Intervention de Ismail Hakki Musa

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 8 février 2017 à 9h45
Audition de s.e. dr ismail hakki musa ambassadeur de turquie en france

Ismail Hakki Musa, ambassadeur de Turquie en France :

Merci pour votre accueil. Depuis mon arrivée à ce poste, je me suis rendu compte de l'existence de grands malentendus dus à un manque d'information de mes amis français, qu'il s'agisse de parlementaires, d'hommes d'affaires, d'académiciens ou de journalistes. Vos interrogations portent sur la situation dans mon pays après la tentative de coup d'État, les raisons de la présidentialisation du régime, les résolutions des conflits régionaux. J'ai donc souhaité échanger avec vous pour lever certaines ambiguïtés. Je suis convaincu que cette atmosphère de malentendu n'est pas conforme aux relations historiques que nous entretenons de longue date.

Je vais vous décrire l'atmosphère de mon pays après la tentative de coup d'État du 15 juillet. En une nuit, entre 2,5 et 3 % des forces militaires turques - notre armée compte de 600 à 700 000 personnes - s'est accaparé une partie de l'infrastructure du pays pour attaquer le Parlement, la présidence de la République, les quartiers généraux des forces de sécurité, la maison de la radio et la télévision. Au cours de cette funeste nuit, 248 de nos concitoyens ont été assassinés et 2 200 ont été blessés, dont une partie grièvement. Le traumatisme a été important, tant dans la population qu'au sein de l'appareil étatique. Il convenait donc de prendre des mesures pour contrôler la situation. Sur appel de notre Président de la République, la population s'est jetée dans la rue pour protester : au petit matin, la situation était sous contrôle. J'ai assisté à cette tentative de coup d'État et je ne souhaite à personne de vivre de tels moments.

Nous avons pris des mesures qui ont pu apparaître brutales au Conseil de l'Europe. Nous avons déclaré que nous respecterions l'article 15 de la convention européenne des droits de l'homme, mais que nous étions en état d'urgence, tout comme la France, d'ailleurs. Certaines des mesures que nous avons prises ont pu sembler difficiles à comprendre, mais il nous a fallu écarter de leur travail des personnes qui étaient impliquées dans cette tentative de putsch militaire. Dans un premier temps, environ 80 000 fonctionnaires ont donc été éloignés de leur travail. Des mesures similaires ont été envisagées dans les secteurs économique, juridique, éducatif.

Comment a-t-on pu arriver à une telle situation ? Depuis trois décennies, l'organisation terroriste affiliée à Fethullah Gülen, sous les apparences d'une organisation de bienfaisance, a infiltré l'administration, à savoir la justice, l'éducation, l'armée, la police. Bien sûr, on s'est demandé pourquoi notre pays était resté indifférent à cet état de fait depuis des décennies. Dans un pays démocratique, il faut des preuves pour démanteler une organisation terroriste. Les institutions de l'État surveillaient cette organisation, mais ne disposaient pas de preuves. C'était la première fois que notre pays était confronté à une tentative d'une telle ampleur. Pour votre parfaite information, sachez que depuis le 15 juillet, 31 000 fonctionnaires ont été réintégrés, 300 institutions ont été rouvertes, de même que 92 établissements scolaires, 18 fondations, 5 chaînes de télévision, 17 journaux et une institution médicale privée. Cette organisation avait infiltré la vie politique, administrative, économique et sociale de notre pays et elle reste active dans plus d'une centaine de pays dans le monde. La France est également infiltrée, même si le danger est moins prégnant. En revanche, d'autres pays risquent de basculer, notamment en Afrique et en Asie centrale. Des informations dignes de foi nous permettent de l'affirmer.

Nous traversons une période difficile avec l'Union européenne, surtout depuis la tentative de coup d'État. Nous expliquons régulièrement notre position auprès des responsables européens. Notre adhésion à l'Union reste une de nos priorités stratégiques. Le 18 mars 2016, nous avons signé un accord très important pour mettre un terme à la crise migratoire syrienne : cet accord comportait plusieurs points importants : les visas, les compensations financières et l'intégration de la Turquie à l'Union européenne. Si elle n'avait pas été contrôlée, cette crise migratoire se serait transformée en crise existentielle pour l'Europe : tous les jours, 7 000 personnes entraient en Europe. Nous avons réussi à mettre un terme à ce fléau. L'Allemagne a accueilli 850 000 personnes en 2015 tandis que la France en recevait je crois 124 000, la Turquie 3 millions, la Jordanie et le Liban chacune 1,5 million. Nous n'y sommes pas pour rien si le système Schengen n'a pas trop souffert. Concernant le volet migratoire, l'accord Europe - Turquie est une réussite. Reste à régler le volet visa pour que les citoyens turcs puissent voyager en Europe. Pas de progrès non plus dans l'accélération des négociations pour l'intégration de la Turquie en Europe. Enfin, notre administration publique a dépensé plus de 15 milliards de dollars pour accueillir les réfugiés. Si l'on y ajoute la contribution des ONG, nous ne sommes pas loin de 25 milliards. Or, la contribution de l'Union ne s'élève qu'à 740 millions. Je vous laisse le soin de l'apprécier à sa juste valeur. Un effort financier supplémentaire permettrait de résoudre cette crise.

Je ne reviens pas sur l'historique de la crise syrienne. Depuis décembre, nous avons évacué environ 50 000 civils assiégés à Alep. Comme la situation n'avançait pas dans le cadre du processus de Genève, nous avons voulu mettre autour de la table des négociations les principales puissances régionales, à savoir Russie, Iran et nous-mêmes, ce qui explique le processus d'Astana. La première réunion a eu lieu à Ankara le 19 décembre, le lendemain à Moscou et le 22 décembre, nous avons pu déclarer un cessez-le-feu qui est resté en vigueur jusqu'à présent. Certes, certaines milices chiites et d'autres soutenues par le régime en place ne le respectent pas mais, globalement, la situation s'est améliorée. Le but est désormais d'étendre ce cessez-le-feu à l'ensemble du territoire syrien, ce qui a été affirmé à Astana le 23 janvier. C'est aussi à cette occasion que la Turquie a défendu la France et l'Europe, les représentants russes et surtout iraniens étant beaucoup plus réticents, surtout en ce qui concerne la présence des Nations-Unies. Nous avons réussi à convaincre nos interlocuteurs car, à nos yeux, ce sont elles qui doivent jouer le rôle de modérateur. Les Nations-Unies ont donc été invitées à la table des négociations, ainsi que les représentants du régime et de l'opposition, ce qui était une première. En outre, l'opposition a fait preuve de modération au cours des négociations. Enfin, et peut être surtout, l'Iran s'est impliquée dans le processus de paix. Les négociations d'Astana vont se poursuivre au cours de ce mois et nous espérons qu'elles pourront enfin se dérouler à Genève sous l'égide des Nations-Unies.

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