Intervention de Tatiana Kastouéva-Jean

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 15 février 2017 à 10h00
Audition conjointe sur la russie de M. Thomas Gomart directeur de l'institut français des relations internationales ifri et de Mme Tatiana Kastouéva-jean directrice du centre russie-cei de l'ifri

Tatiana Kastouéva-Jean, directrice du Centre Russie-CEI de l'IFRI :

Sur le plan intérieur, l'année 2016 a été plutôt favorable sur le plan économique. La Russie a résisté bien mieux que prévu à la récession, grâce au cours du pétrole qui est resté stable du fait de l'accord conclu en novembre dernier lors de la réunion de l'OPEP. Le cours du rouble, très lié à celui du pétrole, est plus élevé qu'attendu. Le cours flottant du rouble, la réduction des dépenses budgétaires et l'utilisation du fonds de réserve ont facilité les processus d'adaptation de l'économie.

Le PIB ne s'est réduit que de 0,9 % alors qu'en 2015, cette baisse avait été de 3,7 %. Le dernier rapport de la Banque mondiale prévoit une croissance de 1,5 % du PIB pour 2017.

Lors des élections législatives de septembre 2016, le parti Russie Unie a obtenu la majorité constitutionnelle à la Douma ; la popularité du parti et de la présidence n'a pas été contestée, bien que le taux de participation de 47 % ait été plus faible que d'habitude.

Les derniers sondages indépendants montrent que plus de 60 % des citoyens russes souhaitent que Vladimir Poutine soit élu président une quatrième fois. Étrangement, le régime n'affiche pas une sérénité sans faille ; il donne plutôt des signes de nervosité. Ainsi, aucun pilier du régime n'est certain de son avenir. Plusieurs arrestations et limogeages ont eu lieu, depuis un an, au sein des services de sécurité. Récemment, des agents du renseignement ont été accusés de haute trahison et arrêté de façon spectaculaire. Cette affaire est sans doute liée à la publication de communications électroniques de personnalités haut placées. Quel que soit son degré de proximité avec le président Poutine, personne n'est assuré de son avenir. En témoigne l'arrestation l'année dernière du directeur des douanes M. Andreï Belianinov, ou l'arrestation d'un ministre très en vue, Alexeï Oulioukaïev, en automne dernier. Ce type d'affaires peut se multiplier à l'approche de l'élection présidentielle.

Ces deux dernières semaines, divers gouverneurs ont été remplacés. Cinq démissions ont eu lieu, la dernière datant de ce matin même. On observe aussi des tensions entre le centre et les régions : le leader du Tatarstan s'est permis de critiquer les autorités fédérales, ce qui est exceptionnel, en raison d'une répartition inégale des fonds et des ressources fiscales entre les régions. Il a été fortement réprimandé par Dmitri Medvedev.

L'élection présidentielle aura lieu en mars 2018 : le Kremlin aurait pu provoquer une élection anticipée, pour rapprocher celle-ci des élections législatives, mais il ne l'a pas souhaité. Le numéro deux de l'administration présidentielle, Sergueï Kirienko, est en charge de la préparation politique de cette élection. En décembre dernier, lors d'une réunion avec les vice-gouverneurs des régions, il semble avoir fixé des objectifs chiffrés pour les élections : 70 % de participation et 70 % de votes dès le premier tour pour Vladimir Poutine, tout en réduisant le recours à « la ressource administrative », manière délicate de signifier une limitation des falsifications. Il sera difficile d'assurer un taux de participation élevé. En revanche, les candidats seront sans doute les mêmes qu'il y a 20 ans. Le leader du parti communiste, M. Gennady Ziouganov aura 73 ans et M. Vladimir Jirinovski, 71 ans. Nous ne savons pas encore si M. Grigori Iavlinski, chef du parti d'opposition Iabloko, prendra part à cette élection, car le Kremlin n'a pas encore « approuvé » sa participation. Le scénario le plus conservateur et sans intrigue semble donc avoir été privilégié. Évidemment, le Kremlin pourra toujours sortir de sa manche un candidat comme il l'avait fait en 2012 avec Mikhaïl Prokhorov, arrivé deuxième.

Le leader de l'opposition, Alexeï Navalny, a lancé sa campagne de son côté : la question de sa participation a été examinée par l'administration présidentielle et n'a pas encore été tranchée : cela permettrait d'augmenter le taux de participation mais ce candidat a obtenu 25 % lors des élections à la mairie de Moscou en 2013, sans même avoir eu accès aux médias russes. Un nouveau procès a été orchestré en urgence contre lui, qui reproduit le verdict précédent, soit cinq ans d'emprisonnement avec sursis. Or, si la Constitution russe interdit aux personnes condamnées à de la prison ferme de participer aux élections, tel n'est pas le cas pour celles condamnées à du sursis. On ne sait donc encore comment le Kremlin assurera un taux de participation élevé pour légitimer la réélection de M. Poutine tout en limitant les risques.

J'en viens aux incertitudes économiques. Évidemment, l'économie russe reste très dépendante des cours des matières premières et sa croissance est limitée par les contraintes structurelles. Le rouble fort attire les capitaux spéculatifs mais ils peuvent s'évaporer au moindre problème. Le Kremlin a conscience de ces fragilités et a réduit ses dépenses militaires en mettant l'accent sur les forces spéciales, la cyber-sécurité et les forces aériennes au détriment des forces traditionnelles. Ainsi, la Russie est passée du troisième au sixième rang mondial pour les dépenses militaires.

En matière économique, l'absence de pilotage politique est manifeste. La Banque centrale, sous la direction d'Elvira Nabiullina, semble seule à la barre. Certains discours mettent l'accent sur le besoin d'attirer les investisseurs étrangers tandis que d'autres insistent sur la nécessaire protection contre la globalisation. Une partie des élites russe se sent en guerre contre l'Occident. À la lecture des publications économiques, il est frappant de constater le nombre d'articles qui dénoncent la globalisation, décrite comme le prolongement de la guerre froide et dont le but serait d'anéantir la Russie. Ainsi en est-il de la revue sur la pensée militaire, revue officielle du ministère de la défense. Nombre de cercles et de groupes russes appellent à la mobilisation de la société et de l'économie pour répondre à cette « guerre ».

En l'absence de réformes, la lutte contre la corruption est très aléatoire, frappant certaines personnes sans remettre en cause le système. Les comportements de prédation et de rente prospèrent dans les entreprises publiques jusqu'à l'Académie des sciences.

L'affaire de la privatisation de Rosneft ne répond à aucun des critères fixés par le président Poutine en matière de transparence et de meilleure efficacité des actifs. Cette privatisation n'a pas contribué à l'arrivée d'un investisseur stratégique et elle a été faite dans une totale opacité : on ne sait pas aujourd'hui à qui appartiennent les 19 % d'actifs de Rosneft qui ont été vendus. L'influence personnelle d'Igor Setchine semble s'accroître : la question est de savoir s'il pourra exporter du gaz, monopole détenu jusqu'à présent par Gazprom.

J'en viens aux tensions sociales qui s'accumulent. Depuis 2013, les revenus réels de la population ont diminué de 10 %. L'année dernière, 20 millions de personnes, soit 14 % de la population, vivaient en-dessous du seuil de pauvreté. Les clivages sociaux et régionaux sont extrêmement importants. Certaines régions semblent bénéficier d'un régime à part au sein de la Russie : la Tchétchénie vit ainsi sous la charia et, depuis le meurtre du chef de l'opposition, Boris Nemtsov, Ramzan Kadyrov préside sans aucun contre-pouvoir.

La société subit une politique de verrouillage policier et les mentalités redeviennent archaïques. Ainsi en est-il de la récente loi décriminalisant les violences familiales. Certaines pratiques soviétiques renaissent, avec de multiples abus. Voyez les récents propos antisémites publiquement tenus par deux députés. L'église s'immisce de plus en plus dans les politiques scolaires et culturelles. En ce moment, des manifestations ont lieu à Saint-Pétersbourg contre le transfert à l'église orthodoxe russe de la cathédrale de Saint-Isaac.

La population se préoccupe de plus en plus de la politique intérieure : l'état des routes, les taxes, les tarifs et les services publics lui importent. La société est atomisée et des germes de contestation émergent, dans la ligne des manifestations de 2011 et de 2012. La politique extérieure est de moins en moins un sujet de préoccupation de la population. Après l'élection de Trump, les Russes ne voient plus d'ennemis à l'extérieur et 30 % pensent que les autorités ont recours à cet « ennemi extérieur » à des fins de politique intérieure.

Le régime souhaite préserver la stabilité, et donc sa propre survie. La priorité donnée à la sécurité se fait au détriment du développement dans de multiples domaines : formation, recherche, technologies, innovations, infrastructures. Il n'y aura sans doute pas de réforme de modernisation sous la présidence de Poutine qui craint d'ouvrir la boite de Pandore. Tocqueville avait raison en disant dans « L'Ancien régime et la Révolution » que les régimes autoritaires ne sont jamais aussi vulnérables que lorsqu'ils essayent de se réformer. Ce qui s'apparente à la stabilité à court terme risque de s'avérer une impasse au développement à moyen et long terme.

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