Intervention de Thomas Gomart

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 15 février 2017 à 10h00
Audition conjointe sur la russie de M. Thomas Gomart directeur de l'institut français des relations internationales ifri et de Mme Tatiana Kastouéva-jean directrice du centre russie-cei de l'ifri

Thomas Gomart, directeur de l'Institut français des relations internationales (IFRI) :

Merci pour votre invitation.

Trois remarques liminaires pour lancer cette discussion : nous sommes face à un retournement du risque politique. Alors que les pays émergents, notamment la Russie, semblaient les pays les plus exposés aux risques, ce sont aujourd'hui les pays occidentaux qui semblent les plus instables, à commencer par États-Unis, alors que les régimes autoritaires chinois et russes apparaissent comme stables et cohérents. Il nous faut donc éviter deux travers : sous-estimer la Russie et son influence internationale au cours des années 2000, mais aussi surestimer la Russie et ne voir dans son comportement que cohérence, constance et efficacité.

La Russie est une puissance alerte mais aussi une puissance en alerte, à l'affut des erreurs stratégiques commises par les autres pays. Les succès de la politique étrangère russe proviennent bien souvent d'erreurs commises par ses adversaires.

Le cadre franco-russe ne permet pas de saisir de façon globale l'évolution de la Russie. Ainsi, la lutte contre le djihadisme créé un espace de convergence entre Moscou et Paris, mais implique un fort effet de trompe-l'oeil sur certaines divergences tout aussi profondes, concernant notamment la sécurité européenne et l'importance du droit international comme fondement des relations internationales. Alors que Paris et Moscou ont pendant des années souhaité l'avènement d'un monde multipolaire, ils sont aujourd'hui comblés au-delà de toutes leurs espérances sauf que ce monde n'a pas abouti à une approche plus coopérative mais plus conflictuelle.

Lors de la Conférence de Munich de 2007, le président Poutine a prononcé un discours fondateur s'insurgeant contre l'unilatéralisme des États-Unis et considérant qu'ils avaient saccagé le droit international suite à l'intervention en Irak. Dix ans après, la situation est comparable, sauf que la Russie a, à son tour, saccagé le droit international avec l'annexion de la Crimée et la déstabilisation du Donbass. Depuis Munich, il y a eu, en 2008, la campagne de Géorgie, en 2011, la campagne de Libye, en 2012, la réélection du président Poutine, en 2013, la proposition russe sur les armes chimiques en Syrie, en 2014, l'annexion de la Crimée, en 2015, le début de l'intervention russe en Syrie, en 2016, la reprise d'Alep et le maintien du régime de Bachar el-Assad tandis que Palmyre était reprise par Daech.

Comment la Russie va-t-elle s'adapter à la nouvelle situation internationale, perturbée par l'élection du président Trump et à ses premiers pas difficilement compréhensibles ? Trump a annoncé un rapprochement géopolitique avec la Russie et une confrontation géoéconomique avec la Chine. Or, la démission du général Flynn démontre que le facteur russe perturbe l'administration américaine.

La Russie est-elle un élément de stabilisation ou de déstabilisation du système international ? À nos yeux, il faut prendre la Russie au sérieux lorsqu'elle évoque un chaos piloté, formule qui fait fortune à Moscou : le Kremlin veut détruire les règles et pratiques de l'ordre international ancien, mais nous nous interrogeons sur sa capacité à piloter et contrôler cette situation chaotique. Ses capacités semblent faibles, pour ne pas dire inexistantes.

Quels sont les récents gains de la Russie ? En premier lieu, à la faveur de la campagne de Syrie, elle est sortie de l'isolement dans lequel elle avait été plongée après l'annexion de la Crimée et la déstabilisation du Donbass. Cette sortie a été possible grâce à l'intensification de sa relation avec la Chine et à son investissement politique dans le format des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud). La Russie est parvenue à maintenir l'illusion d'une sorte de triangle stratégique composé de Washington, Pékin et Moscou, alors qu'elle dispose de moyens équivalents aux nôtres : ses moyens militaires sont en effet comparables à ceux de la France, sauf dans le domaine nucléaire. Elle a également montré des capacités de manoeuvre et de rebond militaire et diplomatique.

Deuxième succès : la Syrie. L'intervention russe a modifié les rapports de force sur le terrain, ce qui lui a permis de sauver le régime de Bachar el-Assad. Cette intervention a été rendue possible par le retournement de la Turquie. Entre décembre 2015 et la tentative de coup d'État en juillet 2016, la relation entre ces deux pays a profondément évolué, tandis que se développait une coopération ambigüe entre la Russie et l'Iran. Ce succès a trouvé son écho médiatique avec l'accord d'Astana qui, de façon symbolique, n'a pas associé les occidentaux.

Troisième succès : la Russie a été capable de construire un contre-discours idéologique sur la mondialisation que les occidentaux portaient depuis la chute du Mur. La Russie a répondu à la notion de promotion de la démocratie des années Bush par la notion de démocratie souveraine.

La Russie a su exploiter la perte de leadership moral de l'Occident, surtout des États-Unis. Enfin, elle bénéficie d'un effet d'aubaine avec la suppression du partenariat transatlantique de commerce et d'investissement (TTIP) par l'administration Trump.

J'en viens aux moyens utilisés par la Russie. L'outil militaire russe a été modernisé. Ce pays a relancé ses dépenses militaires de façon significative, en y consacrant 4 % de son PIB. Si 2017 marque une décrue des dépenses militaires, ses forces ont été modernisées et elles ont fait la preuve d'une agilité certaine et d'une capacité d'effet levier : pour preuve, les 4 500 hommes projetés en Syrie, avec les conséquences que l'on sait.

La Russie mène donc des guerres limitées sous protection et même intimidation nucléaire, pour obtenir des gains diplomatiques.

Ce pays est également passé maître dans ce qu'il est convenu d'appeler la guerre hybride, qui consiste à articuler divers champs, à mobiliser les ressources psychologiques par des opérations d'influence de grande ampleur. Donc, il mobilise ses ressources humaines, militaires, ses services de renseignement, mais aussi ses relais culturels et humanitaires pour produire un discours médiatique qui permet de brouiller les perceptions aussi bien de ses adversaires que de ses partenaires.

Dernier élément utilisé, tout à fait classique pour la diplomatie soviétique et post-soviétique : l'articulation entre les exportations d'armes et l'utilisation de l'arme énergétique : la Russie s'est ainsi ralliée à l'accord de l'OPEP pour réduire sa production de pétrole à partir de novembre avec, pour conséquence, la remontée des cours.

J'en viens aux objectifs russes. La sécurité reste la principale préoccupation de la Russie, avec la stabilisation de son voisinage et la constitution d'un glacis, ce qui est conforme à sa culture stratégique, d'où l'importance centrale de l'Ukraine mais aussi de la Biélorussie. En réalité, le délitement de l'empire se poursuit depuis vingt ans, avec la multiplication probable de conflits gelés qui vont nous occuper pendant encore une génération. Autre problème : le djihadisme. De nombreux cadres de l'État islamique sont russophones et la Russie veut les éradiquer sur le théâtre syro-irakien pour éviter tout retour, ce qui est un élément de complexité dans ses relations avec la Turquie.

Autre priorité : affaiblir, voire rompre, le lien transatlantique. L'élection du président Trump est une aubaine, car ce lien semble se défaire de lui-même, sans même qu'une intervention extérieure soit nécessaire. Le Kremlin souhaite démontrer que l'article 5 qui lie les partenaires de l'OTAN n'est pas aussi fort qu'il ne le paraît.

Troisième priorité : maintenir l'illusion de l'existence d'un triangle stratégique entre Moscou, Washington et Pékin. Le président Poutine voudrait se poser en arbitre des relations entre les États-Unis et la Chine, si les relations entre ces deux pays venaient à s'envenimer.

Pour conclure, la relation euro-russe se caractérise par quatre dimensions. Une affinité culturelle et historique profonde ; une complémentarité économique réelle ; une confrontation politique également évidente ; une compétition stratégique de plus en plus visible. Notre problème tient à ce que nous privilégions un ou deux de ses aspects sans prendre en compte leur ensemble. En réalité, nous devons les articuler simultanément si nous voulons anticiper au mieux la trajectoire de la Russie.

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