Intervention de Alain Bertrand

Réunion du 1er février 2017 à 14h30
Devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre — Rejet en nouvelle lecture d'une proposition de loi

Photo de Alain BertrandAlain Bertrand :

Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, cette nouvelle lecture de la proposition de loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères devrait, selon toute probabilité, faire long feu, puisque le rapporteur a déposé une motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité. Il est vrai qu’à l’issue des deux premières lectures les positions des uns et des autres, qui ont été clairement exprimées et arrêtées, semblent difficilement conciliables : d’une part, les députés de la majorité persistent dans une position forte visant à mettre les grandes entreprises face à leurs responsabilités sociales et environnementales ; d’autre part, la majorité sénatoriale demeure opposée à un texte qu’elle considère comme une entrave supplémentaire à la liberté des entreprises, dans une logique jugée punitive et antiéconomique.

L’instauration du « devoir de vigilance » obligera toutes les entreprises de plus de 5 000 salariés en France et de plus de 10 000 salariés dans le monde à mettre en place un reporting extrafinancier sur les activités de leurs sous-traitants et exécutants à l’étranger afin – c’est l’objectif affiché – de prévenir des accidents liés notamment aux mauvaises conditions de travail, comme celui survenu en 2013 au Rana Plaza, au Bangladesh, et qui a suscité une indignation internationale.

En cas de manquement dans la mise en œuvre de ce plan, l’article 2 de la proposition de loi prévoit un régime de sanction spécifique, avec possibilité de mise en demeure, capacité de toute personne ayant intérêt à agir à déposer un recours en justice, réparations et amende civile pouvant atteindre désormais 30 millions d’euros.

C’est donc une réforme ambitieuse, au moins sur le papier. Pour mémoire, la directive européenne de 2014 n’affiche pas le même niveau d’exigence. Un doute subsiste toutefois sur l’effectivité de cette proposition de loi. Si personne ne peut contester son bien-fondé moral, je serai pour ma part un peu plus réservé sur sa portée.

En l’état actuel, de nombreuses entreprises, soucieuses de leur image, ont depuis longtemps mis en place des politiques internes en matière de RSE. Pour celles-ci, l’instauration du plan de vigilance n’apportera pas de changement majeur, si ce n’est de standardiser des pratiques qui peuvent être diverses en fonction de chaque entreprise.

Pour ce qui concerne les autres entreprises, la proposition de loi apportera une nouveauté, qui sera plus ou moins bien accueillie en fonction des ressources humaines et matérielles qui pourront être mobilisées en interne pour se mettre en conformité avec la loi.

Rappelons qu’en France la jurisprudence Erika reconnaît la compétence des juridictions françaises à juger des faits survenus en dehors du territoire français et sanctionne la négligence de la société mère pour les agissements de ses filiales. Des catastrophes comme l’effondrement du Rana Plaza en avril 2013 ou des pratiques moins visibles, mais malheureusement plus courantes, comme le travail des enfants, la pollution de l’environnement et, plus largement, les pratiques qui bafouent les droits élémentaires des travailleurs, devraient donc en principe être déjà condamnables en justice.

Le talon d’Achille de ce texte, semble-t-il, est la territorialité du droit applicable. Car nous légiférons naturellement en droit français, pour des personnes morales légalement établies en France. Toutefois, le texte va plus loin, puisqu’il permettrait également de condamner des pratiques constatées dans des pays extérieurs à l’Union européenne. Cela revient donc à instituer l’extraterritorialité du droit français, un peu comme le font les Américains, lorsqu’ils appliquent des sanctions, parfois importantes, contre des entreprises étrangères, notamment européennes, implantées sur leur sol, mais pour des activités réalisées ailleurs dans le monde.

On le voit, la mondialisation, depuis une quarantaine d’années, a profondément bouleversé la notion de territoire. Les droits nationaux, européen et international s’entremêlent, en même temps que prolifèrent des zones de non-droit. Face à cette complexité inouïe, la présente proposition de loi paraît somme toute modeste. Si je ne peux que souscrire à l’intention originelle de nos collègues députés et du Gouvernement, je suis également conscient de ses limites.

Face à cette complexité, le rapporteur de la commission des lois a décidé de présenter sur cette proposition de loi une motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité. Certains arguments avancés, comme le risque d’un nombre excessif de contentieux et la perte de compétitivité des entreprises françaises, peuvent être entendus dans le contexte économique actuel, au moment où nos entreprises restent confrontées à d’importantes difficultés. D’autres arguments, invoquant notamment l’inconstitutionnalité, devraient en revanche être maniés avec plus de prudence.

Quoi qu’il en soit, la position de la majorité des membres du RDSE sera conforme à celle qu’ils ont déjà exprimée lors des précédentes lectures, puisqu’ils s’abstiendront. S’agissant de la motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité, nous nous prononcerons majoritairement contre.

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