En effet, le phénomène migratoire n'est pas nouveau en Libye, et M. Kadhafi l'utilisait. Entre 500 000 et un million de migrants s'y trouvent, en attente de départ. Comme ils ne rebrousseront pas chemin, le succès de notre opération appellera d'autres actions.
Si toutes les embarcations transportant des migrants sont détruites en mer, nous ne disposons pas du cadre légal pour faire de même à terre, avant qu'elles ne soient utilisées. Il faudrait en interrompre l'approvisionnement, car nous savons d'où arrivent ces bateaux, parfois de loin, via des intermédiaires. Mais lorsque les douaniers maltais ont récemment ouvert un container plein de dinghies à destination de Tripoli, ils n'ont pu que le laisser repartir, faute de règle juridique adéquate : il ne s'agit pas d'un bien à double usage ou dangereux... Nous agissons dans le cadre d'un mandat et la politique migratoire elle-même n'est pas de notre ressort.
La présence de terroristes fait l'objet de toute notre vigilance. L'évènement auquel vous avez fait allusion est avéré, mais il s'agissait sans doute d'une arme de courte portée, de type lance-roquette. Nous n'excluons rien, le risque zéro n'existe pas. Nous n'avons pas d'indication que Daech ait mis la main sur des stocks anciens de lance-missiles. Du reste, la plupart de ces armes - y compris celles qui sont aux mains des forces libyennes -sont anciennes et, faute d'entretien, probablement peu opérationnelles. Comme nous redoutons particulièrement un attentat-suicide pendant une opération de recueil, nous devons arbitrer entre l'urgence du sauvetage et les précautions de sécurité - y compris sanitaires, car certains migrants sont porteurs de maladies disparues d'Europe depuis des siècles. Jusqu'à présent, nous n'avons jamais détecté d'équipement suspect ni d'infiltration parmi les migrants, sans doute parce qu'il s'agit de la route la plus dangereuse.
Le flux vers l'Espagne, qui était considérable, a été endigué grâce à une coopération très forte entre l'Espagne, le Maroc, la Mauritanie et le Sénégal, aux termes de laquelle ces trois derniers pays ont reçu les moyens maritimes et aériens de contrôler leurs côtes. C'est ainsi, notamment, qu'a été jugulé le trafic entre le Sénégal et les Canaries. Ce modèle est bien sûr reproductible, à condition d'avoir comme interlocuteur un appareil d'État disposant de forces de souveraineté avec qui construire une coopération. Cela dit, le flux endigué quelque part se reconstitue ailleurs : nous devrons soigneusement évaluer l'impact de notre opération en Libye sur les autres flux.
Il faudra, en effet, à la fois un appel de la Libye et une résolution du Conseil de sécurité de l'ONU, si nous ne voulons pas nous heurter à un véto de certains membres. L'envoyé spécial de l'ONU essaie d'amener les deux parties à constituer un gouvernement d'union nationale, avec le soutien de l'Union européenne. Sa cellule, en Tunisie, comporte un officier de liaison de notre opération. Le Service européen pour l'action extérieure de Mme Mogherini sera à la manoeuvre pour préparer une résolution. L'expérience montre toutefois qu'il faut qu'un ou plusieurs États membres soient moteurs. Le Royaume-Uni l'avait été pour la résolution 2240 car il en avait besoin pour combler une lacune de son dispositif législatif.
La direction nationale antimafia italienne a proposé à tous les États membres participant à l'opération de lui remettre les présumés passeurs et trafiquants qu'ils appréhendent. Le procureur national antimafia est en effet habilité, de par son rôle au sein d'Eurojust, à lutter contre le crime transfrontalier. De fait, les opérations Sophia, Triton et Mare Sicuro ont conduit à remettre quelque 400 personnes à la justice italienne. Cela va du migrant qui, en échange de la gratuité du passage, pilote l'embarcation et passe l'appel aux secours, aux membres de réseaux, dont une vingtaine ont été condamnés à de lourdes peines pour des cas où des migrants sont morts.
Actuellement, nous nous interdisons d'entrer dans les eaux territoriales de la Libye, État souverain. Si nous le faisions, nous n'aurions qu'une alternative : remettre les passeurs à la justice libyenne ou les déférer à la justice d'un État membre de l'Union européenne avec lequel la Libye aurait un accord de transfert.