Intervention de Éric Bocquet

Commission des affaires européennes — Réunion du 18 avril 2013 : 1ère réunion
Travail — Examen de la proposition de résolution de m. éric bocquet sur la situation des travailleurs détachés

Photo de Éric BocquetÉric Bocquet :

L'intégration de l'Espagne, de la Grèce et du Portugal, pays où le coût du travail était peu élevé, a conduit la Commission européenne à proposer au début des années quatre-vingt-dix l'adoption d'une réglementation sur le détachement de travailleurs d'un État membre à l'autre. La directive de décembre 1996 sur le détachement de travailleurs dans le cadre d'une prestation de services a consacré le principe d'application du droit du pays d'accueil : la législation sociale du pays d'accueil s'applique, sauf si le droit du pays d'envoi est plus favorable. Sont définies les périodes maximales de travail, les périodes minimales de repos, la durée minimale des congés annuels payés et les taux de salaire minimum. Ce noyau dur s'impose également aux entreprises des pays tiers qui détachent leurs employés dans l'Union européenne.

Quant aux contrôles, le texte se borne à appeler les États membres à mettre en place une coopération administrative, sous la forme de bureaux de liaison. Si la directive définit le détachement, elle n'impose pas expressément aux entreprises qui souhaitent y recourir d'exercer une activité substantielle au sein du pays d'origine. Aucune limite de temps n'est fixée. Les travailleurs détachés restent affiliés au régime de sécurité sociale de l'État membre d'origine. Un délai d'un mois doit s'écouler entre le recrutement et le détachement.

Le détachement des travailleurs a fait l'objet de nombreux contentieux depuis l'entrée en vigueur de la directive de 1996. La jurisprudence de la Cour de justice européenne encadre strictement les possibilités de contrôle des États membres, au détriment de la protection des salariés. Dans l'arrêt Commission contre Allemagne de juin 2006, la Cour a interdit à un État d'imposer une durée minimale d'emploi aux travailleurs détachés. La procédure d'autorisation préalable mise en place par le Luxembourg a également été condamnée en juin 2008. Avec l'arrêt Viking du 11 décembre 2007, toute action collective destinée à imposer une convention collective à une entreprise étrangère est considérée comme une restriction à la liberté d'établissement. L'arrêt Laval, du 18 décembre 2007, rend impossible d'imposer aux entreprises de détachement une adhésion à des conventions collectives qui ne sont pas d'application générale.

La Commission européenne reconnaît que le détachement des travailleurs reste difficile à évaluer précisément. Ses données se fondent sur les formulaires de sécurité sociale utilisés dans le cadre des détachements. Mais les formulaires ne sont pas toujours adressés aux autorités compétentes et ils peuvent l'être a posteriori. Ils mesurent le nombre de détachements, non celui de personnes détachées : un même travailleur peut être détaché plusieurs fois. La Commission estimait le nombre de travailleurs détachés à un million en 2009. Ils sont probablement désormais 1,5 million, pour la moitié au moins dans l'industrie et la construction.

Depuis 2006, le nombre de travailleurs déclarés détachés en France a été multiplié par quatre, pour atteindre 144 411 en 2011. L'effet élargissement de l'Union est incontestable.

Les principaux secteurs concernés sont la construction (un tiers des travailleurs détachés), l'industrie (25 %) et le travail temporaire (20 %). Dans le bâtiment et les travaux publics, le nombre de travailleurs détachés explose : 63 659 en 2011 contre 5 865 en 2008. Dans l'agriculture, les déclarations ont augmenté de 58 % entre 2010 et 2011.

Le nombre de salariés français détachés à l'étranger est, quant à lui, estimé à environ 300 000 personnes, en baisse de 38 % depuis 2007. La France reste cependant le troisième pays exportateur de travailleurs détachés derrière la Pologne et l'Allemagne.

Je le répète, l'ampleur du détachement de travailleurs en France demeure délicate à évaluer, faute de respect par toutes les entreprises de la procédure de déclaration préalable. Le ministère du travail estime ainsi entre 220 000 et 300 000 le nombre de salariés low cost, à bas coût, présents sur le territoire sans déclaration, rémunérés dans le meilleur des cas selon le principe du pays d'envoi. Les contrôles de l'inspection du travail sont rares : entre 1 400 et 2 100 en 2011.

En période de crise le phénomène devient un problème politique : la population peut avoir le sentiment que les emplois sont captés par des salariés étrangers moins coûteux. Il en résulte des réactions de xénophobie et de racisme. Le secteur du bâtiment, qui devrait perdre 40 000 emplois en 2013, est particulièrement sensible à cette question. Le détachement des travailleurs est aussi devenu synonyme d'optimisation sociale, voire de dumping social.

Même si l'entreprise respecte les règles européennes, le maintien de l'affiliation au système de sécurité sociale du pays d'établissement peut représenter pour l'employeur une économie de 30 % environ, pour un salarié polonais par exemple. L'écart constaté avec le Luxembourg est du même ordre.

L'absence de procédures de contrôle efficace, faute de coopération ordonnée entre États membres, banalise la fraude. Des montages complexes sont utilisés pour faire baisser les coûts et contourner le droit social du pays d'accueil. Ainsi, la société Atlanco, sélectionnée par le groupe Bouygues sur le chantier de Flamanville, est une société de travail intérimaire irlandaise, basée à Chypre, qui recrute des travailleurs polonais rémunérés aux conditions de leur pays, les heures de travail étant en outre sous-comptabilisées...

Les petites entreprises suivent le mouvement pour rester concurrentielles, elles y sont encouragées par l'impunité résultant des failles du dispositif communautaire. Dans la construction ou l'agriculture, en particulier maraîchère, confrontée à une pénurie de main d'oeuvre, les entreprises reçoivent régulièrement des offres venues des nouveaux États membres ou de la péninsule ibérique.

Les documents présentés à l'inspection du travail de l'État membre peuvent masquer un système de double contrat de travail ou de double bulletin de salaire. Le travailleur défalque parfois de sa rémunération un forfait de restauration et hébergement. La fraude organisée s'appuie sur une cascade de sous-traitants et de sociétés boîtes aux lettres, qui rappellent d'autres pratiques en vogue actuellement. Les faux statuts d'indépendants se multiplient. Une autre dérive tient à l'utilisation quasi permanente de travailleurs détachés dans les pays sans salaire minimum - on connaît l'exemple des abattoirs allemands. Au-delà du dumping social, les conditions d'emploi s'apparentent parfois à une forme d'esclavage moderne : salaires impayés, absence de protection sociale, non respect des règles élémentaires de sécurité sur le lieu de travail, hébergement de fortune.

Pour lutter contre les abus, la Commission européenne a proposé, le 21 mars 2012, un projet de directive d'exécution, qui améliore la directive de 1996. Le texte renforce les moyens de prévention et de lutte contre les abus et intègre les principaux enseignements de la jurisprudence de la Cour. Pourtant celle-ci limite grandement la possibilité de consolider les procédures de contrôle.

La Commission s'efforce de préciser les critères à prendre en compte afin de caractériser les situations de détachement et ainsi détecter plus rapidement les fraudes. L'article 3 impose aux États membres de recueillir un certain nombre d'éléments en vue d'apprécier si l'entreprise qui détache ses salariés exerce réellement une activité substantielle dans le pays où elle est affiliée. Les articles 6, 7 et 8 renforcent la coopération administrative entre les États membres, désormais tenus de répondre dans les deux semaines à une demande d'information d'un de leur partenaire. L'article 9 dresse une liste précise des mesures que peut imposer un État membre à une entreprise étrangère détachant des travailleurs sur son territoire.

L'article 12 institue, dans le secteur de la construction, un mécanisme de responsabilité solidaire du donneur d'ordre ; ce dernier est susceptible d'être tenu responsable du non-paiement du salaire minimal, de tout arriéré ou de tout prélèvement indu sur la rémunération du travailleur détaché. Les États membres auront la faculté d'étendre ce dispositif à d'autres secteurs.

Ces deux articles constituent les principaux points de blocage au sein du Conseil. La France et certains États membres, à l'instar de la Belgique et de l'Espagne, préconisent une liste ouverte de moyens de contrôle et une extension de la clause de responsabilité à l'ensemble de la chaîne de sous-traitance et à tous les secteurs d'activité. Les nouveaux États membres et le Royaume-Uni militent, eux, pour la rédaction actuelle. Il est peu probable que le texte soit adopté avant à la fin de la présidence irlandaise.

La proposition de résolution que je vous présente soutient la position du gouvernement français sur les articles 9 et 12, pour mieux combattre la fraude. Il convient cependant d'aller plus loin, en particulier pour répondre au problème de la sous-traitance en cascade. Mieux vaudrait limiter la chaîne de sous-traitance à trois échelons, comme dans la législation allemande ou espagnole. Je vous propose également de prévoir des clauses de responsabilité sociale d'entreprise (RSE) dans les cahiers des charges d'achat de prestations. En cas de non-respect de la législation sur le détachement, ces clauses entraîneraient la rupture du contrat. Le délai de 15 jours préconisé par la Commission pour les transmissions de documents est trop court. Il convient de le porter à un mois.

La directive d'exécution pourrait également autoriser les syndicats à engager des procédures judiciaires ou administratives sans l'approbation du travailleur, celui-ci étant souvent soumis à des pressions.

Enfin, le règlement sur l'affiliation au régime de sécurité sociale de l'État d'envoi pourrait être modifié afin de prévenir les situations de faux détachement et limiter les pratiques d'optimisation sociale.

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