Nous renouvelons, à travers ce point d'actualité, une expérience de l'année dernière. Il n'y a ni texte à examiner, ni projet en préparation, mais seulement une difficulté sur un secteur et un débat public autour d'une situation de crise.
Nous avons choisi de nous concentrer sur deux filières, même si nous n'ignorons pas que d'autres sont dans l'inquiétude : la filière porcine et la filière laitière, en respectant évidemment les compétences de notre commission, c'est-à-dire en privilégiant les aspects européens.
La filière porcine engage deux sujets, le marché et le contentieux lancé contre l'Allemagne.
Le marché du porc est en pleine restructuration. La mise aux normes s'est accompagnée d'investissements de capacité dans la plupart des pays. Les deux dernières années sont marquées par une hausse de production qui vient surtout des deux grands leaders européens, l'Allemagne et l'Espagne. La France est encore le troisième producteur mais est talonnée par la Pologne. Beaucoup de pays sont dans une stratégie offensive.
Du côté de la demande, la consommation interne est atone. La baisse de la consommation de porc, plus faible que celle de la viande bovine, mais de 1 % par an tout de même, est à peine compensée par une augmentation de la population. La demande externe a été bouleversée par l'embargo russe, même si globalement le marché asiatique a pris le relais.
La France est dans une situation décalée : la production augmente, sauf en France ; les exportations se tiennent, sauf en France.
Trois points méritent une attention particulière. Quid, tout d'abord, de l'engagement sur un prix d'achat de 1,40 euro le kilo ? On se souvient que, pendant l'été, les GMS (grandes et moyennes surfaces) avaient pris l'engagement d'acheter à ce prix minimum. Cet engagement n'a pas été tenu. À notre grande surprise, nous avons appris, lors de nos auditions, que cet accord avait été dénoncé autant par les acheteurs, les GMS, que par les producteurs. Ils nous ont expliqué pourquoi. La filière porcine est complètement ouverte. Il y a des flux dans les deux sens. On importe autant qu'on exporte. Car on est déficitaire sur certains produits - le jambon, par exemple -, et on exporte ce que l'on ne consomme pas : les abats et la graisse en Russie, les oreilles et les pieds en Chine. Le marché est très concurrentiel. En fixant un prix de 1,40 euro, au-dessus des cours européens, les producteurs se déconnectaient du marché mondial. Ils ne pouvaient plus vendre à l'extérieur. Ni en Europe, ni hors l'Europe.
Cet aspect du marché était loin des préoccupations de Leclerc et Intermarché, principaux signataires de l'engagement de 1,40 euro, car ils sont très peu présents à l'export. Les grands abatteurs, en revanche, tels que Bigard par exemple, se sont vite rendus compte qu'ils ne pouvaient pas tenir ce prix. Bigard s'est ainsi retiré du marché au cadran, et a préféré se tourner vers le gré à gré.
Avec cet engagement, les producteurs prenaient le risque de perdre non seulement les marchés extérieurs, mais aussi le marché au cadran qui est un point de référence déterminant pour la profession. C'est pourquoi, d'un commun accord, entre acheteurs et producteurs, l'engagement de 1,40 euro a été levé. Une sérieuse leçon pour l'avenir. On croit à une bonne idée et, pour finir on se rend compte, à l'expérience, que les effets pervers l'emportent. Il faut d'ailleurs préciser que l'engagement sur un prix de vente est un peu illusoire, car tout dépend du prix de revient - en l'espèce du prix des intrants, de l'alimentation animale.
Se pose, ensuite, le problème de l'embargo sanitaire décidé par la Russie après la découverte d'un cas de peste porcine africaine sur un sanglier en Lituanie. Tout le monde convient que le fondement sanitaire est très léger et que les règles commerciales internationales n'empêchent pas d'avoir des échanges régionaux, qui devraient permettre la reprise des exportations françaises.
Notre président a eu plusieurs échanges avec la Commission européenne mais cela n'avance guère. Nous avons eu deux explications différentes. La première est que les Russes seraient prêts à reprendre les importations régionales, à l'exception des pays Baltes, de la Pologne, et des pays limitrophes. Mais il y aurait un blocage de la Pologne et de l'Allemagne car aucun ne veut que la Russie reprenne ses échanges sans eux. La Commission ne peut qu'enregistrer. Une autre explication veut que les Russes s'amusent à organiser des rivalités et n'ont aucune intention de lever l'embargo. Il y a un contentieux en cours à l'OMC mais les Français savent que, si les Russes perdent, ils feront de toute façon appel. On est au point mort.
Vient, enfin, la question du stockage privé. Pour alléger le marché, la Commission a ouvert les possibilités de stockage privé. Je rappelle qu'il n'y a pas de stockage public sur le porc. Dans le cas de stockage privé, l'opérateur s'engage simplement à ne pas vendre les carcasses pendant une durée allant de 90 à 120 jours.
Les Français sont très peu présents sur le stockage privé. Il y a une raison technique à cela. Nous sommes peu équipés en enceintes de congélation. En France, on consomme du porc frais. Il n'y a pratiquement pas de délai entre l'abattage et la consommation. Les pays orientés sur le grand export sont beaucoup plus équipés. Mais il y a aussi une raison stratégique. Le stockage privé est très lié à l'exportation. Il y a des pays qui ont une stratégie d'export, dans une logique de partenariat de long terme avec des opérateurs internationaux. C'est beaucoup moins le cas des producteurs français, qui font du coup par coup et considèrent l'export comme un marché de dégagement. Quand un client extérieur disparaît, comme c'est le cas des Russes, les Français sont un peu désemparés. Les Allemands ont doublé leurs exportations porcines en Chine. Les Espagnols les ont augmentées de 70 %. Les exportations françaises sont restées marginales.
J'en arrive au deuxième sujet d'actualité, le contentieux TVA avec l'Allemagne. C'est le deuxième contentieux, initié par les professionnels de la filière porcine, contre ce qu'ils considèrent comme une concurrence déloyale de la filière allemande.
Le premier remonte à 2012 et concernait le recours abusif aux travailleurs détachés dans les abattoirs. En 2013, l'Allemagne a adopté le principe d'un salaire minimum - conformément à un engagement politique du gouvernement de coalition CDU/SPD, mais qui répondait aussi à la demande de la filière, et a éteint le litige.
Cette fois, le contentieux porte sur l'application de la TVA. Le dossier nous paraît beaucoup mieux préparé que le précédent. Les opérateurs appliquent une directive du Conseil de 2006 relative au système commun de TVA, dite directive TVA. Cette directive prévoit que les États peuvent adopter un régime particulier - en fait un régime forfaitaire, pour les producteurs agricoles « pour lesquels l'assujettissement au régime normal se heurterait à des difficultés particulières ». Ces conditions sont définies par les États. La France a choisi un seuil objectif, lié au chiffre d'affaires. Le forfait s'applique aux très petites entreprises qui réalisent moins de 46 000 euros de chiffre d'affaires. C'est clair. L'Allemagne, en revanche, a choisi un critère lié au chargement, c'est-à-dire au nombre d'animaux par exploitation, avec des différences selon les tailles d'exploitation. L'idée est de privilégier les élevages extensifs sans pénaliser les très petites exploitations qui ont des taux de chargement supérieurs.
Trois problèmes peuvent être identifiés. Il faut reconnaître, en premier lieu, que la directive est ambigüe. Un régime de forfait peut être justifié « en cas de difficultés particulières ». De quelles difficultés s'agit-il ? Spontanément on pense aux difficultés administratives. Les procédures sont lourdes pour de très petites structures ; c'est l'interprétation française. Mais chaque État peut avoir son interprétation. Ce point nécessiterait d'être éclairci lors de la révision de la directive TVA.
Deuxième problème, ce mécanisme de forfait ouvre la voie à des systèmes d'optimisation fiscale. Un éleveur peut diviser son exploitation en autant d'unités qui lui permettent d'être au forfait. Ensuite, les Français ont mis en évidence des montages juridiques qui permettent de jouer sur les différenciations de taux. C'est ce qu'on appelle « le carrousel du porc ». Un éleveur fait du naissage/engraissage, mais entre les deux, il crée une structure intermédiaire de commercialisation. Il vend en facturant au client - lui-même - 10,7 %. Sa structure de commercialisation revend à un engraisseur - toujours lui - qui paye 7 % sur ses achats et qui va revendre à 10,7 %. L'État rembourse le différentiel. L'avantage fiscal peut aller jusqu'à 2 euros par porc. Cela peut paraître peu mais représente 15 000 euros pour une exploitation moyenne de 7 000 porcs. Je tiens les détails de ce dossier à votre disposition.
Troisième problème, sans doute le plus important car c'est celui qui est le plus surveillé par la Commission : ce système est encouragé par les pouvoirs publics. La Commission ne peut pas être insensible aux détournements de TVA, qui constituent incontestablement un avantage concurrentiel. La fédération des producteurs indique que sur le site des chambres de commerce allemandes, on trouve même de la publicité pour l'optimisation fiscale. C'est hallucinant ! Ce dossier sera à suivre avec beaucoup d'attention.
J'en viens à l'actualité de la filière laitière, que je vous présenterai au nom de Patricia Schillinger. Il y a un peu moins d'un an, nos collègues Michel Raison et Claude Haut faisaient le point sur la situation du secteur, au moment du grand tournant de l'abandon des quotas laitiers. Où en est-on un an après ?
Il y a un point commun avec la filière porcine. Le marché laitier est dans une situation de surproduction, liée à la libéralisation du marché et aux stratégies de développement de certains États membres. Globalement, tous les grands pays laitiers ont augmenté leur production, de façon mesurée - 5 % en Allemagne -, ou plus nettement - le Danemark et l'Irlande affichent ainsi une croissance de plus de 10 %. La France fait figure d'exception, puisque nous sommes le seul pays, avec l'Italie, à avoir une production pratiquement égale à celle de l'année dernière. Mais les réserves d'un seul pays ont peu d'effet quand tous les autres sont dans une stratégie différente. Je reviendrai sur ce point.
Il y a donc eu une augmentation de la production. Avec, en face, quelques désillusions sur le marché mondial. La fameuse demande chinoise qui devait tirer le marché n'est pas au rendez-vous.
Il s'agit d'une configuration du marché très classique qui entraîne un niveau de prix très déprimé. Le prix du lait est à 29 centimes le litre, début 2016, soit 10 centimes de moins qu'il y a deux ans. La baisse est de 8 % en 2015, en France comme dans la moyenne de l'Union. Cette situation est même assez nouvelle, car en général, notre système de contrats amortit les baisses de prix. Mais cette année, ce n'est pas le cas.
Cette situation est très compliquée pour nos éleveurs car cette baisse se produit dans un contexte de grande incertitude. Nos collègues l'avaient bien décrit dans leur rapport : les quotas laitiers avaient surtout pour mérite d'équilibrer la production laitière, de permettre une production dans presque toutes les régions. Sans les quotas, cette répartition est compromise. Personne ne veut le dire aussi clairement, mais c'est bien l'un des ressorts de la crise actuelle. Le contexte est donc éminemment anxiogène.
Autre élément d'incertitude, l'impression d'être dépassé, de subir le marché, sans aucune marge pour agir. Le marché chinois est tout de même un peu abstrait pour les éleveurs normands. De même, à quoi sert de restreindre nos productions si nos partenaires augmentent les leurs ?
C'est dans ce contexte qu'il faut analyser les résultats du Conseil Agri du 14 mars. Voilà plusieurs mois que la France mettait la pression sur les autres États membres et sur la Commission pour obtenir une évolution au niveau européen. Je passe rapidement sur l'illusion encore portée par quelques éleveurs quant au retour des quotas et à la hausse du prix d'intervention. Le commissaire européen a toujours été clair là-dessus.
La Commission a d'abord décidé de relever les volumes d'intervention, c'est-à-dire le stockage public, mais les Français sont assez peu présents dans ce domaine. Les Belges, par exemple, ont trois fois plus recours à l'intervention que les Français.
Il fallait autre chose et cette autre chose a été trouvée dans le règlement OCM (organisation commune des marchés) unique, plus précisément son article 222, qui prévoit qu'en cas de déséquilibre grave du marché, l'application des dispositions du traité relatives au droit de la concurrence peut être suspendue. Les organisations de producteurs et les organisations professionnelles peuvent conclure des accords pour stabiliser le secteur concerné. En d'autres termes, il s'agit ni plus ni moins de reconnaître les ententes temporaires entre producteurs. Les détails doivent être précisés dans un acte d'exécution de la Commission, attendu pour avril.
Pour un observateur extérieur, cette mesure passe un peu inaperçue. Pour les connaisseurs des institutions et du droit européen, elle est au contraire extrêmement importante. D'abord parce que la Commission reconnaît qu'il y a bien un « déséquilibre grave sur les marchés ». Cette notion, pas plus que celles de « perturbation du marché » et de « problème spécifique » auxquelles il est fait référence dans le règlement OCM unique, n'est définie et relève donc de la seule appréciation de la Commission qui, en l'espèce, reconnaît la gravité de la situation.
Cette mesure est importante, ensuite, parce que la Commission envisage une exception à ce qui fait le socle du droit européen, à savoir le droit de la concurrence. Notre président a travaillé sur cette question, il y a trois ans, dans un rapport intitulé La PAC et le droit de la concurrence, qui faisait le point sur ce qu'il est convenu d'appeler « l'exception agricole ». Le principe est que les règles de la concurrence - qu'il s'agisse des accords d'entreprises, de l'abus de position dominante ou du contrôle des concentrations - s'appliquent à tous les marchés et tous les produits. Il y a une exception en matière agricole. Plus particulièrement, les accords et les ententes sont autorisés dans certains cas.
C'est ce que les juristes ont défini comme « l'exception agricole », qui a en effet été appliquée au début de la PAC. Mais le rapport montre bien que progressivement, les règles de concurrence se sont imposées et que les exceptions se sont réduites comme peau de chagrin. La Cour de justice a estimé que les dérogations au droit de la concurrence n'étaient justifiées que si tous les objectifs de la PAC étaient favorisés. Or, comme ces objectifs sont un peu contradictoires, les dérogations n'étaient jamais acceptées.
Jusqu'à très récemment, les entorses au droit de la concurrence étaient de plus en plus rares. Puis est venue la crise laitière. Les règles relatives aux organisations de producteurs introduites en 2012 avaient constitué un premier pas, avec une dérogation implicite au droit des ententes, puisque les OP peuvent négocier les contrats pour le compte de leurs adhérents. Le recours à l'article 222 va encore plus loin puisqu'il prévoit, cette fois, une dérogation explicite au droit commun de la concurrence. On peut imaginer qu'en interne, les discussions doivent être vives entre DG agri et DG concurrence pour préparer l'acte d'exécution.
Il faut reconnaître que les éleveurs français auraient préféré une mesure administrative générale - de type quota laitier peut être ! - mais le choix s'est porté sur une entente volontaire. Comme je l'ai dit, c'est un pas symbolique et politique très important de la part de la Commission. Pour la petite histoire, je peux aussi rappeler que cet article a été introduit par le Parlement européen. Cette disposition ne figurait évidemment pas dans la proposition initiale de règlement OCM unique présenté par la Commission.
C'est maintenant aux professionnels de s'organiser. La mesure n'aura d'efficacité que si elle regroupe les producteurs et organisations de producteurs de plusieurs pays. On conviendra que s'entendre tout seul n'a pas beaucoup d'effet !
Les premiers échos ne sont pas très optimistes. Peu d'États ont des OP et les OP peuvent-elles s'entendre entre elles ? On retombe sur les stratégies différenciées des pays. Un observateur nous confiait d'ailleurs que l'Allemagne avait soutenu la France, en pensant que les producteurs allemands ne participeraient pas à ces ententes. C'est néanmoins un geste fort de la Commission et c'est aux professionnels de se regrouper.
Pour l'instant, l'action européenne a porté sur le plan juridique. Il me faut évoquer également le volet budgétaire. Je rappelle que trois outils sont susceptibles de soutenir la restructuration du secteur. D'abord, les régions ont la maîtrise du deuxième pilier, parfaitement adapté aux mesures de structure. Ensuite, le plan Juncker peut être mobilisé. C'est désormais acquis. Le commissaire européen a donné des garanties - même si ce n'est pas la Commission qui décide des opérations - et deux pays, la Finlande et la Pologne, ont déjà déposé des dossiers agricoles. Enfin, il y a toujours une réserve de crise. La Commission a reconnu un « déséquilibre grave de marché », mais pas « une crise ». Et puis cette réserve touche cette fois au budget et je ne suis pas sûre que nos alliances avec l'Allemagne tiendraient longtemps.
Je me suis concentrée sur la partie juridique car c'est elle qui a le plus avancé. Mais les deux leviers doivent être surveillés.