Intervention de Jean Bizet

Commission des affaires européennes — Réunion du 10 décembre 2013 : 1ère réunion
Agriculture et pêche — Agriculture et droit de la concurrence - rapport d'information de m. jean bizet

Photo de Jean BizetJean Bizet :

Le Sénat s'est souvent intéressé aux conditions de concurrence dans le domaine agricole. Après la crise du lait, en 2009, qui avait causé des turbulences en Normandie, j'ai étudié en 2012 le rôle des organisations de producteurs dans la négociation du prix du lait ; j'ai fait un point d'étape l'été dernier ; je me penche ici sur le volet juridique du dossier, et sur l'articulation délicate entre PAC et politique de la concurrence. La censure de différentes opérations - prix des endives, activité cidricole - par l'Autorité de la concurrence française a eu un grand retentissement, mêlé de ressentiment. Cette rigueur donnait aux agriculteurs le sentiment de se trouver dans une impasse : la compétition était intenable mais les efforts pour se renforcer étaient stoppés. Je l'ai vécu dans ma circonscription, qui compte une grosse coopérative : elle a souffert de cette ambiguïté.

Aucun secteur n'est exclu du droit de la concurrence et la PAC ne bénéficie que de dispositions particulières. La concurrence a la primauté dans le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne : article 39, définissant les objectifs de la PAC, articles 101 à 109, définissant les règles de concurrence, et article 42, organisant une exemption agricole - non une exception - au droit de la concurrence. C'est donc le droit dérivé - en l'espèce, le règlement n° 1184/2006 - qui concilie les objectifs de la PAC avec les règles de concurrence. Comme l'a observé Jean-Paul Emorine, « en apparence, les produits agricoles font l'objet d'un traitement particulier. Or, le règlement d'application prévoit précisément dans son article 1er que le droit de la concurrence s'applique en matière agricole. Les exceptions sont strictement encadrées ».

Les règlements PAC évoquent une exception agricole. Encore cette dérogation ne concerne-t-elle que le seul article 101 relatif aux accords et ententes ; les autres règles de la concurrence s'appliquent en totalité, comme le contrôle des concentrations et des abus de position dominante.

Ce régime dérogatoire n'est justifié que par la poursuite des objectifs de la PAC. Or ces objectifs, eux-mêmes contradictoires, sont parfois en opposition avec une politique de concurrence orientée vers la satisfaction du consommateur - la PAC, elle, privilégie plutôt le producteur.

Les difficultés d'application, alors que le juge européen a acquis une position dominante, sont inévitables. La Cour de justice européenne a modifié sa vision de l'exception agricole en donnant la primauté à la concurrence, et en reléguant la notion de « préférence communautaire » au rang de simple valeur politique. Ainsi, dans les années quatre-vingt, après le blocus des camions de fraises espagnoles - nous nous y sommes habitués depuis... - la Cour avait condamné l'État français pour manquement à ses obligations. Ce jugement avait provoqué une profonde incompréhension et la violence que l'on sait.

La même évolution se constate s'agissant des dérogations au droit de la concurrence. En 1980, la Cour reconnaissait au Conseil un large pouvoir d'appréciation ; depuis, elle n'a jugé ces dérogations justifiées que si tous les objectifs de la PAC sont favorisés ; l'application des règles de concurrence doit prévaloir chaque fois que possible. Pour le Médiateur des contrats agricoles, « les entorses de la PAC à la politique de concurrence sont de plus en plus rares et de plus en plus contrôlées, le mouvement jurisprudentiel est clair : la concurrence prend le dessus ». Les discussions sur la PAC, à l'OMC, ne sont plus d'actualité : les contingents tarifaires sont désormais bien cadrés et les restitutions n'existent presque plus.

La priorité donnée à la concurrence se retrouve aussi dans le cadre politique. L'idée était, dans le passé, que l'activité agricole présente des singularités économiques et que les objectifs poursuivis par la PAC sont trop exigeants pour être satisfaits par le marché. Or l'agriculture est censée être devenue une industrie comme les autres et l'exception agricole a été enterrée en 1994, lors du passage du GATT à l'OMC. Le maintien de la PAC repose pourtant sur des choix politique, économique et humain.

Jusqu'en 2013, les dérogations au droit de la concurrence s'appliquaient principalement à trois secteurs : les fruits et légumes, la vigne, et le secteur laitier. Dans la filière fruits et légumes, les produits sont périssables ; la vigne se caractérise par une tradition millénaire ; dans le secteur laitier, les éleveurs, atomisés, sont totalement dépendants de leurs acheteurs. Pour renforcer leur pouvoir de négociation, un dispositif dérogatoire au droit commun de la concurrence a été mis en place. L'exception agricole garantit le maintien d'une agriculture plurielle, c'est tout de même un point important.

L'influence française fut décisive lors de la création de la PAC et elle demeure telle dans la détermination des exemptions au droit de la concurrence. On se souvient des efforts déployés par MM. César et Sutour dans cette bataille du bon sens, je veux parler bien sûr des droits de plantation. La même énergie a été mobilisée pour le secteur laitier et certains considèrent que si le paquet lait est européen, il a été « ficelé par la France ». Enfin, lors de la négociation de la réforme de la PAC, les eurodéputés français se sont battus pour faire adopter par tous l'exception agricole. Il existe bien là une particularité et c'est l'honneur de quelques-uns d'y croire encore !

Enfin, l'évolution économique et politique témoigne, malgré la crise et les critiques, d'une foi totale dans les vertus de la concurrence comme condition de la compétitivité et du bien-être du consommateur. Le recul de l'intervention publique s'est également traduit par le désengagement budgétaire de l'Union et des États.

Cet objectif est rappelé dans la réforme de 2013. Le mot « compétitivité » apparaît douze fois, le mot « alimentation », pas une seule, sauf dans le titre. Dans les trois textes de la réforme de la PAC, le déséquilibre est encore plus probant : le mot « alimentation » n'apparaît que cinq fois, et le mot « concurrence », trente...

Pourtant, le prochain règlement sur l'OCM unique maintient cette exception agricole. Les accords anticoncurrentiels sont interdits par le droit européen. Le règlement n° 1184/2006 prévoit pour l'agriculture la possibilité d'accords dérogatoires si ceux-ci visent à poursuivre les objectifs de la PAC. Or cette condition est très difficile à remplir, surtout lorsque les accords portent sur les prix. Les autorités appliquent une interprétation stricte. Le règlement OCM unique autorise les Organisations de producteurs (OP) à réguler les prix, mais non à les fixer ni même à formuler des recommandations. La DGCCRF a d'ailleurs demandé que des indicateurs de tendance se substituent aux recommandations proposées par l'interprofession laitière : elles risquaient, selon elle, une condamnation pour entente. Le changement est plus que sémantique.

Ensuite, les contentieux sur ce thème sont nombreux. Je cite dans mon rapport quatre affaires relatives à des ententes illicites, qui ont donné lieu à des amendes fortes, l'affaire « viandes bovines françaises » de 2006, la décision « endives » de 2012, la décision sur les entreprises d'abattage de porc de 2013, l'affaire des farines en sachet en 2012.

Dans un tel environnement juridique, quelles sont les compétences nouvelles des OP ? Elles disposent d'un statut particulier : leur reconnaissance par l'État est obligatoire. Elles peuvent bénéficier d'aides publiques nationales et européennes. L'État peut même étendre leurs règles à l'ensemble du secteur, y compris aux agriculteurs qui ne veulent pas y entrer - l'individualisme demeure fort chez les agriculteurs... Enfin, leurs accords bénéficient de clauses dérogatoires au droit de la concurrence : le droit européen admet la possibilité d'une entente, ce qui est très innovant. Les OP reconnues pourront négocier le contrat de vente avec le transformateur, qu'il y ait ou non transfert de propriété du lait.

Le premier bilan après un an d'expérience est nuancé. Le nombre d'OP dans le secteur - 31, fin novembre 2013 - est encore faible, alors que, d'après le Médiateur, il en faudrait une centaine. Les agriculteurs doivent comprendre que tel est leur intérêt, pour peser sur le prix du lait. Presque toutes les OP regroupent des éleveurs qui livrent à un seul collecteur : c'est le modèle de l'« OP maison ». « OP maison, OP bidon », avait dit notre collègue Botrel, mais comment faire autrement dans un premier temps ? Leur pouvoir de négociation est resté très faible, voire symbolique. D'après le Médiateur, « le paquet lait a reconnu un droit, mais il n'y a pas eu de pouvoir de négociation des prix... Les collecteurs industriels résistent énormément à la négociation. » Seules des associations d'OP pourraient avoir une influence. Hélas, on n'en prend pas le chemin.

La réforme de la PAC apporte des modifications à leur régime. La reconnaissance des OP est étendue à d'autres secteurs : céréales, viande bovine et huile d'olive. La capacité de négociation collective s'étend aux contrats de livraison avec des clauses de volume et de prix, sans aller jusqu'à la fixation des prix. Le texte supprime l'obligation de contrôle préalable d'absence de position dominante avant la reconnaissance de l'OP. Enfin, le dispositif applicable au secteur laitier est pérennisé.

Ces avancées ne suscitent encore qu'un accueil réservé. Il y a en France des réticences particulières : on pense que les OP ne parviendront pas à négocier les prix et que la réforme ne changera rien à l'individualisme des agriculteurs. Dans d'autres pays, elles ne suscitent pas les mêmes appréhensions, je pense à l'Europe du nord. Dans les États qui suivent une logique industrielle, les OP sont beaucoup plus fortes.

En Normandie, la crise de 2009 avait favorisé l'émergence d'un syndicat, l'Association de producteurs de lait indépendant (Apli) et provoqué des actions chocs, on se souvient de l'épandage de lait - en fait, du lait de chaux - au Mont Saint-Michel. Pour ma part, j'ai beaucoup poussé à la constitution d'OP, ce qui n'a pas été facile : outre les mentalités des éleveurs, il fallait compter avec les gros transformateurs - notamment du côté de la Mayenne - qui faisaient tout pour empêcher les regroupements. L'époque a changé et la balle est dans le camp des agriculteurs. Le temps où l'on allait secouer les grilles des préfectures est révolu, il faut passer à d'autres méthodes de négociation.

Les OP devront faire la preuve de leur utilité. Sans doute faudra-t-il attendre une deuxième génération. La direction générale de la concurrence a elle-même proposé des innovations intéressantes : « Vendre ensemble n'est pas soutenable à terme. En revanche, il est bon d'avoir des activités ensemble qui apportent des efficacités concurrentielles, distribution, empaquetage, tout ce qui est bon pour créer de la valeur ajoutée, diminuer les coûts, et, ainsi, rester sur le marché ». Le cadre de la deuxième génération pourrait renforcer les OP et élargir leurs missions.

Dans le contrôle des abus de position dominante et des concentrations, il n'y a pas de spécificité agricole : les règles s'appliquent dans l'agriculture comme ailleurs. Le contrôle des concentrations est effectué au préalable par l'Autorité de la concurrence ou par la Commission, avec la possibilité de soumettre l'opération à des engagements. Ainsi l'Autorité de la concurrence a-t-elle récemment subordonné l'acquisition de la coopérative Elle-et-Vire par Agrial à ce que cette dernière revoie ses clauses de livraison à ses membres et cède deux entreprises cidricoles. Paradoxalement, Agrial s'est retrouvée en position dominante sur une branche qui n'intéressait personne !

Le rapport recense des difficultés d'analyse, comme celle du « marché pertinent ». La notion est si cruciale qu'elle a été définie dans le nouveau règlement OCM unique. Sont analysés le produit et son marché géographique. Chaque cas est particulier. Je me suis interrogé sur les conditions d'application dans les divers États membres, même si toutes les autorités nationales concernées assurent appliquer les mêmes règles et les mêmes concepts... Ainsi, la France est un grand marché, ce qui fait sa force, mais aussi sa faiblesse : le « marché pertinent » naturel est le marché national. Les Pays-Bas sont petits, ce qui fait leur faiblesse mais aussi leur force : pour eux, le « marché pertinent » est le marché européen.

Quoi qu'en pensent les entreprises, l'autorité française n'est pas des plus strictes. Elle montre même une relative clémence dans de nombreuses affaires, celle des endiviers par exemple. Il est vrai qu'elle prononçait, l'année suivante, une amende de 242 millions d'euros dans l'affaire des farines... De son côté, l'Autorité de la concurrence avance le très faible nombre d'engagements imposés après les notifications de concentrations, mais cet argument doit être écarté : tout est déminé au moment de la pré-notification.

Quelques pistes de réflexion peuvent être ouvertes. La première concerne le droit lui-même. Dans un environnement de concurrence, il paraît inutile de conserver des dispositions nationales plus rigoureuses que les dispositions européennes. Nous critiquons souvent cette surrèglementation, là comme dans les autres domaines.

La deuxième piste concerne le retour de l'État dans la politique de concurrence, entièrement laissée aux mains de la Commission européenne et de l'Autorité de la concurrence, à laquelle la multiplication des saisines pour avis donne un rôle de quasi colégislateur - qu'elle ne demande pas à avoir ! Le législateur et l'État doivent prendre leurs responsabilités, quitte à encourir critiques, voire sanctions.

Le désengagement de l'État est encore plus net s'agissant du contrôle des concentrations par l'Autorité. Alors que le ministre chargé de l'économie, lorsque des raisons d'intérêt général sont en jeu, peut évoquer l'affaire en cours d'examen et statuer pour des raisons d'intérêt général, cette faculté - « arme nucléaire » selon la DGCCR - n'a jamais été mise en oeuvre. L'Etat gagnerait à appliquer plutôt une riposte graduée.

D'autres États, pourtant très libéraux, n'ont pas la même réserve. Ainsi outre-Rhin : un ancien ministre allemand me le confirmait récemment, l'Autorité de la concurrence est très rigoureuse, mais lorsque l'État considère qu'il y va de l'intérêt du pays, elle fait deux pas en arrière. Notre État devrait s'affirmer face à l'Autorité de la concurrence et assumer sa vraie mission en faisant émerger de grands champions nationaux. J'ai réussi à attirer l'attention de M. Montebourg sur le sujet. Je lui demanderai un rendez-vous pour lui présenter mon rapport si celui-ci est adopté par notre commission.

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