Intervention de Colette Mélot

Commission des affaires européennes — Réunion du 4 novembre 2014 à 17h00
Économie finances et fiscalité — Gouvernance de l'internet : examen de la proposition de résolution européenne n° 44 de mme catherine morin-desailly et de m. gaëtan gorce - rapport de mme colette mélot

Photo de Colette MélotColette Mélot :

Notre commission est donc chargée d'examiner la proposition de résolution européenne sur la nécessaire réforme de la gouvernance de l'Internet, déposée par Catherine Morin-Desailly et Gaëtan Gorce.

L'Internet est devenu aujourd'hui le coeur de nos économies et de nos sociétés. Faute de volonté politique, l'Europe se trouve à présent sous la domination commerciale des géants américains du net, et sous la domination juridique qui l'accompagne.

Le sujet de la gouvernance de l'Internet a longtemps été sous-estimé ; mais il s'est affirmé cette année comme un sujet politique majeur, suite aux révélations d'Edward Snowden en 2013 sur la surveillance massive du réseau. C'est ce qui a motivé la création au Sénat, fin 2013, d'une mission commune d'information (MCI), rassemblant 33 sénateurs dont certains d'entre nous, pour analyser quel nouveau rôle et quelle nouvelle stratégie l'Union européenne pourrait avoir dans la gouvernance mondiale de l'Internet. Cette mission a rendu son rapport en juillet 2014. Son président Gaëtan Gorce et sa rapporteure, Catherine Morin-Desailly, ont souhaité prolonger ce travail, en déposant la proposition de résolution européenne qui nous est soumise aujourd'hui. Leur objectif est d'appeler le Gouvernement à s'appuyer sur la position élaborée par la MCI après six mois de travaux, alors que s'engagent au Conseil de l'Union européenne des discussions sur la gouvernance de l'Internet.

La proposition de résolution rappelle qu'aucune autorité centrale ne gouverne l'Internet aujourd'hui ; une pléthore d'enceintes (IETF, IAB, ISOC, W3C, ICANN...) participe plutôt à une forme d'autorégulation du réseau, sur un mode ascendant et consensuel. Pour des raisons historiques, cette gouvernance est américaine, de fait. Le texte retrace comment cette domination américaine a fait l'objet d'une contestation croissante :

- il y a d'abord eu l'Agenda de Tunis, qui a conclu le sommet mondial de la société de l'information en 2005 : il a reconnu le rôle de tous les acteurs (États, secteur privé, société civile) dans la gouvernance de l'Internet, sur un pied d'égalité, et il a créé l'Internet Governance Forum (IGF). Ce forum est onusien mais pas interétatique : il réunit les multiples parties prenantes - on le dit multistakeholder dans le jargon -, qui y dialoguent une fois par an, sans jamais conclure ;

- puis, l'opposition entre les tenants du modèle multistakeholder et les tenants d'une reprise en main étatique de l'Internet s'est cristallisée fin 2012, lors de la conférence organisée par l'Union Internationale des Télécoms (UIT) à Dubaï ;

- en 2013, en réaction à l'affaire Snowden, ce sont les enceintes de gouvernance de l'Internet elles-mêmes qui ont appelé à mondialiser cette gouvernance ; parallèlement, le Brésil convoquait une conférence mondiale sur ce sujet pour avril 2014. Ce NETmundial s'est conclu par une déclaration qui condamne la surveillance en ligne et qui affirme des principes fondateurs pour un internet libre et démocratique.

Les États-Unis ont ainsi perdu avec l'affaire Snowden leur crédibilité comme garant des libertés en ligne. Pour reprendre l'avantage, l'administration Obama a annoncé en mars 2014 son intention de renoncer à sa tutelle sur le système, d'ici septembre 2015. Le département du commerce américain a chargé l'ICANN, l'organisme qui gère depuis 1998 le système des noms de domaine, d'organiser le processus de transition, selon un cahier des charges bien défini : notamment, le processus ne doit pas aboutir à une solution menée par les gouvernements ou par une organisation intergouvernementale, et le gouvernement américain devra valider la proposition de l'ICANN. Or l'ICANN, chef de file de cette transition, est une société de droit californien ; elle est en proie aux conflits d'intérêt, et accusée de fonctionner de manière trop opaque; en outre, elle n'offre pas de droit de recours satisfaisant et ne rend de comptes qu'au seul gouvernement américain.

À la suite de cela, l'ICANN a engagé deux processus de réforme : le premier doit préparer la fin de la tutelle américaine - qui est établie par un contrat expirant en 2015 - sur les fonctions de gestion de la racine d'Internet, dites fonctions IANA ; le second doit permettre d'améliorer le processus de reddition de comptes de l'ICANN, qui est jusqu'ici régi par l'Affirmation d'engagements passée entre l'ICANN et le Département du commerce américain.

C'est dans ce contexte que la MCI a proposé en juillet dernier plusieurs pistes de réforme du système de gouvernance de l'Internet. Elles dessinent un horizon différent de celui envisagé par le gouvernement américain et elles sont fidèlement reprises dans la proposition de résolution européenne qui nous est soumise. Je ne vais donc pas les présenter dans le détail mais rappeler les 7 principales. Il s'agit de :

- consacrer les principes fondateurs du NETmundial de São Paulo dans un traité international ouvert à tous les États ;

- globaliser la gouvernance de l'Internet sur le fondement des principes du NETmundial, notamment en transformant le Forum pour la Gouvernance de l'Internet en Conseil mondial de l'Internet, doté d'un financement propre et chargé de contrôler la conformité des décisions des enceintes de gouvernance aux principes dégagés à São Paulo ;

- transformer l'ICANN en WICANN (World ICANN) et organiser une supervision internationale du fichier racine des noms de domaine en substitution de la supervision américaine ;

- rendre la WICANN responsable devant le Conseil mondial de l'Internet ou, à défaut, devant une assemblée générale interne ;

- mettre en place un mécanisme de recours indépendant et accessible, permettant la révision d'une décision de la WICANN, voire sa réparation ;

- établir une séparation fonctionnelle entre ceux qui élaborent les politiques d'attribution des noms de domaine et ceux qui les attribuent individuellement ;

- définir des critères d'indépendance pour réduire les conflits d'intérêts au sein du conseil d'administration de la WICANN.

J'ai pu rencontrer récemment M. David Martinon, représentant spécial de la France pour les négociations internationales sur le numérique, qui suit l'évolution de ce dossier pour la France.

Il m'a indiqué que la réforme de l'ICANN progressait rapidement pour son volet qui concerne la transition de la fonction IANA : plusieurs questions ont été soulevées, qu'il s'agisse de la souveraineté des États sur leurs domaines internet nationaux (.fr pour la France), de la nature des contrats passés entre l'ICANN et les États, lesquels ne sauraient ressortir des seules juridictions californiennes, ou de la reddition des comptes concernant l'exercice de cette fonction IANA. L'échéance de septembre 2015, que les Américains présentent comme indicative, mérite d'être tenue ; nous ne savons pas en effet ce qu'il adviendrait du fait des élections présidentielles américaines qui se tiendront dans l'intervalle.

Le deuxième volet de réforme de l'ICANN, qui concerne la nécessité d'améliorer la façon dont elle rend des comptes sur son action, avance plus lentement. Il y a bien là un risque de dilution et de capture par l'ICANN de son propre processus de réforme.

Dans cette recomposition en cours de la gouvernance de l'Internet, la parole européenne est restée peu audible. Certes, la Commission européenne a présenté plusieurs communications sur le sujet - la dernière en février 2014 -. Mais cette voix européenne n'est pas assumée par le Conseil qui réunit les États membres. Il faut dire que les États-Unis n'aident pas tellement l'Europe à exister sur le sujet : ils assimilent en fait tous ceux qui interrogent le statu quo à des ennemis de la liberté. Or il est urgent que l'Union européenne s'impose comme un interlocuteur crédible dans le processus de réforme qui est amorcé : elle doit saisir l'opportunité historique qui se présente de promouvoir une approche véritablement inclusive de la gouvernance d'un Internet, bâti sur les valeurs démocratiques et les droits fondamentaux.

La présidence italienne de l'Union européenne s'est investie pour mobiliser le Conseil ; elle a été aidée en cela par la controverse autour de la délégation de nouveaux noms de domaine en « .vin » et en «.wine », qui menace la protection de nos indications géographiques : un conseil Télécoms informel s'est ainsi réuni à Milan début octobre, avec l'objectif de préparer une position du Conseil Télécoms lors de sa réunion prévue le 27 novembre prochain.

Mais certains États membres continuent, au nom de la prudence, de défendre des positions alignées sur les États-Unis : Royaume Uni, Suède, Pologne, Estonie, République tchèque, Pays-Bas... Tous ces États manifestent leur inquiétude à l'idée qu'un changement trop profond du mode de gouvernance actuel de l'Internet pourrait déstructurer le système et précipiter nos économies et nos sociétés dans une forme de chaos. Paradoxalement, et malgré la perte de confiance occasionnée par les révélations sur l'espionnage américain des communications privées de la Chancelière, l'Allemagne semble se rallier à ce groupe d'États.

Il n'est donc pas acquis que le Conseil parvienne fin novembre à adopter une position satisfaisante et suffisamment ambitieuse. C'est la raison pour laquelle il est important que le Sénat proclame par une résolution européenne son souhait de voir l'Union européenne s'affirmer dans ce débat et défendre un modèle plus démocratique et fondé sur les principes unanimement reconnus au NETmundial : la liberté d'expression, la liberté d'association, la liberté d'information, le droit au respect de la vie privée, l'accessibilité, l'architecture ouverte d'internet, une gouvernance qui soit multipartite, ouverte, transparente, redevable, un système qui soit inclusif, équitable et qui promeuve des standards ouverts.

Afin d'entraîner derrière elle d'autres démocraties, il est important que l'Union européenne déploie des efforts diplomatiques pour s'assurer du soutien d'États non européens, notamment ceux en développement. À cet égard, nous pouvons saluer le fait que les autorités françaises s'attellent à faire consacrer ces mêmes principes à l'Organisation internationale de la francophonie, qui tiendra sommet fin novembre à Dakar.

Je partage donc l'ambition de la proposition de résolution n° 44. Il est urgent que, dans la perspective des prochaines échéances de négociations internationales sur le sujet, l'Union européenne porte une vision propre : les enjeux qui s'attachent à l'Internet interdisent de priver les États de tout droit de regard sur la gouvernance de l'Internet et c'est plutôt pour une mondialisation qu'une privatisation de cette gouvernance que l'Europe doit plaider.

Je vous propose simplement d'apporter à la proposition de résolution trois légères modifications.

D'abord, nous pourrions compléter le considérant qui appelle à reconnaître le rôle légitime des États dans le système de nommage, pour préciser que l'attribution des noms de domaine ne saurait obéir qu'à des motifs commerciaux. En effet, la pratique actuelle de contrôle et d'attribution des noms de domaine par l'ICANN est inacceptable, on l'a vu avec les cas du « .vin » et « .wine ».

Ensuite, je crois utile d'insister sur la nécessité de mieux reconnaître dans le système multi-acteurs non seulement le rôle spécifique des États comme garants des droits et libertés mais aussi, plus fondamentalement, leur souveraineté. Il importe en effet que les processus d'élaboration des décisions en matière d'Internet et leur mise en oeuvre prennent en compte les cadres juridiques nationaux ou internationaux.

Enfin, le texte suggère à l'Europe d'accueillir une réunion pour marquer son engagement sur le sujet de la gouvernance de l'Internet : il semble que cette réunion pourrait difficilement être celle occasionnée par la célébration du dixième anniversaire du Sommet mondial pour la société de l'information, car elle aura naturellement lieu à New York sous l'égide des Nations Unies. Nous pourrions plutôt proposer que se tienne sur le sol européen une conférence de type NETmundial, dans la lignée de celle qui s'est tenue au Brésil en avril 2014 : cela permettrait de lancer un processus de négociation pour consacrer dans un acte international les principes du NETmundial qui ne doivent pas tomber dans l'oubli ni être confisqués par l'ICANN.

Je vous soumets donc cette proposition de résolution européenne ainsi modifiée.

Le Sénat,

Vu l'article 88-4 de la Constitution,

Vu la communication de la Commission au Conseil du 20 février 1998 : « Enjeux politiques internationaux liés à la gouvernance de l'Internet » (COM(1998) 111),

Vu la communication de la Commission, au Conseil et au Parlement européen du 28 juillet 1998 relative à la gestion de l'Internet : « Gestion des noms et adresses sur l'Internet - analyse et évaluation, par la Commission européenne du Livre blanc du ministre américain du commerce » (COM (1998) 476),

Vu la communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen du 11 avril 2000 : « L'organisation et la gestion de l'Internet. Enjeux internationaux et européens 1998 - 2000 » (COM (2000) 202),

Vu la communication de la Commission au Parlement européen et au Conseil du 18 juin 2009 : « La gouvernance de l'internet : les prochaines étapes » (COM (2009) 277),

Vu la communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions du 12 février 2014 : « Politique et gouvernance de l'internet : le rôle de l'Europe à l'avenir » (COM (2014) 72),

Jugeant impératif de rétablir la confiance dans l'Internet par une refondation de sa gouvernance actuelle, celle-ci ayant perdu sa légitimité après les révélations d'Edward Snowden sur la surveillance massive du réseau ;

S'accordant avec la Commission européenne pour concevoir l'Internet comme un espace civiquement responsable, unifié, régi par une approche multipartenaire, au service de la démocratie et des droits de l'homme, et dont l'architecture doit être fiable et reposer sur une gouvernance transparente et inclusive ;

Soulignant aussi que l'Internet, y compris son système de nommage, est un bien commun mondial, ce qui fonde l'action des États pour assurer que cette ressource profite à tous et, notamment, que l'attribution des noms de domaine n'obéit pas exclusivement à des considérations commerciales ;

Estimant à ce titre que sa gouvernance ne saurait être complètement privatisée et doit reposer sur un dialogue entre technique et politique, qui interfèrent tant l'architecture de l'Internet est politique et concerne tous ses acteurs ;

Considérant que les principes de gouvernance de l'Internet défendus par la Commission européenne, quoiqu'ayant reçu le soutien des États membres, n'ont jamais fait l'objet d'un vote ;

Déplorant que le seul interlocuteur au Conseil pour la DG Connect soit le groupe Télécoms du Conseil, ce qui ampute de fait les discussions sur la gouvernance de leur dimension géopolitique et stratégique ;

Confirme son attachement au modèle multi-parties prenantes de gouvernance de l'Internet, tout en insistant sur la nécessité de le rendre plus démocratique par une meilleure représentativité des parties prenantes et de mieux reconnaître la souveraineté des États et leur rôle spécifique comme garants des droits et libertés ;

Invite les autorités françaises à soumettre au Conseil un ensemble cohérent de principes applicables à la gouvernance de l'Internet, reprenant la déclaration issue de la conférence NETmundial, qui s'est tenue sur ce sujet à São Paulo en avril 2014 ;

Appelle les États membres de l'Union européenne à s'entendre pour proposer de refonder la gouvernance d'Internet autour d'un traité international ouvert à tous les États, assurant le respect des droits fondamentaux et des valeurs démocratiques en ligne et consacrant les principes fondateurs définis à l'issue de cette conférence NETmundial ;

Propose de rendre plus démocratique et responsable la gouvernance de l'Internet :

- en l'asseyant sur un réseau de relations transparentes qui formalise les rôles et interactions entre l'ICANN, les registres Internet, le W3C, l'IETF, l'IAB, l'IUT, les gestionnaires de serveurs racine, les opérateurs de noms de domaine de premier niveau... ;

- en transformant le Forum pour la Gouvernance de l'Internet en Conseil mondial de l'Internet, doté d'un financement propre et chargé de contrôler la conformité des décisions des enceintes de gouvernance, qui devront rendre compte de leur action devant lui, au regard des principes dégagés au NETmundial de São Paulo ;

Recommande d'accueillir en Europe en 2015 une nouvelle conférence multi-parties prenantes prolongeant l'événement NETmundial qui s'est déroulé au Brésil en avril 2014, afin de promouvoir et construire cette nouvelle architecture mondialisée de la gouvernance d'Internet ;

Estime nécessaire de refonder l'ICANN pour restaurer la confiance dans le système des noms de domaine en :

- faisant de l'ICANN une WICANN (World ICANN), de droit international ou, de préférence, de droit suisse sur le modèle du Comité international de la Croix Rouge, afin qu'une supervision internationale du fichier racine des noms de domaine se substitue à la supervision américaine ;

- rendant la WICANN responsable devant le Conseil mondial de l'Internet ou, à défaut, devant une assemblée générale interne, doté(e) du pouvoir d'approuver les nominations au conseil d'administration de la WICANN et les comptes de cet organisme ;

- mettant en place un mécanisme de recours indépendant et accessible, qui permette la révision d'une décision de la WICANN, voire sa réparation ;

- établissant une séparation fonctionnelle entre la WICANN et les fonctions opérationnelles IANA pour distinguer ceux qui élaborent les politiques d'attribution des noms de domaine de ceux qui attribuent individuellement les noms de domaine ;

- définissant des critères d'indépendance pour l'essentiel des membres du conseil d'administration de la WICANN ;

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