Intervention de Marie-Thérèse Bruguière

Commission des affaires européennes — Réunion du 16 février 2011 : 1ère réunion
La situation au kosovo Audition de M. Jean-François Fitou ambassadeur de france au kosovo de Mme Marie-Thérèse Bruguière et de M. Jean-Claude Frécon sénateurs

Photo de Marie-Thérèse BruguièreMarie-Thérèse Bruguière :

Répondant à l'invitation du ministère des affaires étrangères, le Sénat m'a désignée en novembre 2010 pour participer à l'observation des élections législatives anticipées du 12 décembre dernier au Kosovo. Je me suis, à cet effet, rendue sur place aux côtés de Christian Ménard, député du Finistère, du 10 au 13 décembre.

Faute de consensus en leur sein sur l'indépendance du Kosovo -seuls 75 États ont reconnu le Kosovo dont 22 membres de l'Union européenne -, les grandes organisations internationales, qu'il s'agisse du Conseil de l'Europe ou de l'OSCE, n'ont pu dépêcher de mission d'observation sur place. Le Parlement européen a délégué de son côté sept observateurs sous la présidence de Doris Pack, une eurodéputée allemande. Il s'agissait, avec Christian Ménard et moi-même, des seuls élus issus de parlements étrangers présents sur place. Des organisations non gouvernementales, internationales et locales, étaient, quant à elles, représentées par environ 32 000 observateurs, dont 840 étrangers.

Avant de revenir sur les résultats de cette élection et les conséquences sur le paysage politique local, il convient de s'attarder quelques instants sur le contexte dans lequel se déroulait le scrutin.

Un jugement de la Cour constitutionnelle a contraint le Président de la République, Fatmir Sejdiu, à démissionner de son poste le 27 septembre dernier. Répondant à une plainte déposée par 32 députés, la Cour constitutionnelle a en effet estimé que le chef de l'État avait violé la Constitution en cumulant son mandat avec la présidence de la Ligue démocratique du Kosovo, la LDK de feu Ibrahim Rugova.

Le chef de l'État est, au Kosovo, désigné par les membres du Parlement. Fatmir Sejdiu, élu une première fois en 2006 après la mort de son prédécesseur, Ibrahim Rugova, a été réélu en 2008. Il est, à cet égard, devenu le premier président d'un Kosovo indépendant.

Après la démission du Président, les deux principaux partis du pays - la LDK et son partenaire au sein de la coalition gouvernementale, le parti démocratique du Kosovo, le PDK - ne sont pas parvenus à trouver un accord sur les modalités de la réélection de son successeur.

Le PDK, issu de l'armée de libération du Kosovo, l'UCK, est le premier parti du Kosovo. Il est dirigé par Hashim Thaçi, actuel Premier ministre. Le PDK souhaitait que le successeur de M. Sejdiu termine le mandat de celui-ci et exerce en conséquence ses fonctions jusqu'en janvier 2013. La LDK, préférant que le nouveau chef de l'État soit élu pour cinq ans, a préféré quitter la coalition gouvernementale le 15 octobre.

Cette coalition était déjà fragilisée par les débats sur la politique de privatisations à mener, la LDK étant plus mesurée sur ce sujet que son partenaire.

La motion de censure contre le gouvernement, déposée le 2 novembre par les députés de l'Alliance pour un nouveau Kosovo, l'ARK, du milliardaire Bexhet Pacolli s'est inscrite dans ce contexte troublé. Son succès - 66 députés sur 120 ont voté le texte - a conduit à la dissolution du Parlement et à l'organisation d'élections législatives anticipées. Les membres du PDK ont, à la différence de ceux de la LDK, voté pour cette motion, le Premier ministre estimant qu'un scrutin anticipé permettrait de clarifier la situation. La LDK a, à cet égard, dénoncé la volonté du PDK de manipuler le calendrier électoral.

Si la campagne électorale fut, en conséquence, courte, elle a été néanmoins le cadre d'une modification du paysage politique local.

Le 7 novembre, l'ancien président de la République, Fatmir Sedjiu a ainsi été supplanté par Isa Mustafa, maire de Pristina, à la tête de la LDK. D'anciens membres de la LDK réunis autour du fils d'Ibrahim Rugova, Ukë Rugova, ont, par ailleurs, fait campagne commune avec l'Alliance démocratique du Kosovo, l'AAK. Cette formation est issue de l'aile droite de l'UCK et dirigée par l'ancien Premier ministre Ramush Haradinaj, actuellement en détention à La Haye dans l'attente de son procès pour crimes de guerre devant le Tribunal pénal pour l'ex-Yougoslavie.

On note une profonde proximité programmatique en ce qui concerne les grandes formations politiques, la plupart se rejoignant sur le thème d'une intégration rapide au sein des institutions européennes et atlantique et une libéralisation du régime des visas.

Seul le Mouvement pour l'Autodétermination - Vetëvendosje - d'Albin Kurti, ancien porte-parole de l'UCK, qui avait boycotté le scrutin de 2007, proposait un projet alternatif, militant tout à la fois pour le départ des forces internationales et de l'Union européenne du Kosovo et son rattachement à l'Albanie. La nouveauté de ce discours, pourtant radical, explique la percée du Mouvement pour l'Autodétermination dans les enquêtes d'opinion avant le scrutin.

L'une des principales interrogations du scrutin concernait la participation de la minorité serbe. Belgrade avait officiellement appelé au boycott des élections législatives. Certaines formations politiques et des intellectuels serbes ont néanmoins appelé au vote. L'ouverture des bureaux de vote au nord du fleuve Ibar, le fleuve qui traverse Mitrovica, était la question la plus épineuse. Cette région située au nord du pays est majoritairement serbe et ne reconnaît pas l'indépendance. Des progrès ont, à cet égard, pu être enregistrés par rapport aux élections municipales de novembre 2009, premier scrutin organisé depuis l'accession à l'indépendance du Kosovo. 14 bureaux de vote mobiles, qui sont en fait des véhicules automobiles postés à la sortie des villes, et 8 centres de vote fixes ont ainsi pu être mis en place, en dépit de l'appel au boycott et de l'hostilité affichée d'une large partie de la population à l'égard du processus électoral.

Si la participation au scrutin des 40 000 Serbes vivant au nord de l'Ibar n'était pas escomptée, l'implication des 60 000 Serbes isolés dans les enclaves du sud de l'Ibar était, quant à elle, attendue. Les élections municipales de novembre 2009 avaient, en effet, été l'occasion de mesurer une certaine mobilisation. Cette dichotomie entre les Kosovars d'origine serbe du nord et ceux du sud s'explique par le désengagement progressif de Belgrade au sein des enclaves du sud. En 2010, la Serbie a ainsi versé environ 42 millions d'euros aux structures parallèles serbes au Kosovo soit moitié moins que l'année précédente. Par structures parallèles, j'entends les équipes municipales qui exercent une autorité de fait dans les enclaves serbes, qui ne reconnaissent pas l'indépendance du Kosovo et ne tirent leur légitimité que de Belgrade. Huit partis serbes ont, en conséquence, participé à la campagne, contre une seule formation lors du scrutin précédent.

Concernant l'élection elle-même, nous avons pu constater sur place d'importants phénomènes de fraude, notamment dans la ville de Skenderaj, fief du PDK. Ces entorses à la loi électorale prenaient des formes variées : votes familiaux, incitations à voter pour le PDK et certains de ses candidats dans les isoloirs, intervention des assesseurs dans les isoloirs, signatures identiques pour plusieurs noms sur les registres de vote, votes multiples, coupures électriques opportunes, accès empêchés aux bureaux de vote, irrégularités manifestes lors du décompte des suffrages, tentatives de répartition des bulletins blancs entre les partis. Les « invitations » à sortir lors du dépouillement qui m'ont été adressées sont venues confirmer que le principe de transparence n'était pas respecté.

Ainsi, le chiffre de la participation dans la municipalité de Skenderaj, 93,8 %, alors que la moyenne nationale s'élève à 47,80 % dans le pays, est venu corroborer cette impression de bourrage des urnes. Si le taux de participation au nord du pays est quant lui proche du néant, oscillant entre 1,5 et 6 %, les chiffres enregistrés dans les enclaves serbes du sud du pays s'inscrivent, eux, dans la moyenne nationale.

Les premiers résultats proclamés le 13 décembre ont mis en relief une victoire du PDK avec 33,6 % des voix, devant la LDK, 23,5 % des suffrages, le Mouvement pour l'Autodétermination, 12,2 % et l'AAK, 10,8 %.

171 plaintes ont néanmoins été déposées concernant des irrégularités au sein de bastions électoraux du PDK, dont Skenderaj, mais aussi dans une circonscription acquise à l'AAK ainsi qu'à Mitrovica. De nouveaux votes ont donc ont été organisés les 9 et 23 janvier derniers. Ces invalidations n'ont pas considérablement modifié le résultat, le PDK voyant néanmoins son score ramené à 32 % des suffrages selon les premières estimations, la LDK atteignant 24,7 % des voix.

L'image du PDK et, dans une moindre mesure, celle de l'AAK devraient néanmoins être altérées au sein de l'opinion publique. La question de la légitimité de la victoire du PDK le 12 décembre est, en effet, implicitement posée.

Le succès du PDK demeure donc à plus d'un titre relatif. S'il demeure le premier parti du Kosovo, il ne progresse pas et doit trouver de nouveaux partenaires en vue de constituer une coalition gouvernementale. Celle-ci devrait probablement réunir le PDK, ses frères ennemis de l'AAK, ainsi que l'ARK dont le président-milliardaire Pacolli aspire à devenir chef de l'État, et plusieurs partis représentant les minorités. Elle devrait ainsi comprendre le Parti libéral indépendant serbe, le SLS, déjà membre du gouvernement sortant. Grand vainqueur du scrutin dans les enclaves serbes du Sud, ce parti est également visé par des allégations de fraude électorale, que viennent corroborer des scores aux allures de plébiscite : 80 % des voix à Gracanica par exemple.

Il y a également lieu de s'interroger sur l'applicabilité du programme du PDK. Le gouvernement sortant a d'ores et déjà pu faire adopter une disposition du programme électoral du PDK, qui prévoyait une augmentation des salaires des fonctionnaires et des pensions de 30 à 50 % juste avant le nouveau vote organisé le 9 janvier. Le coût d'une telle mesure, 100 millions d'euros, n'est pas sans laisser songeur au regard du montant du déficit public kosovar en 2010 : 130 millions d'euros. On peut, par ailleurs, demeurer circonspect sur une autre promesse du parti du Premier ministre sortant : la libéralisation des visas à destination de l'Union européenne, dont bénéficient désormais tous les pays des Balkans. Aucune avancée en ce sens ne semble, en effet, à l'ordre du jour. La déception risque d'être de taille pour les électeurs.

Au-delà du programme, la question du climat qui va entourer les premiers pas du futur gouvernement est également posée. L'emballement médiatique autour du rapport de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe sur un éventuel trafic d'organes mis en place par l'UCK en 1998-1999, qui vise nommément le chef du gouvernement kosovar, devrait fragiliser le parti majoritaire. Ces accusations viennent s'ajouter aux enquêtes de la mission civile européenne EULEX sur place sur les pratiques délictueuses des dirigeants du PDK. Je pense notamment à l'implication supposée du parti majoritaire dans le trafic de carburant et d'héroïne. A ce sujet, on s'interrogera sur la coalition gouvernementale éventuelle réunissant le PDK et l'AAK, liée pour sa part à la contrebande de cigarettes et au trafic de cocaïne.

C'est en fonction de ce climat malsain que l'on doit analyser le résultat de la LDK. Ce parti devrait conserver le même nombre de députés, ce qui signifie que le parti a su dépasser la crise qui semblait le miner depuis la disparition d'Ibrahim Rugova. Le renouvellement de sa direction et le souhait d'Isa Mustafa d'axer une partie de son action sur la dénonciation des affaires de corruption et la lutte contre le crime organisé devrait rencontrer un écho croissant. En rompant avec la famille Rugova, Isa Mustafa entend faire abandonner à sa formation les habitudes liées au combat indépendantiste et l'ancrer définitivement dans la modernité. Il pose, à cet égard, la LDK en véritable alternative aux partis issus de l'UCK.

Il faut également s'interroger sur la percée du Mouvement pour l'Autodétermination, même si son résultat est en deçà des prévisions. Devenue la troisième force politique du pays, elle incarne une radicalisation croissante d'une partie de l'électorat kosovar, à l'heure où les négociations devraient prochainement s'ouvrir avec Belgrade sur les modalités d'une coopération administrative entre les deux États. Les affaires qui entourent la majorité renforcent également sa position, le parti rejette en effet les missions internationales sur place en raison de leur passivité face à la corruption et au crime organisé. Dans un pays où le PIB par habitant demeure au niveau de celui de 1981, 1 759 euros par an, la montée de ce parti tient aussi à la prise en compte dans son programme des préoccupations sociales de la population et la promotion concomitante d'un État fort destiné à répondre à ces difficultés.

Le renouvellement de la classe politique demeure néanmoins partiel, comme en témoigne l'impossibilité pour des formations de type civique d'accéder à la représentation nationale. Successeur du parti ORA, le mouvement citoyen FER (Fryma e Re) n'a pas dépassé les 5 % requis. Composés de personnalités issues de la société civile, il milite pour une démocratisation du Kosovo et une adaptation du pays aux normes européennes.

La situation politique demeure donc encore marquée par le poids des formations issues du combat indépendantiste. S'il est toujours délicat de parier sur un essoufflement de celles-ci, il ne serait néanmoins pas étonnant d'assister à une certaine lassitude de la part de la population à l'égard des anciens hérauts de l'UCK dans les prochains mois. Le Kosovo pourra, alors, définitivement dépasser les logiques politiques de l'après-guerre.

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