La future stratégie européenne de défense et de sécurité sera plus ambitieuse, monsieur Pueyo. L'opération Sophia a été décidée après que le naufrage de deux embarcations au cours du week-end du 18 avril 2015 a provoqué la noyade de 1 200 migrants au large des côtes libyennes. Le Conseil européen a alors engagé un plan de lutte contre les trafiquants d'êtres humains. Les équipages des navires utilisés à cette fin n'ont pas pour mandat explicite de sauver les migrants mais ils le font bien évidemment pour respecter la Convention sur le droit de la mer et l'obligation morale qui s'impose à eux. À ce jour, 9 800 personnes ont été sauvées. L'opération Sophia est en phase 2a, celle de l'arraisonnement en haute mer des embarcations servant aux passeurs et de l'arrestation de ces derniers. La phase 2b consistera à procéder de la même manière dans les eaux territoriales libyennes.
Toutefois, l'enclenchement des phases 2b puis 3, qui rendraient l'opération Sophia beaucoup plus efficace, suppose bien entendu que le gouvernement libyen en fasse la demande. C'est une autre des raisons pour lesquelles nous insistons avec force pour qu'un gouvernement d'union nationale s'installe en Libye.
Vous m'avez interrogé, monsieur Fromion, sur l'éventualité d'une nouvelle résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies. Il est très peu probable que la Russie accepte de voter une résolution prévoyant une force d'interposition en Libye, que ce soit dans le cadre du chapitre VII de la charte des Nations Unies ou qu'il s'agisse de répondre à l'obligation de protéger - cette obligation, au demeurant, vaut pour la protection des hommes, non pour celle des sites. Il ressort des contacts pris avec la Russie qu'elle ne donnera pas ce mandat, et l'on peut penser que dans ce contexte la Chine s'y opposerait également
Au Maghreb, monsieur Quentin, la situation diffère selon les États considérés. La Tunisie doit être particulièrement aidée notamment compte tenu de sa transition démocratique et de sa fragilité socio-économique. Nous avons renforcé nos efforts et reçu le Premier ministre tunisien au Conseil des affaires étrangères il y a quelques mois, et M. Gilles de Kerchove, coordinateur européen pour la lutte contre le terrorisme, s'est rendu en Tunisie. Nous aidons ce pays autant que nous pouvons mais, à mon sens, l'aide européenne devrait être plus massive encore.
Nos relations avec le Maroc sont excellentes mais elles se sont dégradées après que la Cour de justice de l'Union européenne, faisant droit en première instance à la requête du Front Polisario, a annulé l'accord commercial sur les produits agricoles signé entre le Maroc et l'Union. Mme Mogherini s'est rendu au Maroc et ce déplacement a rétabli les relations. Mais le Maroc reste très sensible à cette affaire. À la demande de la France, l'Union européenne a fait unanimement appel de la décision de la Cour et demandé que l'appel soit traité en procédure accélérée ; il y faudra de six à huit mois.
Nous nous interrogeons comme vous sur la succession, un jour, du président Bouteflika, et sur l'avenir économique d'une Algérie touchée de plein fouet par la baisse des prix du pétrole, alors que son économie est peu diversifiée. L'Union européenne est prête à renforcer sa coopération avec ce pays.
Je puis vous promettre, monsieur Fromion, que la future stratégie européenne de sécurité fera l'objet d'une version française. Vous noterez que toutes les conclusions du Conseil européen et du Conseil des affaires étrangères sont rédigées dans les deux langues. À l'ONU, le français est l'une des deux langues de travail, mais moins de 5 % des réunions se tiennent en cette langue. Au SEAE, près de 20% des réunions ont lieu en français, langue dans laquelle le président Jean-Claude Juncker s'exprime régulièrement. Mais c'est un travail de tous les jours...
Au lendemain des attentats du 13 novembre 2015, c'est sur le fondement de l'article 42-7 du traité de l'Union, jamais utilisé précédemment, que la France a choisi de solliciter l'assistance des autres États membres. D'autres possibilités s'offraient à elle : l'invocation de l'article 5 du traité de l'Atlantique Nord ou la mise en oeuvre de la clause de solidarité prévue à l'article 222 du traité sur le fonctionnement de l'Union. « Au cas où un État membre serait l'objet d'une agression armée sur son territoire », l'article 42-7 fait obligation aux autres États membres de l'Union de lui apporter « aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir ». La demande française ayant été unanimement approuvée, le Gouvernement a ensuite demandé aux autres pays membres, lors de contacts bilatéraux, un appui dans les frappes contre Daech en Syrie et en Irak et aussi une participation accrue aux opérations engagées au Sahel pour permettre à la France d'alléger son effort.
Le ministre français de la défense est mieux placé que je ne le suis pour vous donner des indications précises sur les formes qu'a prise l'assistance demandée par la France. Je rappelle qu'en Syrie les Britanniques participent aux frappes et que l'Allemagne a envoyé des avions ravitailleurs. D'autre part, de nombreux Européens sont venus relayer les forces françaises au Mali et d'autres vont participer à une mission de formation des forces armées en République centrafricaine, ce qui permettra d'alléger le dispositif français. D'autres offres de pays membres de l'Union relatives aux évacuations médicales sont en cours d'étude par le ministère de la défense. Tous les pays membres de l'Union se sont engagés sans réticence aux côtés de la France et je n'entends pas le Ministre de la Défense dire que la réponse n'est pas à la hauteur de ses attentes - mais, je vous l'ai dit, je ne puis donner à votre question qu'une réponse partielle puisque les aides offertes le sont dans un cadre bilatéral.
Il y avait urgence absolue à trouver un accord avec la Turquie au sujet du contrôle des migrants. La Turquie a exprimé des demandes très fortes en matière de visas et de processus d'adhésion à l'Union, si bien que l'ouverture d'un chapitre supplémentaire a été décidée, mais nul ne méconnaît l'état des opinions publiques européennes à l'égard de ce pays. Nous avançons dans le processus d'admission, mais personne ne s'est engagé sur le résultat final des négociations : l'engagement a porté sur l'accélération de l'ouverture de chapitres supplémentaires. On est à 15 chapitres sur 35, il reste du temps et l'on procède avec prudence.
Sur le plan juridique, monsieur Bonnecarrère, les accords de retour et de réadmission relèvent de la responsabilité de M. Dimítris Avramópoulos, commissaire chargé de la migration, des affaires intérieures et de la citoyenneté, mais le SEAE est chargé de préparer le terrain et Mme Mogherini ainsi que moi-même et nos directeurs rencontrons régulièrement les exécutifs des pays considérés. L'accord de Cotonou, signé par tous les pays d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique, prévoit en son article 13 que « chacun des États ACP accepte le retour et réadmet ses propres ressortissants illégalement présents sur le territoire d'un État membre de l'Union européenne, à la demande de ce dernier et sans autres formalités ». Cette clause n'est pratiquement pas mise en oeuvre. Nous réfléchissons actuellement à la période « post-Cotonou », à partir de 2020. Le conditionnement de l'aide au développement à la signature d'accords de réadmission n'est pas tranché faute de consensus entre Européens, mais le sujet est sur la table.
Pour ce qui est de l'Europe de la défense, les décisions du Conseil de juin 2015 n'ont pas été à la hauteur de ce qui était attendu, et l'on notera que l'engagement pris par les États européens au sein de l'OTAN de consacrer 2 % de leur PIB aux dépenses militaires et 20 % de leurs budgets militaires aux investissements n'est pas repris par les mêmes pays au sein de l'Union européenne. J'ai reçu les représentants d'Airbus ; ils m'ont indiqué que faute d'effort européen plus marqué pour augmenter la capacité de défense commune, les entreprises telles qu'Airbus se recentreront sur les activités civiles et cesseront d'investir dans cette branche qui ne présente pas suffisamment de débouchés pour elles. Il y a là un problème majeur, et la nécessité d'un effort européen en matière de capacité de défense sera évoquée dans la stratégie globale que présentera Mme Mogherini, puis dans le livre blanc. La vente de la branche « électronique de défense » d'Airbus au fonds KKR est un exemple de cette désaffection. J'espère que, lors du Conseil européen de juin, les chefs d'État et de gouvernement rediront l'importance de l'effort de défense.
On estime entre 200 000 et 800 000 le nombre de migrants potentiels prêts à tenter la traversée de la Méditerranée depuis les côtes libyennes. L'Union européenne ne ménage pas ses efforts : nous soutenons au maximum M. Martin Kobler, qui était invité lors du Conseil des affaires étrangères du 18 mars dernier. Les difficultés sont considérables. La traite d'êtres humains est évidente, et c'est pourquoi nous en appelons à un gouvernement d'union nationale qui pourrait demander aux États membres d'intensifier la lutte contre Daech.
Oui, monsieur Quentin, il est prévu de constituer un corps de garde-côtes européen ; on devrait savoir au mois de juin si, comme je le pense, on y parviendra.
Il est exact, monsieur Raison, que le volume du commerce américano-russe étant dix fois moindre que le commerce entre l'Union européenne et la Russie, les États-Unis sont moins gênés que l'Union par l'impact économique, par ricochet, des sanctions. Il est exact aussi que les États-Unis font du lobbying à Bruxelles, mais je puis témoigner que lorsque les décisions se prennent au Conseil européen sur les sanctions, ce n'est pas cela qui compte. En l'espèce, pour la Crimée, l'argument est que nous ne pouvons accepter l'annexion illégale d'un territoire, contraire aux valeurs européennes et au droit international. Les sanctions concernant la Crimée seront donc maintenues aussi longtemps que la Crimée restera sous souveraineté russe.
Pour ce qui est du Donbass, il y a des sanctions économiques et des sanctions personnelles. Un débat a lieu au sein du Parlement européen sur l'éventuel allégement des sanctions personnelles pour permettre au moins le développement des échanges interparlementaires. En revanche, il y a eu pour l'instant consensus au sein du Conseil européen sur le maintien des sanctions économiques et aussi des sanctions financières qui, comme le soulignait M. Pozzo di Borgo, ont un impact majeur sur les banques. On verra ce qu'il en est en juin. Les chefs d'État et de gouvernement savent parfaitement l'incidence des sanctions imposées à la Russie sur l'économie de l'Union européenne - de mémoire, on parle de 0,6 % du PIB communautaire - mais ils considèrent que, conformément à la décision prise, la levée des sanctions reste conditionnée par l'application complète des accords de Minsk. Si l'efficacité des sanctions était aussi faible que le pense M. Raison, la Russie ne demanderait pas régulièrement qu'elles soient levées ; en réalité, les sanctions financières limitent les investissements étrangers en Russie. Enfin, la décision ne relève pas du SEAE mais des chefs d'État et de gouvernement. Il est vrai, monsieur Pozzo di Borgo, que le « syndrome de l'amende BNP-Paribas » n'a pas disparu, si bien que les banques, notamment françaises, redoutant les effets de l'extra-territorialité judiciaire américaine, ont tendance à s'autocensurer. Je le redis, c'est aux gouvernements qu'il revient de trancher sur le maintien ou la levée des sanctions.
Monsieur Yung, il existe à ce jour 139 délégations de l'Union européenne dans le monde et nous comptons en ouvrir une nouvelle prochainement en Iran. Nos délégations ont pour principale fonction la mise en oeuvre des programmes européens, qu'il s'agisse d'accords de coopération ou d'accords commerciaux. Les chefs de délégation ont aussi pour tâche de tenter de coordonner la position européenne dans les différents sujets d'intérêt commun. À cette fin, ils réunissent les ambassadeurs des Vingt-Huit représentés, toutes les semaines ou plus généralement tous les mois, selon le pays hôte. Et, d'une manière générale, nos délégations sont impliquées dans la défense des droits de l'homme.
Nous essayons d'éviter les duplications, et nous avons constaté que certains « petits » États membres ont fermé leurs ambassades après que nous avons ouvert des délégations. Pour contenir les coûts, nous développons la « co-localisation », soit que l'Union européenne accueille la délégation d'un pays européen, soit l'inverse. Jamais les États membres ne nous demandent de fermer une de nos délégations ; ils sont globalement satisfaits du service que nous apportons, particulièrement quand ils n'ont pas de représentation nationale.
La politique commerciale, monsieur Gattolin, relève de Mme Cecilia Malmström, commissaire au commerce ; le SEAE a pour rôle de veiller à sa conformité aux orientations politiques de l'Union. Cela a été fait pour l'Accord économique et commercial global avec le Canada ; de même, pour ce qui concerne le traité transatlantique en cours de négociation entre l'Union européenne et les États-Unis. Il existe un Conseil des affaires étrangères « version commerce » devant lequel Mme Mogherini s'exprime. C'est Mme Cecilia Malmström qui pilote ces politiques mais elle rend compte devant le groupe des commissaires chargés des relations extérieures de l'Union dont j'ai fait mention, et le SEAE a pour rôle de préparer des notes expliquant en quoi les orientations commerciales suivies peuvent ou non être conformes aux orientations globales européennes. Mme Malmström a d'autres occasions de rendre compte aux États membres, quand elle s'adresse au comité des représentants permanents (Coreper).
Enfin, je devais recevoir M. Michel Rocard, ambassadeur de France chargé des relations internationales relatives aux pôles Arctique et Antarctique, le jour où les attentats ont été commis à Bruxelles. La communication européenne relative à l'Arctique sera publiée en mai ou juin, un peu plus tard qu'initialement prévu ; mais ce sera un texte ambitieux. Sans avoir le statut d'observateur au Conseil de l'Arctique, l'Union européenne en a tous les attributs et peut faire entendre sa voix - et nous sommes conscients qu'il y a là un enjeu majeur.