La politique industrielle européenne fait avec l'Europe sociale quasiment figure de mythe depuis le début de la construction européenne. Des traditions nationales fortement divergentes tempèrent depuis l'origine toute restructuration industrielle à l'échelle continentale, qui bénéficierait ainsi des avantages du marché unique. La crise économique a renforcé ces tendances nationales à la préservation des « champions » locaux et à la défense des secteurs dits stratégiques. C'est dans ce contexte que bon nombre de projets de fusion ont échoué ces dernières années. Cette situation n'est pas sans risque pour des secteurs fortement exposés à la concurrence internationale, à l'image des télécoms ou des transports aériens.
Quel est le contexte ?
Si l'objectif d'une politique industrielle semble unanimement partagé, force est de constater que sa traduction est pour l'heure modeste. La définition qu'en propose le Traité de Lisbonne est assez révélatrice. Aux termes de l'article 173, qui constitue en soi une nouveauté, « L'Union et les États membres veillent à ce que les conditions nécessaires à la compétitivité de l'industrie et de l'Union soient assurées ». Il s'agit d'une définition péremptoire et vous conviendrez que nous sommes assez loin d'une politique pro-active. Aucun outil n'a jusqu'alors été véritablement mis en place, l'Union européenne se contentant d'accompagner financièrement la reconversion des salariés de secteurs touchés par la crise - je pense notamment au Fonds d'ajustement à la mondialisation - et de veiller à ce que la concurrence soit garantie dans le cadre de fusions d'entreprises du même secteur ou de l'octroi d'aides par les États.
À défaut d'une politique commune, les atouts de l'industrie européenne sont connus, qu'il s'agisse de l'automobile, de l'agro-alimentaire, des transports, de la métallurgie, des industries d'équipements ou de la chimie fine. Forte de ces réussites, l'industrie européenne apparaît plus puissante que celle des États-Unis tant en production totale - 2 600 milliards d'euros de biens produits - qu'en matière d'exportations : 1 500 milliards d'euros. L'industrie représente 80 % des exportations et des efforts de recherche et de développement et d'innovation au sein de l'Union ainsi que 25 % des emplois du secteur privé. Pourtant, sa contribution au PIB européen s'établissait à 15,1 % à l'été 2013, soit 30 % de moins qu'il y a 20 ans. La Commission européenne espérait cependant en 2012 qu'elle puisse atteindre 20 % en 2020.
Le secteur est, en effet, marqué par un essoufflement pour ne pas dire une régression, face à une concurrence exacerbée, plus compétitive et plus innovante. Le thème même de la désindustrialisation est devenu une antienne dans la plupart des États membres confrontés à de nombreuses suppressions d'emploi dans le secteur secondaire. 6,5 millions d'emplois ont ainsi été détruits entre 1990 et 2010, avec une nette inflexion à partir de 2008. Il convient toutefois de noter que la désindustrialisation ne frappe pas uniformément les États membres. Certains sont particulièrement touchés, je pense bien évidemment à la France, qui comme le Royaume-Uni, a vu la part de l'industrie dans le PIB passer de 15 % en 2000 à 10 % en 2012 ou à l'Italie où le secteur secondaire ne représente plus que 15 % du PIB en 2012 contre 20 % douze ans auparavant. Le secteur industriel finlandais a vu, quant à lui, sa part dans le PIB se réduire de 25 à 15 % sur la même période. L'Allemagne a réussi à stabiliser cette part dans le PIB à 21 % alors que d'autres pays l'ont vu progresser à l'instar de la Roumanie qui atteint 25 % soit 3 % de plus qu'en 2000 ou la Lettonie qui rejoint le taux allemand via une augmentation de deux points en douze ans.
Plusieurs motifs justifient ce retrait. On pense bien évidemment au développement de nouvelles puissances industrielles à l'instar de la Chine qui représente 19 % de la production industrielle mondiale en 2012 contre 10 % en 2003. La part de l'Union européenne s'établit, quant à elle, à 22 %, celle des États-Unis à 17 %. D'autres raisons structurelles expliquent ce recul statistique : je pense notamment à l'augmentation de la part des services dans l'industrie manufacturière, induite par sa sophistication. La crise économique et financière mondiale tempère également les performances de l'industrie européenne.
On pourrait relativiser ces difficultés en soulignant avec raison que l'industrie européenne demeure, pour l'heure, la première du monde en termes de part de marché. Reste que cette position devrait être difficile à conserver tant l'innovation industrielle et la compétitivité ne sont plus la marque de fabrique du continent européen. Le niveau de la demande de brevets est désormais à peu près équivalente en Asie qui détient comme l'Union 37 % des brevets mondiaux. La croissance de la productivité est, quant à elle, plus faible au sein de l'Union qu'aux États-Unis et au Japon.
Revenons un instant sur l'innovation. Celle-ci a longtemps été servie par le système européen de définition des normes. L'excellence reconnue de celles-ci a notamment permis d'imposer à l'échelle mondiale la norme GSM et la carte SIM en matière de téléphonie mobile. La procédure européenne reste cependant lente et peu flexible ce qui s'avère inadapté dans un secteur comme celui-ci. Il n'est ainsi pas étonnant que la 3G et la 4G qui ont succédé au GSM ne soient pas spécifiquement européennes. D'autant plus que dans le même temps, l'industrie européenne de la téléphonie a été totalement dépassée par ses rivales asiatique et américaine. Or les nouvelles normes dépendent en large partie de la coordination avec les fabricants de terminaux.
Venons-en deuxième point : quelles sont les initiatives de la Commission européenne et des États membres ?
C'est dans le contexte que je viens de décrire que la Commission a présenté le 28 octobre 2010 sa communication «Une politique industrielle intégrée à l'ère de la mondialisation ». Ce document, qui se veut un plan d'action, se limite cependant à un catalogue de stratégies sans dispositif concret. Faute de résultat, il n'est finalement pas étonnant que la Commission propose trois ans plus tard un nouveau texte en faveur de la renaissance industrielle. Le texte de la Commission, publié en janvier 2014, insiste sur les petites et moyennes entreprises qui éprouvent des difficultés à investir en faveur de l'innovation. Afin de favoriser celle-ci, Bruxelles entend davantage intégrer le Small business act au Semestre européen, en vue notamment de mieux évaluer la charge administrative pesant sur les petites entreprises et diminuer le coût et le temps liés au démarrage d'une PME. La Commission envisage de présenter un dispositif permettant de créer une start-up dans tous les États membres dans les trois jours et à un coût maximum de 100 euros. Elle insiste dans le même temps sur la nécessité d'améliorer l'accès au financement public et privé, et particulièrement aux fonds européens. Elle préconise ainsi le recours aux programmes COSME en faveur des PME et Horizon 2020 (80 milliards d'euros sont réservés à la commercialisation des résultats des travaux de recherche) ainsi qu'à 100 milliards d'euros disponibles via les fonds régionaux. Le cadre financier 2014-2020 prévoit en effet d'allouer cette somme à six secteurs stratégiques comme la fabrication de pointe, les transports propres ou les réseaux intelligents. La Commission européenne souhaite également que la Banque européenne d'investissement s'implique plus en faveur des projets industriels et de l'innovation. La Commission entend plus largement favoriser l'accès au financement par le système bancaire, afin de réduire les goulets d'étranglement sur le marché intérieur et favoriser les aides au capital-risque.
Si la communication souffre parfois d'un manque de précision et peut donner l'impression de dresser une liste de voeux pieux, elle témoigne cependant d'une réelle prise de conscience d'un déficit de compétitivité industrielle. Elle remet également en question avec justesse le postulat d'une société européenne post-industrielle, où domineraient les services. L'Union européenne a besoin d'une industrie forte à l'heure du développement du tout technologique.
Dans la foulée de ce texte, déjà un peu plus concret, l'Espagne, l'Italie et le Portugal ont signé en février 2014 une déclaration avec la Commission européenne visant à renforcer la base industrielle de l'Union en soutenant notamment l'innovation. La COTEC qui réunit les PME de ces trois pays appuie cette démarche. Cette initiative des États membres et de la Commission a été précédée d'un appel équivalent de 15 régions européennes. Dans une lettre adressée au président du Conseil européen en janvier 2014, leurs dirigeants invitent à mettre en oeuvre une « spécialisation intelligente » des régions, destinée à relancer l'industrie. Il s'agit de stimuler l'innovation dans toutes les régions européennes en mettant en avant leurs points forts. Les signataires de la lettre entendent s'appuyer sur les partenariats et clusters pour mettre en place de véritables « écosystèmes » industriels. En France, la région Rhône-Alpes est signataire de cet appel. La « spécialisation intelligente » avait été abordée par la Commission européenne dans une communication sur le renforcement de la compétitivité publiée en 2011.
Ces déclarations des États et des régions soulignent la nécessité aujourd'hui de mettre en place une vraie boîte à outils, à disposition de l'Union européenne, en vue de donner du corps à la politique industrielle. La notion de « spécialisation intelligente » appelée de leurs voeux par les régions apparaît en cela une piste judicieuse. Il ne s'agit pas de bâtir une industrie européenne. Le temps des plans quinquennaux est en effet révolu. Il convient de privilégier plutôt le fine tuning et de mettre en avant les atouts de chacun des États membres en adaptant les instruments mis à leur disposition. Certains économistes préconisent la mise en place de Centres européens d'innovation et d'industrie, qui seraient répartis sur tout le territoire de l'Union. C'est une piste qu'il convient, me semble-t-il, de creuser. Sachant que l'industrialisation comme la réindustrialisation supposent des temps longs.
Ce sera là mon troisième point. Que penser en effet des dispositifs européens en faveur de la recherche et de l'innovation ?
La Stratégie de Lisbonne comme celle qui lui a succédé, « Europe 2020 », insistent beaucoup sur les efforts à mener en faveur de la recherche et développement et plus largement de l'innovation. Il convient d'être prudent avec ce parti-pris séduisant d'une Europe où seraient concentrées les activités de haute technologie dans le cadre d'une division internationale du travail, où les industries à forte intensité de main d'oeuvre seraient délocalisées sur les continents des pays émergents. Cette vision, idyllique pour certains, ne résiste pas à la réalité d'une montée en gamme de pays comme le Brésil ou la Chine. Cette ambition n'est de surcroît pas appuyée au niveau des États membres, puisque seuls la Finlande, le Danemark et la Suède atteignent l'objectif établi à Lisbonne de 3 % de leur PIB consacré à la Recherche et Développement. La moyenne européenne est d'ailleurs de 2 %, quand les États-Unis atteignent 2,7 % et le Japon 3,4 %.
La spécialisation intelligente qu'il convient donc d'accompagner ne doit donc pas signifier une uniformisation industrielle. Elle n'aura d'efficacité que si elle est coordonnée au niveau communautaire afin d'éviter des phénomènes de concurrence interrégionale. On parle souvent en matière industrielle du rôle de l'État stratège, c'est, à mes yeux, à l'Union européenne désormais de l'être !
Pour mener à bien cette politique, l'Union européenne devra à mon sens affronter trois écueils : l'adéquation avec le paquet « environnement-climat », l'articulation avec la libre concurrence et sa défense parfois dogmatique menée par la Commission, mais aussi la volonté des États membres de passer du discours à l'action. Ce dernier point n'est pas anodin puisqu'il s'agit de mettre en place une politique communautaire là où les gouvernements ont tendance à mettre en avant leurs intérêts nationaux pour défendre des prés carrés. Je relève d'ailleurs que le Conseil européen dédié à la politique industrielle prévu en février 2014 a été repoussé en mars 2014 et que ce thème devrait faire l'objet de nouvelles discussions en octobre prochain. Nous en sommes encore au temps du discours.
En ce qui concerne la question du climat, je reste sceptique sur le timing de la Commission européenne qui, en même temps qu'elle présentait sa communication sur la renaissance industrielle indiquait vouloir rendre encore plus net l'effort de réduction du dioxyde de carbone d'ici 2030. Certains observateurs relèvent qu'un tel objectif est contradictoire avec l'ambition de faire passer à 20 % la part de l'industrie dans le produit intérieur brut européen. La Commission européenne juge possible de combiner ces objectifs, via l'investissement dans les produits bio-technologiques et les véhicules technologiques. Gare pourtant à une uniformisation des objectifs industriels qui est à rebours de la spécialisation intelligente.
Venons-enfin au dernier point, crucial, celui de la conciliation de la politique industrielle avec celle de la concurrence. La politique industrielle de l'Union a été trop longtemps laissée à la discrétion de la direction générale de la concurrence de la Commission européenne. Dans ces conditions, la position de la Commission européenne ne semble pas encline à favoriser une politique industrielle pro-active. On l'a vu au sujet des fusions. On peut également le constater au travers de la question des investissements étrangers et plus largement dans le cadre de la politique commerciale commune. Celle-ci n'a pas débouché sur une approche commerciale commune, pour reprendre l'expression de Riccardo Perissichi, ancien directeur général Industrie au sein de la Commission européenne, à la fois pour conquérir de nouveaux marchés mais aussi attirer des investisseurs, capables de répondre à nos exigences stratégiques. Une des questions clés tient aujourd'hui à la question des investissements extra-communautaires dans l'appareil industriel européen. Il existe une méfiance légitime des États à l'égard d'investissements, notamment chinois et russes, souvent sous contrôle politique. La procédure d'infraction lancée par la Commission européenne contre la France en avril 2006 suite à l'adoption du décret dit Alstom de 2005 laisse à penser que l'Union européenne semble plus encline à protéger les investisseurs que l'indépendance industrielle des États membres. Une dizaine d'États membres ont néanmoins mis en place le même type de dispositif national de protection, à l'image de l'Allemagne, de l'Espagne ou de l'Italie. La Commission a, de son côté, émis à plusieurs reprises l'idée de mettre en place un observatoire des investissements étrangers, via les commissaires Tajani en 2010 ou Barnier cette année, qui pourrait s'appuyer sur l'exemple de la Commission sur les investissements étrangers mise en place aux États-Unis, le CFIUS. Il s'agirait pour cet organe de veiller à un examen des investissements envisagés et de veiller à leur comptabilité à un certain nombre de critères, définis préalablement par les États.
Il convient désormais d'attendre le mois d'octobre pour analyser les conclusions du Conseil européen dans ce domaine. Il sera temps de les mettre en perspective avec les orientations de la prochaine Commission européenne. Notre commission pourra alors être force de propositions, au travers d'un rapport d'information plus dense que cette simple communication, qui avait surtout valeur d'introduction. Il s'agit de donner véritablement du corps à une véritable politique industrielle qui prend tout son sens, alors que sous l'impulsion de la France, le Conseil européen a insisté fin juin sur la promotion de nouveaux outils en faveur de la croissance et de l'emploi.
Nous sommes, je le répète, à un moment charnière. La nouvelle Commission européenne comme le Parlement européen vont sans doute nous présenter prochainement leurs souhaits en matière industrielle et définir enfin ce que doit être une politique industrielle européenne. La présidence italienne, qui vient de débuter, ne sera pas non plus sans conséquence. Les structures industrielles de ce pays, son réseau de PME et le rôle dévolu aux régions constituent des pistes de réflexion pour une stratégie européenne en la matière.