fondements de l'espace européen de liberté, de sécurité et de justice trouvent leur origine dans la convention d'application de Schengen.

Cet espace a connu trois évolutions notables depuis la signature du traité. Institutionnelle d'abord, avec l'intégration progressive de ses dispositions dans le droit de l'Union à partir du traité d'Amsterdam. Le traité de Schengen était à l'origine un accord intergouvernemental. Deuxième évolution, une extension très importante, véritable changement d'échelle lié à l'élargissement : de 5 à 26 membres, dont 22 États membres de l'Union européenne. Troisième évolution, celle des défis auxquels cet espace est confronté : depuis deux ans, une menace terroriste à un niveau inégalé et un défi migratoire qui a atteint des proportions sans précédent.

L'espace Schengen s'est renforcé avec l'établissement de l'Office européen de police (Europol) et la création du mandat d'arrêt européen. Mais ces deux défis ont déterminé l'ouverture de chantiers très lourds auxquels la France a pris une part majeure, dans une mobilisation sans précédent. Les conclusions des réunions du Conseil européen et du Conseil Justice et affaires intérieures depuis 2015, que je vous ai transmises, en témoignent : toutes ont abordé ces sujets désormais au coeur de l'agenda européen.

Ces chantiers relèvent pour une part de la gouvernance Schengen, pour l'autre de la politique de sécurité, d'immigration et asile.

D'abord, la gouvernance : la coopération judiciaire et policière est désormais intégrée dans le droit de l'Union, alors qu'aux débuts de Schengen, elle s'inscrivait dans un format intergouvernemental et interministériel. Elle relève du Conseil de l'Union européenne en format spécifique, le comité mixte associant les États Schengen non membres de l'Union européenne (Liechtenstein, Suisse, Norvège et Islande). Ces derniers participent aux discussions mais n'ont pas de droit de vote. Les États membres bénéficiant d'une clause dérogatoire - le Royaume-Uni, l'Irlande et le Danemark - et les pays en voie d'intégration dans l'espace (Roumanie, Bulgarie, Chypre et Croatie) sont eux aussi soumis à des règles spécifiques.

La procédure d'adhésion se déroule dans le cadre d'un dispositif d'évaluation appelé mécanisme d'évaluation et de contrôle, associé à des critères techniques très exigeants. Sur la foi de ces critères, le comité mixte doit prendre une décision à l'unanimité. La Roumanie et la Bulgarie avaient ainsi atteint le niveau requis de préparation technique en 2011, ce qui a été validé par le Conseil européen en juin ; mais l'intégration a été reportée plusieurs fois faute d'unanimité, en raison de préoccupations relatives aux migrations illégales et à la criminalité organisée. L'intégration est par conséquent une décision éminemment politique entre les mains des États.

Le mécanisme d'évaluation s'applique également aux participants. À la demande, entre autres, de la France, l'évaluation par les pairs a été remplacée en 2013 par un rôle accru de la Commission européenne, chargée de conduire des évaluations programmées dans un calendrier à cinq ans ; à cela s'ajoutent des évaluations inopinées quand la situation le justifie.

Les évaluations régulières portent sur tous les domaines liés à l'acquis Schengen : mesures aux frontières extérieures, coopération consulaire et visas, retours, système d'information Schengen (SIS) et protection des données, coopération policière et judiciaire. Chacune donne lieu à un rapport discuté dans un groupe au sein du Conseil. Les points de difficulté soulevés font l'objet de recommandations adoptées par ce dernier. L'État membre évalué doit alors présenter un plan d'action pour y remédier. L'examen du plan ne prend fin qu'avec le constat que les difficultés ont été surmontées.

Depuis l'entrée en application de ce mécanisme, début 2015, treize pays ont été évalués, mais aucune procédure n'est encore arrivée à son terme. Cela appelle néanmoins deux observations. D'abord, les pays parvenus au stade des recommandations ont fait l'objet de remarques de non-conformité ou de non-conformité partielle, ce qui témoigne du niveau d'exigence de l'évaluation.

De plus, une visite inopinée en novembre 2015 a donné lieu au constat de graves manquements dans les contrôles aux frontières extérieures de la Grèce. Une recommandation de maintien des contrôles aux frontières de cinq États (Autriche, Allemagne, Danemark, Suède, Norvège) qui les avaient rétablis au vu des mouvements secondaires provoqués par la situation de la Grèce a ensuite été formulée par le Conseil.

Les modalités de réintroduction des contrôles aux frontières intérieures ont été réévaluées en 2013 puis à nouveau l'an dernier. Le nouveau dispositif est plus cohérent et efficace.

Second volet des chantiers en cours, la politique de sécurité, d'immigration et d'asile qui se déploie sur trois niveaux d'action : les frontières extérieures, l'intérieur de l'Union européenne et l'extérieur.

Dans le premier volet, sur le plan opérationnel, Frontex a été renforcé par la création d'un corps européen de garde-frontières et garde-côtes de 1 500 hommes, dont 170 fournis par la France. Ensuite, la surveillance des frontières extérieures fait l'objet d'une consolidation dans le sens d'un contrôle systématique des entrées et sorties grâce à la consultation de toutes les bases de données pertinentes. Ce dispositif a fait l'objet d'un accord entre le Conseil et le Parlement européen le mois dernier. En complément, le SES (système d'entrée/sortie) a vocation à recueillir les données de franchissement de tous les ressortissants de pays tiers, en entrée comme en sortie, pour identifier ceux qui dépassent la durée autorisée de leur séjour. Un accord sur ce point devrait être trouvé d'ici la fin du semestre.

La France, en première ligne sur ce dossier, souhaite aller plus loin avec l'enregistrement de tous les voyageurs, y compris les ressortissants de l'Union européenne dont peuvent malheureusement faire partie, comme nous le savons, certains terroristes.

Enfin, un système d'information et d'autorisation de voyage (Etias) est proposé dans le but de contrôler à l'avance les projets de déplacement de ressortissants de pays tiers et, le cas échéant, de s'y opposer. Inspiré du système américain, il porterait sur les voyageurs dispensés de visa pour accéder à l'espace Schengen, les autres relevant du Système d'information sur les visas (VIS). Ce dispositif complètera aussi le Passenger name record (PNR) adopté l'an dernier et en phase de transposition dans les États membres. Nous espérons un accord sur Etias avant la fin de l'année.

En matière de contrôle intérieur, l'échange d'informations, question centrale, repose sur le Système d'information Schengen (SIS) centralisé qui organise le partage à grande échelle des signalements de personnes et d'objets. Mis en place dix ans après le traité de Schengen, et après une première évolution en 2013, il fait l'objet de plusieurs révisions en cours, dont l'extension des modalités de recherche à partir des données biométriques (fonctionnalité AFIS). Par ailleurs, l'utilisation du SIS par les États est attentivement suivie par la Commission dans le cadre des évaluations Schengen. Le SIS a fait l'objet de 2,9 milliards de consultations en 2016, contre 1,9 milliard en 2015.

Il existe plusieurs autres outils policiers d'échange de données : la coopération Prüm, mise en oeuvre par treize États membres, consiste à donner accès aux autres États aux fichiers ADN, d'empreintes digitales et de plaques d'immatriculation nationaux ; « l'initiative suédoise », qui pose le principe de mise à disponibilité d'informations entre services répressifs, est très opérationnelle, mais inégalement appliquée, d'où un projet pilote d'optimisation à travers l'échange d'informations dédiées réunissant l'Espagne, la Finlande, l'Irlande, la Hongrie et Europol, qui devrait bientôt entrer en phase technique.

Le nouveau règlement d'Europol applicable à compter de mai 2017 renforcera ses capacités de traitement en posant le principe d'une obligation de transmission rapide des informations relevant de problèmes graves de criminalité. Un Centre européen de lutte contre le terrorisme, rattaché à Europol et chargé de l'échange d'informations, est opérationnel depuis le 1er janvier 2016.

Un chantier est également en cours dans le domaine de la veille et du signalement de contenus illicites. Europol s'est dotée en février d'un centre européen de lutte contre le trafic des migrants, dont une équipe opérationnelle a d'ores et déjà identifié cinquante navires suspects.

Le paquet « asile » adopté en 2013 définit un ensemble de grands principes relatifs à la responsabilité du pays de première entrée, aux conditions d'accueil et de qualification et à la procédure. À la suite de la crise migratoire, la Commission européenne a proposé un approfondissement du dispositif : les disparités entre systèmes nationaux peuvent entraîner une forme de course à l'asile, en anglais asylum shopping. La France pousse en faveur d'une efficacité et d'une sécurité renforcées, dans le respect du droit international et des principes de Dublin.

La Convention de Dublin a été longuement débattue au cours du dernier semestre. Aux termes de la convention, la demande d'asile repose sur l'État de première entrée du demandeur ; mais dans les crises migratoires exceptionnelles, la position des pays situés en première ligne est particulièrement difficile à supporter. C'est pourquoi la Commission européenne a proposé un mécanisme correcteur reposant sur la relocalisation de certains demandeurs entre les États membres. C'est un sujet qui divise, pour des raisons de géographie, d'attractivité relative des pays et aussi de politique, l'Europe centrale étant particulièrement réservée vis-à-vis de l'accueil des migrants.

La France promeut dans ce domaine une approche équilibrée : le mécanisme correcteur fait sens dans les situations exceptionnelles, mais ne doit pas se substituer au principe premier, celui de la responsabilité des pays de première entrée. Il convient d'apprécier, avant la mise en oeuvre de ce mécanisme, ce qui est prévu et appliqué en matière de contrôle, d'enregistrement et de retours. De plus, la solidarité doit concerner tous les États membres. Le sujet n'est pas clos ; il fait l'objet d'une coordination étroite entre la France et l'Allemagne.

Bras armé de Dublin, la base de données Eurodac, qui permet de déterminer le pays de première entrée, doit être renforcée par l'inclusion de nouvelles données relatives à la reconnaissance faciale, par celle des ressortissants de pays tiers en situation irrégulière et par un accès simplifié. La France soutient cette évolution qui a fait l'objet d'un premier accord le mois dernier.

Enfin, une transformation du Bureau européen d'appui en matière d'asile (EASO) en agence de l'Union européenne est proposée, afin de renforcer sa capacité de soutien opérationnel aux États en difficulté.

Dernier volet de la politique de sécurité, d'immigration et d'asile, la dimension externe, porteuse d'enjeux très importants : maîtrise des flux, sécurité des frontières, situation des pays accueillant des réfugiés, réponse aux causes profondes des migrations.

En matière de lutte contre les passeurs, l'Union européenne s'est dotée d'instruments juridiques, mais son action est surtout opérationnelle, notamment dans le cadre du plan d'action contre le trafic des migrants adopté en mai 2015. Ce plan prévoit la création du corps européen de garde-frontières et de garde-côtes, mais aussi le déploiement d'opérations maritimes, Triton et Poseidon, coordonnées par Frontex, et de Sophia, relevant de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC). Ces opérations sauvent des vies et orientent les secourus vers les dispositifs adaptés, mais leur mandat premier est la lutte contre le trafic de migrants. 680 navires ont été interceptés dans le cadre de Triton et Poseidon, 340 dans le cadre de Sophia ; 92 passeurs et trafiquants d'êtres humains ont été arrêtés.

La PSDC en direction de l'Afrique a abouti à la mise en place d'EUCAP Sahel-Niger, avec une antenne créée à Agadez, plaque tournante du trafic en Afrique de l'Ouest. Les résultats obtenus sont significatifs.

Dans le cadre de la lutte contre la fraude documentaire, la Commission européenne a identifié un nouveau chantier de sécurisation des documents source (actes, certificats de mariage) qui devrait perturber le modèle économique du trafic et éclairer les procédures de réadmission.

La réadmission est une priorité explicite de l'Union européenne : il a ainsi été souligné au sommet de La Valette de novembre 2015, avec les dirigeants africains, qu'il ne saurait y avoir de gestion des flux sans politique solide de réadmission - un domaine complexe et sensible, reposant sur le dialogue avec les pays concernés. Quelques mois avant le sommet, l'Union européenne a adopté un plan d'action sur les retours articulant renforcement de Frontex, usage du SIS et d'Eurodac et programme de retours volontaires. Ainsi, 6 000 retours ont d'ores et déjà été opérés en Grèce dans le cadre d'un programme de l'Office international des migrations.

Enfin, la politique européenne de visas est intrinsèquement liée à celle de Schengen, qui suppose une harmonisation des conditions d'entrée. Deux listes, établies par règlement, déterminent quels pays sont soumis à l'obligation de visa et lesquels en sont exemptés. L'outil opérationnel associé est le VIS qui prévient les demandes multiples de visa. La coopération consulaire permet aux États membres d'échanger toutes les informations de terrain utiles. La politique de visa est également utilisée en tant qu'élément du dialogue migratoire avec certains pays tiers : souvent, les accords de facilitation ou de libéralisation des visas sont liés à des accords de réadmission. Cela suppose la possibilité de suspendre, voire de dénoncer les accords signés en cas de mauvaise application.

Une clause de sauvegarde en ce sens a été adoptée en décembre 2013. Face au défi migratoire et terroriste, la France et l'Allemagne en ont demandé une révision dont l'entrée en vigueur constitue un préalable juridique à celle de toute nouvelle mesure de libéralisation. Elle sera applicable à tous les accords passés et à venir, prévoit un suivi plus pérenne des engagements pris dans la phase préparatoire et élargit les critères de déclenchement de la clause de sauvegarde, les demandes d'asile en faisant partie.

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