Intervention de Jean-Marc Ayrault

Commission des affaires européennes — Réunion du 15 février 2017 à 16h40
Institutions européennes — Audition de M. Jean-Marc Ayrault ministre des affaires étrangères et du développement international sur le brexit et la refondation de l'union européenne

Jean-Marc Ayrault, ministre des affaires étrangères et du développement international :

Je vous remercie de m'accueillir aujourd'hui. Le travail du Parlement est essentiel, parce que la question de l'avenir de l'Union européenne se pose de toute façon : la décision britannique n'est qu'une circonstance stimulante.

Face aux risques qui sont devant nous, dans le monde incertain voire dangereux où nous vivons, alors que les grandes lignes de la politique internationale de la nouvelle présidence américaine restent encore floues, tandis que l'attitude de la Russie est celle que l'on connaît et que des rééquilibrages s'opèrent, notamment dans les relations avec la Chine, quelle place pour l'Europe ?

Oui, l'Europe est en danger, mais les peuples européens, qui semblent, avec la montée des partis populistes, s'en détourner, n'ont pas été saisis par la contagion immédiate du Brexit, auquel ils ont, au contraire, opposé un réflexe de défense, de survie. Ceux qu'on aurait pu penser tentés d'emprunter le même chemin n'ont pas voulu prendre ce risque. Cela ne veut pas dire, pour autant, que tout est réglé : il existe une attente forte, à laquelle nous devons répondre.

Pour avoir vécu le référendum de 2005, nous savons quelles sont les interrogations de nos concitoyens, mais en cette fin de cycle, marquée par le retour des nationalismes, nous avons plus que jamais besoin de consolider l'ensemble européen qui a permis, après la seconde guerre mondiale, de garantir la paix, de construire la prospérité, de réunifier les peuples européens divisés, et qui porte une espérance, une flamme qu'il nous faut retrouver. Telle est notre responsabilité.

Lorsque j'ai pris mes fonctions, il y a un an, j'ai rencontré mon homologue allemand d'alors, Frank-Walter Steinmeier. Nos échanges nous ont convaincus de la nécessité d'une initiative franco-allemande, qui fut livrée sous forme d'une contribution publique, au moment du Brexit, mais dans l'élaboration de laquelle nous nous étions engagés bien avant. Le débat sur la Défense européenne a repris - et les déclarations du président américain sur l'Otan le rendent d'autant plus d'actualité -, aboutissant à un certain nombre de décisions adoptées par le Conseil européen, pour lesquelles, là-aussi, des initiatives franco-allemandes avaient été présentées.

Le fait est que tout le monde regarde du côté du couple franco-allemand. Et si l'on nous reproche parfois de décider pour les autres, on s'inquiète, par-dessus tout, lorsque nous restons silencieux. C'est là une réalité singulière, liée à l'histoire, puisque tout est parti de la main tendue à l'Allemagne par la déclaration Schuman. On connaît la suite, mais on sait aussi que depuis lors, l'Europe a dû faire face à de nouveaux enjeux. Je pense, récemment, à la crise migratoire, à la montée de la menace terroriste à laquelle nous devons répondre dans la durée.

Tout est prêt pour que la négociation sur le Brexit commence. Rien ne peut réellement commencer tant que les Britanniques n'ont pas officiellement demandé à quitter l'Union, mais Mme May s'est engagée à activer l'article 50 du traité d'ici la fin mars, peut-être même dès le Conseil européen des 9 et 10 mars si la procédure parlementaire engagée le permet, c'est un gage.

Dans cette attente, nous avons fixé, dès le 29 juin, après le vote britannique, des principes clairs, rappelés le 15 décembre dernier : il ne saurait y avoir de négociation bilatérale ou sectorielle en-dehors du cadre fixé par l'article 50 du traité. Tout accord sur la relation entre le Royaume-Uni et l'Union européenne devra reposer sur un équilibre entre droits et obligations ; en particulier, le maintien d'une participation du Royaume-Uni au marché unique devra obligatoirement passer par l'acceptation des quatre libertés, y compris la liberté de circulation des travailleurs. Pour promouvoir ces principes, l'entente franco-allemande a été, là aussi, essentielle.

Nous nous sommes également accordés sur les principales méthodes de travail qui présideront aux négociations, afin que celles-ci soient efficaces et transparentes. Cette organisation permettra à chaque institution de jouer pleinement son rôle. Dès la notification par le Royaume-Uni, le Conseil européen adoptera des orientations qui fixeront les principes de négociation de l'Union européenne. Une réunion extraordinaire des chefs d'Etat et de gouvernement pourrait être organisée à cette fin, probablement début avril. Puis la Commission présentera des recommandations au Conseil des ministres de l'Union européenne, lequel adoptera une décision autorisant l'ouverture des négociations, ainsi que des directives de négociation, et désignera la Commission comme négociateur de l'Union.

A la tête de l'équipe de négociation, Jean-Claude Juncker a désigné notre compatriote Michel Barnier, dont vous connaissez l'expérience tant sur la scène nationale que comme ancien commissaire européen à la politique régionale puis en charge du marché intérieur. Je pense, au terme d'un échange que j'ai eu avec lui, qu'il est sur le bon chemin : sa méthode est rigoureuse et il attend un mandat aussi clair que possible afin de poursuivre son travail. Je me félicite de ce choix.

Des dispositions spéciales ont également été prises afin que chaque institution joue pleinement son rôle. Un groupe de travail dédié sera créé à Bruxelles, qui permettra aux Etats membres d'être informés en permanence des travaux menés par l'équipe de Michel Barnier, le Parlement européen étant également informé à échéances régulières.

A l'échelon national, nous nous sommes organisés. Le secrétariat général aux affaires européennes (SGAE) conduit depuis l'été un important travail de cartographie des intérêts français tant au titre de la négociation de retrait qu'à celui du cadre des relations futures. Le ministère des affaires étrangères et des relations internationales a créé, quant à lui, une task force dédiée, pilotée par la direction de l'Union européenne. Nous disposons donc des outils pour défendre les intérêts français. Pouvoir compter sur le SGAE, qui mène un travail interministériel dans des conditions remarquables, est sans conteste un avantage, sur lequel tous les gouvernements ne peuvent pas compter.

En dépit du début de clarification que j'évoquais, il ne faut pas sous-estimer, cependant, les contradictions qui marquent la position britannique. Certains y verront une simple tactique, mais j'ai pu observer, au cours des mois passés, que cette position est bel et bien entachée de beaucoup de confusion, de divisions, y compris au sein des différentes familles politiques. Dès le 17 janvier, cependant, il y a eu un début de clarification, confirmé par le livre blanc présenté au Parlement.

Si Mme May maintient sa position, cela signifie clairement que le Royaume-Uni renonce au marché intérieur, car nous avons été clairs : dès lors qu'elle affiche un refus du principe de libre circulation des personnes et rejette la juridiction de la Cour de justice européenne, le Royaume-Uni doit sortir du marché intérieur. Pour autant, il faut rester vigilants, car Mme May souhaite négocier un accord de libre-échange qui ressemble à s'y méprendre à un accès sur mesure au marché intérieur. Les difficultés commencent. Elles commencent enfin, serais-je tenté de dire, mais il ne faut pas les sous-estimer.

La volonté de quitter l'Union douanière pour conclure des accords de libre-échange avec des États tiers a également été exprimée, mais elle s'accompagne du souhait de bénéficier de certains avantages de l'Union douanière. Il nous faudra donc le rappeler inlassablement : les quatre libertés ne sont pas divisibles et doivent être pleinement acceptées, à chaque étape. Il y va de nos intérêts, de ceux de l'Europe et de son avenir. Il ne faut pas être naïfs, et laisser Mme May se livrer à ce que l'on a appelé le « cherry picking ». Lorsque Boris Johnson nous accuse de vouloir punir la Grande Bretagne, je me récrie ! Tel n'est pas notre état d'esprit. Il ne s'agit pour nous de rien d'autre que de préserver l'avenir de l'Europe, et Mme Merkel, avec ses mots, ne dit pas autre chose : pas de négociation particulière, dit-elle en s'adressant à tous les Etats de l'Union, mais aussi aux Etats-Unis, pour parer à la tentation de négocier des accords de défense avec des contreparties. L'Allemagne comme la France adresse aussi le message aux organisations professionnelles, car la tentation est grande, dans des secteurs comme celui des services ou de l'automobile, de s'arranger avec ses homologues britanniques, pour demander ensuite à l'Union européenne d'avaliser. Cela serait dangereux : il nous faut garder une vision globale du processus de négociation.

Nous devons être clairs : quand on décide de ne plus appartenir à un groupe, on ne peut plus bénéficier des avantages qu'il offre. Il existe des règles, des engagements. Les Etats membres ont réussi, jusqu'à présent, à maintenir l'unité : il faut la préserver dans la durée.

Confrontés au Brexit et à la persistance des crises - menace terroriste, crise migratoire, montée des nationalismes, remises en cause du projet européen - nous devons faire face. Certains aujourd'hui voient l'Union européenne, comme une machine de guerre conçue pour concurrencer économiquement les Etats-Unis, en oubliant qu'elle a été conçue pour reconstruire l'Europe, et qu'elle a permis d'assurer la paix sur le continent, ce que tous les présidents américains avant M. Trump ont appuyé. Comme je l'ai dit et le redirai à mon homologue Rex Tillerson, il est de l'intérêt des Etats-Unis que l'Europe se porte bien et contribue à l'équilibre du monde.

Quelles que soient les réponses que l'Union européenne ait apportées à l'érosion de la confiance des peuples, les citoyens européens ont eu le sentiment, de sommet en sommet, que les annonces ne se concrétisaient pas. Cela ne veut pas dire, pour autant, que les Européens veulent moins d'Europe. Ce qu'ils veulent, ce sont des réponses concrètes, et pas de simples proclamations. Ce qui s'est fait à Bratislava en septembre et que le sommet de La Valette, le 3 février, a confirmé, va dans le bon sens. Les Vingt-sept ont dit leur volonté d'aller de l'avant. « Ce qui se joue, c'est le destin même de l'Union européenne. Ce n'est pas seulement le regard sur le passé qu'il faut porter, c'est une volonté pour l'avenir qu'il faut définir » a déclaré, à Malte, le Président Hollande. Il importe que les chantiers ouverts soient confirmés le 25 mars prochain, à l'occasion du 60ème anniversaire de la signature du traité de Rome.

Nous avons besoin d'une unité dans le verbe, dans l'expression politique, mais aussi dans l'action. L'Europe, tout d'abord, doit véritablement protéger ses citoyens, ce qui passe par la maîtrise de nos frontières extérieures. Elle doit aussi assurer notre sécurité, en organisant notre propre défense, non pas contre l'Alliance atlantique mais en complément de celle-ci. Nous y parviendrons en renforçant nos capacités, en coordonnant nos programmes, en nous dotant d'instruments de planification, en augmentant nos moyens financiers - la création d'un fonds a été décidée, il faut le mettre en oeuvre -, en favorisant une politique industrielle et de recherche européenne. Nous sommes engagés dans cette voie, il faut poursuivre.

L'Europe est une puissance économique, c'est une puissance commerciale, exportatrice, une puissance qui compte plus de 570 millions d'habitants. Il est normal que cet ensemble préserve ses intérêts dans les négociations commerciales, en faisant valoir le principe de la réciprocité. Certaines mesures ont déjà été prises. Je pense, en matière de concurrence, aux réactions suscitées par les exportations d'acier chinois. Il faut ouvrir d'autres chantiers encore, mais en se gardant d'un danger, celui du repli. Je suis frappé par les débats autour de l'accord de libre-échange avec le Canada, le CETA. Autant nous avons été en désaccord avec les Américains sur le projet de traité avec les Etats-Unis, le TTIP, trop déséquilibré, autant le Canada s'est montré beaucoup plus réceptif dans la négociation, tandis que l'Europe a su, de son côté, faire évoluer ses positions et se montrer plus exigeante sur certains points : accès à tous les marchés publics, protection de l'origine géographique des produits, préservations de nos normes sociales et environnementales - on ne saurait prétendre que nous allons être inondés de produits OGM en provenance du Canada, car nous avons obtenu le contraire. Quant à la gestion des conflits, il a été décidé qu'elle ne passerait pas par les tribunaux arbitraux, privés, avec les risques de conflit d'intérêts qu'ils comportent aujourd'hui, mais serait confiée aux magistrats indépendants des tribunaux publics. C'est une avancée qui fera référence dans d'autres négociations.

Il ne suffit pas de suspendre les négociations sur le TTIP, mais encore faut-il, au-delà, savoir ce que l'on veut. Veut-on mettre fin aux relations économiques internationales, aux exportations ? Si l'on entend, au rebours, poursuivre les échanges économiques internationaux, cela ne saurait se faire sans règles. Nous devons être capables de bien préserver nos intérêts, et les plus libéraux des gouvernements en Europe sont en train d'évoluer, en particulier depuis la crise de 2007.

L'Europe doit être porteuse d'un projet politique et pas seulement économique et commercial. A nous Européens de porter à l'échelle de ce monde incertain la nécessité de la régulation mondiale. Le G20, sous la présidence de l'Allemagne, a retenu, notamment grâce aux propositions françaises, un agenda très chargé. L'Afrique y figure : c'est un sujet mondial, qui appelle le règlement de questions aussi lourdes que la sécurité, le développement, la lutte contre la pauvreté, l'accès à l'énergie. Des questions dont tout le monde doit se préoccuper, car elles appellent des solutions internationales. Aller vers moins de régulation mondiale, c'est aller vers le danger. Nous devons être porteurs de cette exigence. Certaines décisions ont déjà été prises par le G20, sur les paradis fiscaux, l'évasion et la fraude fiscale, notamment, mais craignons un retour en arrière, alors qu'il faudrait aller plus loin, vers un projet de civilisation, que l'Europe peut et doit porter.

Je ne suis tenté ni de proposer, pour sortir de la crise de confiance que traverse l'Europe, un nouveau traité ni d'appeler à une révolution institutionnelle. Non point qu'il ne faille rien changer à l'équilibre des institutions, ni aux relations avec les parlements nationaux, qui vous préoccupent à juste titre, mais j'estime que c'est quand s'exprime une volonté politique que les choses évoluent. Un exemple : en matière de lutte contre le terrorisme, le processus de décision s'est accéléré face au danger, et une décision sur le PNR (Passenger Name Record) a enfin vu le jour. Je pense de même aux gardes-frontières européens, au renforcement de Frontex : en six mois, des décisions ont été prises sur des sujets qui faisaient l'objet de débats depuis des années. Preuve que ce qu'il faut à l'Europe, c'est moins de technocratie et plus de politique. Cessons de déléguer à l'excès à l'administration et prenons, comme politiques, nos responsabilités, agissons, engageons-nous. C'est ainsi que l'on retrouvera la confiance. Peut-être faudra-t-il envisager, dans la durée, une refonte des traités, mais en faire une question préalable serait périlleux.

Permettez-moi, pour finir, d'évoquer un échange que j'ai eu avec M. Kaczyñski, chef du parti au pouvoir en Pologne, qui m'a dit n'être ni du côté de Trump, ni du côté de M. Farrage, ni de celui de Mme Le Pen, mais être un patriote polonais, favorable à la justice sociale. L'Europe ne fonctionne pas, a-t-il ajouté, car les Etats et les parlements nationaux y manquent de pouvoir. Et d'appeler à un nouveau traité, qui soumettra toute décision européenne à l'approbation nationale. Telle n'est pas ma conception, je vous le dis tout net.

En revanche, nous pouvons construire une Europe plus efficace, mieux liée aux enjeux du futur, renforcer la zone euro - en tout état de cause, nous avons besoin de plus de politique et de plus de volontarisme.

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