Intervention de Éric Bocquet

Commission des affaires européennes — Réunion du 10 avril 2014 à 10h00
Transports — Le dumping social dans les transports européens : rapport et proposition de résolution de m. éric bocquet

Photo de Éric BocquetÉric Bocquet :

L'action de la Commission européenne dans le domaine des transports s'est traduite, ces dernières années, par une volonté effrénée de poursuivre la libéralisation de la plupart des secteurs. Elle a ainsi présenté successivement un quatrième paquet ferroviaire, un projet de d'ouverture des règles du cabotage routier, une proposition de réforme des services portuaires et une nouvelle étape dans le programme Ciel unique. Cet objectif affiché d'une poursuite de la dérégulation n'a pas eu pour corollaire une réflexion sur le statut des travailleurs mobiles qui participent pourtant au bon fonctionnement des transports européens.

Cette dimension sociale était déjà relativement absente des premiers textes de libéralisation des secteurs routier, aérien et maritime au début des années quatre-vingt-dix. Une telle faiblesse des dispositifs communautaires a pu contribuer à faire émerger des pratiques de dumping social, favorisant une concurrence déloyale entre opérateurs. Les transports européens peuvent même apparaître comme un véritable laboratoire en matière d'optimisation sociale et de fraude : recours à de faux indépendants, contrats de travail établis dans des pays dits à bas coûts, sociétés boîtes aux lettres etc. L'absence de lieu de travail fixe et la relative imprécision des normes européennes a longtemps favorisé ces pratiques.

C'est dans ce contexte que j'ai souhaité effectuer un état des lieux des normes européennes et de leur application dans trois secteurs : le transport routier de marchandises, le transport aérien et le transport maritime.

Abordons tout d'abord le cas du secteur du transport routier de marchandises. Notre collègue Fabienne Keller avait déjà constaté dans son rapport sur les mégacamions les écarts de rémunérations et de conditions de travail au sein de l'Union européenne. L'élargissement de l'Union européenne a contribué à dresser une nouvelle carte du transport routier marquée par une prédominance des entreprises des pays d'Europe centrale et orientale. La Pologne possède ainsi le premier pavillon routier en Europe. La part de marché européen du pavillon français évaluée à 50 % en 1999 a été ramenée à 10 %, dix ans plus tard, 21 000 emplois étant supprimés dans l'intervalle. La fin du secteur français du transport routier de marchandises à l'international est, dans ces conditions, actée par nombre d'opérateurs.

Cette évolution n'est pas sans incidence sur les marchés nationaux. À l'issue d'une livraison internationale, un transporteur est en effet autorisé par le droit de l'Union à effectuer trois opérations de fret en sept jours sur le territoire où il vient de livrer. C'est ce qu'on appelle le cabotage, décrit par deux schémas pages 10 et 11 du rapport. Des bourses de fret accessibles en ligne permettent ainsi aux transporteurs de ne pas rentrer « à vide » et de réduire ainsi leurs coûts.

Reste à savoir quel droit s'applique au cours de ces opérations de cabotage, les transporteurs étrangers venant directement concurrencer les locaux. En théorie, le noyau dur - salaire, temps de travail, congé - prévu par la directive détachement de travailleurs devrait s'appliquer. Je dis en théorie car cette référence à la directive n'est placée que dans un considérant du règlement de 2009 qui encadre le cabotage. Et certains États, dont la France, ne l'ont pas transposé, arguant logiquement de la difficulté à contrôler des opérations qui restent d'une durée limitée.

Il n'empêche qu'aujourd'hui notre pays est vingt fois plus caboté qu'il ne cabote. Les opérations de cabotage représenteraient ainsi 10 % des transports intérieurs de marchandises contre 2 % en moyenne de l'Union européenne. Le cabotage est ainsi très prégnant dans les zones transfrontalières, en particulier à proximité de l'Espagne et de la Belgique. On assiste en outre à l'émergence de ce que l'on appelle le grand cabotage. Un transporteur roumain parti effectuer une livraison en France peut ainsi optimiser son trajet de retour via les bourses de fret et effectuer trois opérations de cabotages en France, puis trois en Italie, puis trois en Autriche et trois en Hongrie avant de regagner son pays. Rien ne l'interdit non plus de revenir sur ses pas, en prenant depuis l'Autriche ou l'Italie une livraison pour un pays voisin.

Cette concurrence au sein même des marchés nationaux n'est pas sans conséquence sur les petites entreprises, fragilisées, mais aussi sur les grands groupes, tentés par une réduction des coûts. Ceux qui ont développé des filières en Roumanie ou en Pologne tendent à faire venir sur leurs bases françaises les chauffeurs de ces pays, en principe pour des opérations internationales. En jouant avec les règles du cabotage, ces chauffeurs restent un mois en France, rémunérés aux conditions du pays d'envoi. Au risque que ces entreprises soient condamnées in fine pour prêt de main d'oeuvre et délit de marchandage.

Dans ces conditions, toute libéralisation du régime actuel de cabotage, envisagée un temps par la Commission européenne, apparaît dangereuse, tant elle exacerberait la concurrence. Je note d'ailleurs que l'IRU, le syndicat patronal international du secteur, s'y oppose comme la plupart des États européens d'ailleurs, même à l'Est.

Le seul moyen de réduire le dumping consiste me semble-t-il en l'application du noyau dur de la directive sur le détachement des travailleurs. Celle-ci n'est cependant possible que si des contrôles adaptés sont institués. La mise en place du tachygraphe dit « intelligent » qui permet la géolocalisation des véhicules devrait faciliter la mise en oeuvre de ceux-ci. Il facilitera également le contrôle de temps de conduite et devrait permettre de juguler un certain nombre de fraudes observés sur les dispositifs antérieurs, analogiques ou numériques. Reste que si les nouveaux véhicules doivent être équipés dès 2018 de ce nouvel instrument, le règlement publié en début d'année prévoit une mise aux normes étalée sur 15 ans pour le parc existant. Les États membres ont, de leur côté, 15 ans pour mettre à niveau leurs logiciels de contrôle. L'efficacité des contrôles passe pourtant par une généralisation du nouveau dispositif et des logiciels de contrôle adéquats dès 2018.

Par ailleurs, le droit de l'Union européenne ne prévoit aucune norme destinée à encadrer l'utilisation des véhicules utilitaires légers - les VUL de moins de 3,5 tonnes - qu'il s'agisse du cabotage, du tachygraphe ou du temps de travail. Seul le droit français est précis sur ce thème. Il n'est donc pas étonnant de voir un certain nombre de livraisons effectuées par ces véhicules venus d'autres États membres, créant notamment les conditions d'une concurrence déloyale avec les camions de plus de 3,5 tonnes.

En ce qui concerne le transport aérien, nous avons tous en mémoire le récent jugement du Tribunal d'Aix-en-Provence condamnant Ryanair à requalifier ses contrats de travail irlandais en contrat de droit français pour ses salariés affectés à la base de Marseille. Le juge s'est appuyé dans sa décision sur la notion française de base d'exploitation, prévue par un décret de 2006. Aux termes de celui-ci, les personnels navigants des compagnies aériennes sont rattachés au régime de sécurité sociale et au droit du travail de l'État au sein duquel se trouve le lieu où ils prennent et terminent leur service. Cette notion renvoie à celle de base d'affectation reconnue par le droit de l'Union européenne en matière de sécurité sociale mais aussi à la convention dite de Rome I, transposée en 2008 dans la norme communautaire. Celle-ci garantit l'applicabilité de la loi de l'État dans lequel le salarié exerce ses activités professionnelles plutôt que celle de l'État du siège de l'employeur.

L'émergence de la notion de base d'exploitation donne aujourd'hui lieu à deux types de fraude, dans un contexte de montée en puissance des compagnies low cost. La mise en avant d'une fausse base et le recours aux faux indépendants. La compagnie Air Hermès née de la scission d'Air Méditerranée affecte tous ses personnels navigants à Athènes alors même qu'ils effectuent leur service depuis l'aéroport Roissy-Charles de Gaulle. CityJet, filiale d'Air France jusqu'en mars 2014, ne déclare pas en France, quant à elle, la totalité des personnels navigants prenant leur service depuis Roissy. Le recours aux faux indépendants constitue, quant à lui, une spécialité de Ryanair, mais qui tend à s'étendre à d'autres compagnies. Je décris la procédure utilisée pages 39 et 40 du rapport. 70 % des pilotes et 60 % des personnels navigants commerciaux seraient ainsi recrutés par la compagnie irlandaise sous ce statut et payés à l'heure de vol, ce qui n'inclut donc pas le temps de service. Rappelons que cette même compagnie a reçu 791 millions d'euros de subventions publiques en 2011 de la part d'États membres souhaitant maintenir l'activité de leurs aéroports régionaux. Le dumping social bénéficie du concours financier du contribuable. Il me semble donc urgent de réfléchir au niveau européen à la mise en place d'un véritable statut de l'indépendant. Le comité du dialogue social européen pour l'aviation civile travaille sur ce sujet et devrait rendre ses conclusions à la fin de l'année. Il est nécessaire d'appuyer une telle démarche.

A ces contournements des règles s'ajoute dans le transport aérien des doutes sur la portée des mesures présentées par la Commission européenne. Adoptées au terme de la procédure de comitologie, les règles européennes en matière de temps de travail des personnels navigants ont suscité un débat vif entre les représentants de la profession d'un côté et ceux de l'Agence européenne pour la sécurité aérienne - l'AESA - de l'autre. L'enjeu était notamment la question des lieux de repos hebdomadaire et la prise en compte des temps de réserve. La solution adoptée semble avoir mécontenté l'ensemble des organisations professionnelles. Les standards retenus sont pour certains inférieurs à ceux mis en place aux États-Unis. Pire, certaines dispositions pourraient faciliter la mise en place de véritables bases flottantes, à rebours de l'idée communément admise de base d'exploitation. La position de l'AESA et donc de la Commission européenne est à de fait sujette à caution. Rappelons que l'AESA a été critiquée par la Cour des comptes européenne en 2012 pour ne pas avoir mis en place de dispositif destiné à prévenir les conflits d'intérêts. Par ailleurs, un ancien commissaire européen est aujourd'hui membre du conseil de surveillance de Ryanair.

Les projets de libéralisation des services aéroportuaires de la Commission européenne, regroupés au sein du dispositif Ciel unique +, suscitent également des interrogations. L'ouverture à la concurrence de l'ensemble des services d'appui, à l'image de la météorologie, comme l'objectif affiché de baisse des redevances aéroportuaires ne sont pas étayés par une étude d'impact conséquente, destinée à prouver les avantages d'une telle réforme. Celle-ci est contestée par l'Allemagne et la France. Il me semble qu'il convient de s'associer à cette opposition et demander à la Commission européenne de mieux évaluer les incidences, à la fois financières et sociales, de son paquet.

Venons-en enfin au secteur du transport maritime. Celui-ci est sans doute le plus libéralisé au monde. La concurrence entre les États pour maintenir la compétitivité de leurs flottes, induite en partie par la multiplication des pavillons de complaisance, a longtemps primé sur les conditions de travail à bord. Ce qui s'est traduit notamment au sein de l'Union européenne par une multiplicité de statuts pour les gens de mer et de nombreuses dérogations aux droits reconnus à l'ensemble des travailleurs. L'adoption de la Convention maritime internationale en 2006, entrée en vigueur le 20 août 2013, semble néanmoins enclencher aujourd'hui un mouvement vertueux dans le domaine social.

La dégradation des conditions de travail et l'accroissement de la concurrence déloyale au sein du secteur du transport maritime ont en effet conduit les représentants des États, des armateurs et des gens de mer à élaborer cette convention, dans le cadre de l'Organisation internationale du Travail (OIT). L'objectif affiché consiste en la mise en place de normes sociales internationales minimales destinées à garantir une concurrence loyale. L'introduction d'une certification sociale des navires par l'État du pavillon et d'un mécanisme de contrôle des navires par l'État du port doit permettre sa mise en oeuvre effective. La principale nouveauté consiste en la mensualisation du paiement des salaires, qui doit être au moins équivalent au minimum établi par l'OIT. Celle-ci a fixé le minimum accordé aux matelots qualifiés à 585 dollars mensuels (426 euros) pour l'année 2014. Cette convention a été transposée dans le droit de l'Union européenne par quatre directives adoptées entre 2009 et 2013.

Les gens de mer font par ailleurs l'objet ces dernières années d'un alignement progressif de leurs conditions de travail sur la norme européenne admise pour l'ensemble des salariés. Cette mise à niveau est en partie motivée par le souhait de répondre à la crise des vocations qui touche ce secteur.

La question du droit du travail applicable aux gens de mer employés à bord d'un navire d'un État membre de l'Union européenne est en principe traitée par un règlement concernant l'application du principe de la libre-circulation des services au transport maritime à l'intérieur des États membres. Ce cabotage maritime s'applique aux armateurs communautaires exploitant des navires immatriculés dans un État membre et battant pavillon de cet État membre. Toutes les questions relatives à l'équipage relèvent de la responsabilité de l'État dans lequel le navire est immatriculé, soit l'État du pavillon Le règlement prévoit néanmoins une exception visant le cabotage avec les îles. Toutes les questions relatives à l'équipage relèvent de la responsabilité de l'État dans lequel le navire effectue un service de transport maritime, soit l'État d'accueil.

Le développement du système low cost dans le transport aérien au début des années 2000 a cependant été largement été anticipé au sein du secteur de la marine marchande. Le faible encadrement de la liberté de pavillon dans un contexte économique difficile a eu pour conséquence la recherche d'une immatriculation à bas coût et d'une affiliation aux normes sociales les moins exigeantes. Le recours aux pavillons de complaisance ou à des pavillons de second registre, désormais utilisés par certains États membres de l'Union européenne dont la France, ainsi qu'aux sociétés de fourniture de main-d'oeuvre ou sociétés de manning contribue à généraliser ce dumping social.

S'il est incontestable que les pavillons de second registre, qui prévoient des exemptions de charges sociales ou la limitation du droit de l'État du pavillon à quelques membres d'équipages, permettent de stabiliser en volume la flotte européenne, ce système peut venir créer des distorsions de concurrence au sein du marché intérieur. Je pense par exemple à la navigation au sein des eaux territoriales françaises et notamment le cabotage avec les îles. Corsica Ferries, qui a perçu 147 millions d'euros de subventions publiques depuis 2001 via l'aide sociale, navigue ainsi avec un pavillon bis italien. La compagnie contourne par ailleurs les règles européennes en rémunérant des marins roumains aux conditions de leurs pays. Le pavillon maltais est de son côté considéré comme un pavillon de complaisance. L'immatriculation de sa flotte à Malte a d'ailleurs permis à Irish Ferries de licencier ses marins irlandais pour ses marins irlandais en 2005 et recruter en lieu et place des marins issus des pays baltes.

En ce qui concerne les sociétés de manning, je relève que les dispositions les concernant prévues dans la Convention maritime internationale n'ont pas été transposées dans le droit de l'Union, sans doute à la demande de certains États fournisseurs de main d'oeuvre. 75 % des marins employés sur des navires de l'Union européenne sont pourtant issus des pays tiers. Le cas décrit dans le rapport où des marins malgaches employés sur un navire français touchent 210 euros par mois est assez symptomatique des pratiques constatées dans ce secteur. Il me semble urgent de mettre en place une certification européenne de ces agences, à l'instar de ce que l'Union a déjà créé pour vérifier la formation des marins des États tiers employés sur ses navires.

La priorité de la Commission européenne semble aujourd'hui aller vers une libéralisation de l'accès aux services portuaires. Sans remettre en cause le statut des dockers, la Commission souhaite ouvrir à la concurrence la plupart des services nautiques - pilotage, dragage, remorquage - et encadrer l'autonomie des gestionnaires de ports en matière de fixation de redevance. Là encore on peut s'étonner d'une remise en cause d'un système pourtant mis en oeuvre dans la plupart des pays du monde. Les services nautiques constituent avant tout une mission de service public et participent directement à la sécurité des ports. Rappelons par ailleurs que la politique tarifaire des ports est aussi conditionnée par leur rôle d'aménageur du territoire, alors que la Commission européenne ne l'envisage avant tout que comme un frein à la compétitivité. Il y a lieu, dans ces conditions, de s'interroger, avec le gouvernement sur l'opportunité d'une telle réforme, qui suscite également des réserves au sein du Parlement européen et du Comité économique et social européen.

Pour conclure mon propos, je souhaitais rappeler que la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne tend depuis 2011 à garantir une meilleure protection aux travailleurs mobiles. Cette jurisprudence s'appuie sur la transposition dans le droit européen de la Convention dite de Rome I. Dans la lignée du renforcement des normes européennes en matière de détachement des travailleurs, il convient désormais de codifier cet acquis, de développer les moyens de contrôle en précisant certains textes existants et de veiller à mieux évaluer les conséquences sociales des textes visant à créer un marché unique des transports. C'est le sens de la proposition de résolution que je vous propose de voter.

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