Dans le cadre du travail qui m'a été confié par la commission voici deux ans sur le suivi de la crise de la zone euro, j'ai effectué les 16 et 17 octobre derniers un déplacement à Chypre.
Confronté à d'importantes difficultés financières, Chypre devrait donc être le cinquième État membre de la zone euro à bénéficier dans les prochaines semaines d'un programme d'assistance financière. Sollicitée en juin dernier, l'aide européenne ne devrait cependant pas être versée avant le début de l'année prochaine. L'accord trouvé avec l'Eurogroupe en marge du sommet européen de la semaine passée n'est pas encore totalement finalisé et ne saurait l'être avant la parution des résultats d'un audit de la situation des établissements bancaires de l'île.
La crise chypriote est en effet, en premier lieu, une crise bancaire, à l'image de celles qu'ont connues récemment l'Irlande et l'Espagne. Comme dans ces deux pays, la croissance économique a favorisé l'émergence d'une bulle immobilière, qui a explosé avec le retournement de conjoncture en 2009. Mais là n'est pas le seul problème de Chypre avec ses banques. Le développement des activités financières a constitué, avec le tourisme, le fondement de la renaissance économique du pays après la partition de l'île en 1974. Au risque, il faut bien le reconnaître, d'aboutir à un surdimensionnement du secteur bancaire par rapport au potentiel économique du pays. Les actifs détenus par les banques locales représentent ainsi 750 % du PIB chypriote. L'endettement est devenu au cours des années 2000 la base de la croissance du pays : l'endettement privé représentait ainsi 291 % du PIB en 2011.
Les principales banques chypriotes se sont en majorité tournées vers le voisin grec lorsqu'il a fallu investir, avec les risques que l'on connaît aujourd'hui. L'exposition à la dette publique grecque représentait ainsi 27 milliards d'euros avant la décote opérée en début d'année, soit 140 % du PIB chypriote. La restructuration de la dette a ainsi induit une perte de 4,2 milliards d'euros. Les créances privées grecques sont, quant à elles, estimées à 22 milliards d'euros, soit 120 % du PIB. 10 à 14 % de celles-ci sont considérées comme non performantes.
Cette surexposition, pour partie logique en raison de la proximité entre les deux pays, reste difficile à expliquer ces dernières années : 5 milliards d'euros de titres grecs ont ainsi été achetés en 2009 et 2010, alors que la crise grecque venait de démarrer. Une telle pratique révèle l'insuffisance de la surveillance mise en place par la Banque centrale de Chypre. Ces lacunes se retrouvent aujourd'hui dans l'estimation des besoins de recapitalisation des établissements financiers locaux, induits par la crise grecque mais aussi l'effondrement du marché immobilier. Il est très difficile de chiffrer ceux-ci, d'autant que la situation des 97 sociétés coopératives, ces caisses d'épargne locales, reste délicate à évaluer en raison de l'opacité qui les entoure.
Cette crise financière a débouché sur une crise économique de première importance, le PIB devrait ainsi se contracter de 2,3 % du PIB cette année puis 3,5 % l'an prochain. Une telle situation conduit le gouvernement à une impasse budgétaire, alors qu'il ne peut plus accéder aux marchés financiers depuis 2011. Son laxisme budgétaire a été souligné à deux reprises par la Commission, en 2010 puis 2011, sans qu'aucune réforme d'envergure ne soit réellement mise en pratique. La dépense publique équivaut aujourd'hui à 48 % du PIB contre 33 % en 1995. Transferts sociaux et salaires publics représentent les deux tiers du budget de l'État. La Commission européenne a par ailleurs relevé la faiblesse de la compétitivité de l'économie locale, où les salaires sont notamment indexés sur l'inflation.
Ces réserves de Bruxelles sur le modèle économique ont conduit le gouvernement chypriote à hésiter à recourir à une assistance financière, par crainte de conditions trop contraignantes. En 2011, il avait ainsi préféré demander un prêt à la Russie, très implantée économiquement sur l'île. La fiscalité avantageuse attire les capitaux russes et ukrainiens depuis de nombreuses années, la communauté russophone représentant 4 % de la population totale. Le prêt de Moscou, octroyé en octobre 2011 et destiné notamment à sécuriser ses investissements, s'est élevé à 2,5 milliards d'euros. Un an plus tard Chypre a toujours besoin d'un financement extérieur. De nouveau sollicitée, la Russie a néanmoins jugé que si elle venait à prodiguer une nouvelle aide financière, celle-ci serait aux conditions formulées par l'Union européenne et le Fonds monétaire international.
D'autant que l'aide demandée est plus conséquente que celle formulée un an plus tôt. La troïka l'a d'ailleurs évalué à 17,5 milliards d'euros. 10 sont destinés à recapitaliser le système bancaire, 6 à permettre le refinancement de la dette chypriote et le milliard et demi servant au règlement des dépenses courantes. En échange, Nicosie devrait accepter un programme réduisant de 15 % les salaires publics, de 10 % les prestations sociales et relevant l'âge de la retraite. La TVA serait elle aussi augmentée et l'indexation des salaires sur l'inflation serait suspendue. Le contexte politique marqué par les élections présidentielles prévues en février prochain a longtemps pesé sur ces négociations. Le gouvernement jugeait en outre qu'il s'agissait d'une crise induite par la décote de la dette grecque et donc pas forcément imputable à la politique économique locale. Il n'en reste pas moins qu'il n'existait pas réellement d'alternative à une aide européenne.
La situation de Chypre pourrait évoluer dans les années à venir avec l'émergence d'un nouveau modèle économique fondé sur les ressources gazières récemment découvertes au large de ses côtes. Celui-ci pourrait fournir la moitié des importations annuelles de l'Union européenne. L'exploitation pourrait démarrer en 2019. Elle suscite déjà l'intérêt de la Russie.
Venons-en maintenant à la situation de la zone euro. Les réserves chypriotes sur les conditions d'une aide financière européenne s'inscrivaient aussi dans un contexte marqué par le doute sur l'efficacité des plans d'ajustement adoptés en Grèce, en Irlande ou au Portugal. Des trois pays, l'Irlande semble celui qui s'en sort le mieux, le pays étant même de retour sur les marchés financiers depuis juillet dernier. Le gouvernement respecte la trajectoire budgétaire inscrite dans le mémorandum d'accord, ce qui contribue à rassurer les marchés et lui permet d'obtenir des taux acceptables pour sa dette à court et moyen terme. La reprise économique demeure cependant relativement modeste : 0,5 % de croissance cette année et 1 % attendu l'année prochaine. Les exportations constituent le principal moteur de l'activité, alors que l'absence de crédits aux ménages et aux entreprises comme le chômage élevé pèsent sur la demande interne.
Également considéré comme un « bon élève » par la troïka, le Portugal se trouve pourtant dans une situation plus délicate. Si 110 des 120 mesures du programme d'ajustement ont été mises en oeuvre par le gouvernement, l'effort de consolidation budgétaire accompli ces deux dernières années, qui représente tout de même 7,5 % du PIB portugais, est apparu insuffisant pour permettre au déficit budgétaire d'être inférieur à 3 % dès 2013. Cet objectif a donc été reporté d'un an par la Commission européenne. La révision à la baisse des prévisions de croissance opérée ces derniers jours par la Banque centrale incite encore un peu plus à relativiser le satisfecit de la troïka. Il n'existe pas de relance de l'activité au Portugal, confronté à une augmentation des cas de pauvreté, une majorité de foyers vit avec moins de 900 € mensuels, ce qui pousse les plus jeunes à l'émigration. Seul le retour progressif sur les marchés financiers peut, de fait, être considéré comme une bonne nouvelle.
Que dire enfin de la Grèce si ce n'est que le deuxième plan d'aide, qui prévoyait la restructuration de la dette détenue par les créanciers privés, s'est avéré obsolète en moins de six mois. En dépit de réels progrès, les objectifs fixés par ce plan ont du être in fine reportés de deux ans et un troisième plan qui ne dit pas son nom a été adopté dans la nuit de lundi à mardi. Il prévoit un allègement de la dette publique grecque de 40 milliards d'euros par le biais d'une restructuration des titres détenus par les créanciers publics cette fois-ci. La maturité des prêts octroyés depuis 2010 est ainsi allongée, leurs taux d'intérêts baissés d'un point. La Banque centrale européenne et les banques centrales nationales reverseront dans le même temps les intérêts perçus sur les titres grecs qu'elles détiennent. Enfin, la Grèce pourra racheter des titres avec une décote de 60 %.
Au delà de l'accord trouvé avec l'Eurogroupe, il convient de s'attarder sur les hypothèses retenues par le gouvernement grec pour préparer un énième plan d'austérité. Il table en effet sur une récession de 4,5 % du PIB en 2013 et une dette publique atteignant 189,1 % du PIB. De telles perspectives font s'interroger sur la possibilité pour la Grèce d'arriver à atteindre ses objectifs, fût-ce en 2016. Elles n'écartent pas l'hypothèse d'un défaut puisque le déficit budgétaire est dorénavant imputable à la charge de la dette. Rappelons néanmoins qu'un défaut impliquerait des pertes de l'ordre de 82 milliards d'euros pour l'Allemagne et de 62 milliards d'euros pour la France.
Un dernier mot sur l'Espagne qui me semble être aujourd'hui entre deux aides. La première concernant les banques est formalisée. Elle s'élève à 100 milliards d'euros. Ce montant a été surévalué au regard des besoins réels du secteur. Une première tranche devrait être versée d'ici à la fin de l'année. Reste l'impasse budgétaire dans laquelle se trouve l'Espagne. Une succession de plans d'austérité n'a pu juguler une dérive des finances publiques, en large partie imputable à l'absence de discipline budgétaire de la part des régions. Un conflit se fait d'ailleurs jour entre certaines d'entre elles et l'État central. L'absence de croissance dans un pays où le chômage frappe 25 % de la population rend également difficile la maîtrise des dépenses. L'Espagne a déjà anticipé un futur plan d'ajustement de la troïka dans le cadre d'une assistance financière. Les mesures décidées par le gouvernement sont celles qu'aurait demandées la troïka. Ayant ainsi sauvé la face, il ne serait donc pas étonnant que l'Espagne formule bientôt une demande d'ouverture d'une ligne de crédit auprès du Mécanisme européen de stabilité.
La question des moyens du MES sera dès lors posée tant le montant de l'aide accordée à l'Espagne devrait affecter fortement ses capacités financières, estimées aujourd'hui à environ 700 milliards d'euros. La question de la démultiplication de ses moyens via un effet de levier n'a pas encore été complètement éclaircie. L'hypothèse d'un adossement à la Banque centrale européenne, jusque-là taboue, n'apparaît plus aujourd'hui aussi saugrenue. La BCE a, de son côté, activé deux programmes destinés à garantir le financement des banques, via le programme Long term refinancing operation (LTRO), et surtout des États, par l'intermédiaire du programme Outright monetary transactions (OMT), qui prévoit le rachat, sous conditions, de titres sur les marchés. Les conditions concernent l'application par le pays concerné de mesures d'ajustement. Il conviendra, enfin, d'être attentif à l'évolution du débat sur l'Union budgétaire : le rapport intérimaire présenté en octobre propose la création d'obligations européennes au montant limité et la création d'un fonds de rédemption d'une partie de la dette des États. Ces idées ne suscitent pas, néanmoins, l'unanimité au sein du Conseil.
Pour conclure mon propos, je serais tenté de dire que compte tenu des incertitudes entourant encore certains États membres, je pense à l'Espagne mais aussi au Portugal, il serait illusoire de penser que la crise de la zone euro est derrière nous.