Outre les dispositions des directives « services » et « reconnaissance des qualifications professionnelles », la réglementation des professions juridiques dans notre pays doit aussi tenir compte de deux autres aspects : d'une part, la jurisprudence des cours européennes, et, d'autre part, les recommandations adressées à la France au titre du semestre européen.
La jurisprudence des cours européennes revêt une importance particulière pour apprécier la conformité au droit européen des législation et réglementation nationales relatives aux professions juridiques réglementées.
Deux exemples, aux conclusions différentes, permettent de l'illustrer.
Le premier concerne la profession d'avocat aux conseils, c'est-à-dire au Conseil d'État et à la Cour de cassation, qui a le statut d'officier ministériel et qui bénéficie d'un monopole de la représentation et de la plaidoirie devant les juridictions suprêmes. Le nombre d'offices est très restreint (60) et n'a de facto pas évolué depuis 1817.
Ce statut n'est pas contraire au droit européen en matière de liberté d'établissement et de prestation de services. Une directive de 1998 qui concerne les avocats comporte plusieurs dispositions en ce sens. Par ailleurs, la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH) s'est à plusieurs reprises prononcée sur la compatibilité du caractère obligatoire du ministère d'avocat aux conseils avec les dispositions de l'article 6, paragraphe 1 de la Convention européenne des droits de l'Homme qui garantit le droit à un procès équitable.
Le second exemple concerne la profession de notaire.
Dans un arrêt important de 2011, la CJUE s'est prononcée sur le fait de savoir si, en imposant une condition de nationalité pour l'accès à la profession de notaire, la France avait manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des dispositions du Traité relatives à la liberté d'établissement et aux exceptions à ce principe liées à l'exercice de l'autorité publique. Par cet arrêt, la CJUE a apporté une réponse positive à cette question. Elle a en effet considéré que la dérogation prévue au principe de la liberté d'établissement « doit être restreinte aux seules activités qui, prises en elles-mêmes, constituent une participation directe et spécifique à l'exercice de l'autorité publique ». Au terme d'une longue démonstration, la Cour, rappelant que « c'est au regard de la nature des activités en cause, prises en elles-mêmes, et non pas au regard du [statut spécifique des notaires dans l'ordre juridique français] en tant que tel, qu'il convient de vérifier si ces activités relèvent de la dérogation » au principe de la liberté d'établissement, a jugé que « les activités notariales, telles qu'elles sont définies en l'état actuel de l'ordre juridique français, ne participent pas à l'exercice de l'autorité publique ». Tirant les conséquences de cet arrêt, le décret du 17 octobre 2011 a modifié la réglementation française et ouvert le notariat aux ressortissants des autres États membres.
Pour autant, la Cour a aussi précisé que « le fait que les activités notariales poursuivent des objectifs d'intérêt général, qui visent notamment à garantir la légalité et la sécurité juridique des actes conclus entre particuliers, constitue une raison impérieuse d'intérêt général qui permet de justifier d'éventuelles restrictions [à la liberté d'établissement] découlant des spécificités propres à l'activité notariale, telles que l'encadrement dont les notaires font l'objet au travers des procédures de recrutement qui leur sont appliquées, la limitation de leur nombre et de leurs compétences territoriales ou encore leur régime de rémunération, d'indépendance, d'incompatibilités et d'inamovibilité, pour autant que ces restrictions permettent d'atteindre lesdits objectifs et sont nécessaires à cette fin ».
Au total, la Cour a estimé que les activités notariales sont concernées par la liberté d'établissement dans la mesure où elles ne participent pas à l'exercice de l'autorité publique. Il convient de noter une divergence sur ce point entre la CJUE et un arrêt du Conseil d'État de 2006 de même qu'avec une décision du Conseil constitutionnel de novembre dernier au titre d'une question prioritaire de constitutionnalité.
Pour aussi important qu'il soit, l'arrêt de la CJUE concerne toutefois la seule profession de notaire et ne porte que sur la seule question de la nationalité requise, sans se prononcer ni sur le statut et l'organisation du notariat dans l'ordre juridique français ni sur les conditions d'accès, autres que celles liées à la nationalité, à la profession de notaire en France. De manière générale, il n'est pas possible d'affirmer que la décision de 2011 doit être interprétée comme signifiant que le statut d'officier public ou ministériel serait en soi contraire au droit européen. Jusqu'à présent, ce statut n'a d'ailleurs pas été contesté par la Commission ni par la CJUE au motif qu'il serait contraire au droit européen. En effet, la Cour de Luxembourg juge au cas par cas et il ne faut pas tirer de généralités de son arrêt.
Le ministère de la justice nous a indiqué que « l'arrêt pourrait ne pas être sans conséquence sur les autres professions juridiques ou judiciaires réglementées, notamment les greffiers des tribunaux de commerce, les commissaires-priseurs judiciaires ou les avocats au Conseil d'État et à la Cour de cassation » dès lors que, parmi ces professions, « la condition de nationalité française est exigée par décret en Conseil d'État pour les huissiers de justice et les greffiers des tribunaux de commerce ». Toutefois, le ministère considère qu' « il est possible de soutenir que les professions précitées relèvent de l'article 51 [du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne], malgré une jurisprudence restrictive de la CJUE pour l'appréciation de la notion de participation à l'exercice de l'autorité publique au sens de cet article ». En effet, selon cet article, « sont exceptées de l'application des dispositions du présent chapitre, en ce qui concerne l'État membre intéressé, les activités participant dans cet État, même à titre occasionnel, à l'exercice de l'autorité publique ».
Notre pays doit aussi tenir compte des recommandations que lui adresse le Conseil de l'Union européenne dans le cadre du semestre européen, même si ces recommandations ne revêtent pas un caractère contraignant.
Depuis 2012 au moins, le Conseil, dans sa recommandation concernant le programme national de réforme de la France et portant avis sur son programme de stabilité, a systématiquement demandé à notre pays de poursuivre ses efforts pour supprimer les restrictions injustifiées dans les professions et secteurs réglementés.
Au total, la réglementation des professions juridiques en France doit prendre en compte des directives qui, dans l'esprit des traités, favorisent la libre concurrence, mais qui ne méconnaissent pas certaines spécificités. Ces directives fixent un cadre d'action et des principes généraux dont le respect est contrôlé par le juge européen au cas par cas. Par ailleurs, la réforme des professions juridiques réglementées est certes recommandée par le Conseil de l'Union européenne, mais elle figure parmi un ensemble de mesures attendues des États membres. Il pourrait donc paraître excessif d'affirmer qu'une telle réforme est exigée « par l'Europe ».