Monsieur le président, monsieur le président de la commission des affaires sociales, madame le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, nous nous retrouvons pour une nouvelle lecture de la proposition de loi relative à l’extension du délit d’entrave à l’interruption volontaire de grossesse. Les échanges que nous avons eus ici et à l’Assemblée nationale ont déjà été longs, riches, souvent fructueux – je m’en félicite – et parfois vifs – je m’en étonne, je ne vous le cache pas.
J’étais certaine que, plus de quarante ans après son adoption, la loi Veil faisait aujourd’hui largement consensus. Le texte que vous allez de nouveau examiner visait d’ailleurs non pas à rouvrir le débat sur l’avortement, mais simplement à permettre à toutes les jeunes filles et à toutes les femmes d’exercer cette liberté de disposer de leur corps.
En proposant d’étendre le délit d’entrave à l’IVG au monde numérique, vos collègues députés n’avaient pas d’autre ambition que de rendre effectif l’engagement de notre pays à garantir aux femmes ce droit fondamental de choisir le moment de leur maternité, puisque, chacun ici en conviendra, il n’est pas concevable de défendre un droit sans s’attacher à lever tout ce qui peut faire obstacle à son libre exercice.
Force est de constater que j’avais sous-estimé l’effet du calendrier électoral. La campagne présidentielle offre manifestement une formidable caisse de résonance à celles et ceux qui contestent le principe même du droit à l’IVG. Nous savions que les adversaires de la régulation des naissances n’avaient jamais vraiment désarmé, mais leur hostilité s’exprime de plus en plus ouvertement.
Je le regrette, comme je récuse toutes les tentatives d’instrumentalisation de cette proposition de loi par celles et ceux qui entendent profiter de ce moment particulier pour reprendre leur combat contre l’IVG. Je veux donc rappeler brièvement l’unique objet du débat qui nous réunit cet après-midi : assurer, d’une part, la protection des usagers, en l’espèce des usagères, d’internet, d’autre part, l’accès au droit. Les enjeux sont clairs : garantir la fiabilité et la qualité des informations diffusées sur internet.
Vous le savez, la Toile est aujourd’hui la première source d’informations relatives aux questions de santé pour les jeunes âgés de quinze à trente ans. Le HCE, le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, dans son rapport relatif à l’accès à l’IVG paru en 2013, rappelait ces chiffres issus du baromètre santé 2010 : dans cette tranche d’âge, 40 % des hommes et 57 % des femmes utilisent internet pour s’informer sur leur santé. Un tiers d’entre eux reconnaît que la consultation des sites spécialisés a modifié leur manière de se soigner et 80 % des plus jeunes estiment crédibles les renseignements qu’ils y recueillent.
Internet constitue donc la première source d’information et d’orientation pour les femmes confrontées à une grossesse non désirée. Dès lors, il n’est pas acceptable, pas tolérable que des groupuscules anti-IVG y mènent impunément une nouvelle forme de propagande, sans dire clairement qui ils sont et ce qu’ils font.
Certains activistes assument clairement leur discours anti-choix, et cela relève pleinement de la liberté d’expression. Mais nombre d’entre eux avancent masqués, dissimulés derrière des plateformes d’apparence neutre et objective qui imitent et concurrencent les sites institutionnels d’information, sites qui constituent souvent le premier recours des femmes qui souhaitent interrompre une grossesse.
Faux nez d’une idéologie rétrograde, ces plateformes anti-choix sont d’autant plus dangereuses qu’elles ne disent pas leur nom et cherchent délibérément à tromper les femmes, en diffusant des informations fausses. Pis, elles sont parfois relayées par des cellules d’écoute animées par des militants sans aucune formation, qui prétendent aider et accompagner les femmes, alors qu’ils n’ont en réalité qu’un objectif : culpabiliser celles-ci et les décourager d’avoir recours à l’avortement en le liant à des traumatismes inéluctables. Les récentes opérations de testing ont d’ailleurs parfaitement mis au jour les ressorts de cette mécanique perverse et la véritable intention qui anime les « écoutants-militants » des numéros verts relayés sur ces plateformes.
Chacun est évidemment libre d’exprimer son hostilité à l’avortement, je tiens à le redire, mais la diffusion de données orientées ou erronées et la production de témoignages négatifs et angoissants ne relèvent pas de la liberté d’information : il y a là, évidemment, une réelle volonté de tromper les femmes qui les consultent, une réelle volonté d’induire les femmes en erreur, de les faire douter et revenir sur leur décision.
Je l’ai dit et je le répéterai autant de fois qu’il le faudra : la liberté d’expression ne peut se confondre avec la manipulation des esprits. C’est cette duplicité qui constitue clairement une entrave au droit des femmes à disposer de leur corps. C’est donc à cette supercherie que nous avons aujourd’hui la responsabilité de nous attaquer.
Depuis 2012, le Gouvernement lutte, avec constance et détermination, contre tout ce qui altère le droit à l’avortement. Garantir l’égal accès de toutes les femmes à l’IVG, quels que soient leur situation, leur âge ou leur lieu de résidence, est la priorité absolue qui nous a guidés.
Avec le soutien de la majorité parlementaire, le Gouvernement s’est donc attaché à faciliter les démarches des femmes et à simplifier le parcours IVG, qui est aujourd’hui pris en charge à 100 %. Nous avons aussi renforcé l’offre de proximité, en donnant aux sages-femmes la possibilité de pratiquer des IVG médicamenteuses et aux centres de santé la capacité de réaliser des IVG instrumentales.
La loi du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes a renforcé les dispositions prévues par la loi Neiertz de 1993, en créant un délit d’entrave à l’accès à l’information sur l’IVG. Parallèlement, nous nous sommes attachés à améliorer l’accès des femmes à cette information essentielle avec de nouveaux outils, conformément aux recommandations formulées par le HCE : la création du site internet officiel ivg.gouv.fr ; l’ouverture, en septembre 2015, d’un numéro national d’information, anonyme, gratuit et accessible six jours sur sept ; le lancement l’année dernière de la première grande campagne gouvernementale d’information sur l’avortement, « IVG, mon corps, mon choix, mon droit ».
Ces mesures ont incontestablement contribué à sécuriser l’exercice du droit des femmes à disposer de leur corps. Pour autant, vous le savez parfaitement, ces dispositifs ne parviennent pas à contrer efficacement l’offensive que les anti-choix mènent sur la Toile. À la faveur des usages croissants du numérique, et parce qu’ils se dissimulent sous l’apparence de la neutralité, ces sites touchent des personnes qui n’auraient jamais eu l’idée d’aller chercher des informations sur un site anti-IVG. Aucune femme désireuse de se renseigner sur les délais pour pratiquer une IVG ou sur son remboursement ne se rendrait sur un site militant hostile à l’IVG. Si nous n’agissons pas, ces brèches vont devenir des failles dans l’information.
Les outils juridiques conçus pour combattre cette désinformation doivent donc être spécifiquement adaptés aux évolutions de la communication sur internet et sur les réseaux sociaux. C’est l’unique objectif de cette proposition de loi : établir une nouvelle forme de délit d’entrave à l’ère numérique, pour compléter l’arsenal législatif qui sanctionne les actes visant à limiter l’accès à l’avortement et aux informations qui s’y rapportent.
Que les anti-choix se rassurent : si cette proposition de loi est adoptée, ils pourront continuer en toute légalité à combattre l’IVG. Je tiens à le redire une fois encore : ces activistes ont parfaitement le droit d’être hostiles à l’avortement, de le dire, de l’écrire, de le revendiquer sur internet, dans la rue ou ailleurs. Cela relève de la liberté d’opinion et d’expression, qu’il n’est pas question de restreindre, contrairement à ce que certains essaient de faire accroire.
C’est bien la désinformation, le mensonge et la manipulation des esprits organisés sur les plateformes et les lignes d’écoute que ce texte vise à sanctionner.
Je ne doute pas, mesdames, messieurs les sénateurs, que vous partagiez cette exigence, et que vous soyez, toutes et tous, convaincus que le progrès technologique ne doit pas servir à mettre en danger ou à faire reculer les droits des femmes.
À l’heure où se lève un vent mauvais en Europe, aux États-Unis, en Russie, à l’heure où l’on voit partout se multiplier les attaques portées aux droits des femmes, à l’heure où la menace d’un retour en arrière n’a jamais été aussi forte sur tous les continents, y compris sur le nôtre – ce matin même, le Conseil de l’Europe a publié son rapport annuel, dans lequel il s’inquiète de la remise en cause des droits des femmes –, notre pays doit être à la hauteur de ses valeurs, de son histoire et de ses engagements.
Le 26 novembre 2014, une résolution relative à l’IVG a été adoptée à l’Assemblée nationale à une large majorité. Je me permets de vous rappeler ce que vos collègues députés réaffirmaient dans ce texte : « la reconnaissance d’un droit universel des femmes à disposer librement de leur corps» ; « la nécessité de garantir l’accès des femmes à une information de qualité, à une contraception adaptée et à l’avortement sûr et légal » ; « l’importance du droit fondamental à l’interruption volontaire de grossesse pour toutes les femmes en France, en Europe et dans le monde ».
En conclusion, je veux vous alerter sur les conséquences d’une éventuelle saisine du Conseil constitutionnel par la majorité sénatoriale et l’opposition à l’Assemblée nationale. Je ne fais aucun pronostic, mais, comme dit l’adage, dès qu’il y a un juge, il y a un risque : si le Conseil venait à censurer cette proposition de loi, ce ne serait pas la liberté d’expression qui sortirait victorieuse !