Intervention de Didier Marie

Commission des affaires européennes — Réunion du 2 juin 2016 à 8h40
Elargissement — Négociations en vue de la réunification de la république de chypre : rapport d'information proposition de résolution européenne et avis politique de m. didier marie

Photo de Didier MarieDidier Marie :

Plus de dix ans après l'échec du plan des Nations unies, dit plan Annan, les négociations pour la réunification de Chypre, divisée depuis 1974, ont été relancées en mai 2015. Les dirigeants des deux communautés, M. Anastasiádes pour la République de Chypre et M. Akýncý pour la partie nord de l'île, sont favorables à une solution négociée, ce qui autorise un optimisme certain. L'ambition affichée par le plan Annan en 2004 était de permettre l'adhésion à l'Union européenne d'une île réunifiée. Les incertitudes entourant la gouvernance du nouvel État et la question du retour des populations déplacées avaient néanmoins conduit les habitants de la République de Chypre à rejeter le dispositif par référendum.

La réappropriation chypriote du processus par les dirigeants des deux entités comme l'absence de calendrier précis peuvent dissiper l'impression d'une solution imaginée dans l'urgence, imposée par des acteurs extérieurs. Les négociations restent suivies de près par les Nations unies mais aussi par l'Union européenne, qui n'entend pas toutefois être partie prenante compte tenu du statut d'État membre de la République de Chypre.

Où en sont les négociations ? Plusieurs chapitres ont été ouverts en juin 2015 et un accord a pu être obtenu dans différents domaines : le futur nom du pays - République fédérale de Chypre -, la définition de la phase transitoire, le fonctionnement de la Cour suprême et le traitement individualisé des litiges en matière de propriétés spoliées. J'y reviendrai. Un accord s'est en outre dessiné sur la naturalisation des colons turcs installés dans la partie nord. Les autorités de la « République turque de Chypre du Nord » (RTCN) militaient pour qu'un certain nombre d'entre eux soient naturalisés afin de préserver une communauté turque représentant 20 % de la population totale, ce qu'on appelle règle du quatre pour un, qui correspond à l'équilibre démographique constaté en 1974. Des mesures de confiance telles que l'ouverture de nouveaux points de passage et l'interconnexion des réseaux téléphoniques sont en bonne voie. Les deux communautés peuvent se rencontrer bien plus facilement que précédemment.

Reste trois questions cruciales, qui seront traitées en fin de négociations : le mode d'organisation du nouvel État, les ajustements territoriaux et les garanties militaires. Un accord s'est dessiné autour de l'idée d'un État bizonal et bicommunautaire. Les discussions tournent autour de la présidence de cet État. Est ainsi évoquée l'idée d'une présidence tournante, sans que la réalité de son pouvoir n'ait, pour l'heure, fait l'objet d'un consensus. Les autorités du nord préfère un système de vote croisé, la République de Chypre une présidence tournante aux pouvoirs limités au profit d'un Premier ministre chypriote grec.

La question du tracé des limites administratives est, quant à elle, sujette à controverse. En l'état actuel des échanges, les autorités du nord du pays rétrocèderaient moins de territoires que dans le cadre du plan Annan - pourtant considéré par la République de Chypre comme un minimum en matière d'ajustement territorial. Des avancées sont néanmoins possibles.

Par ailleurs, en dépit de la commission dédiée mise en place, les deux parties n'ont pas abouti à un accord sur les propriétés occupées. Se pose en filigrane la question de la priorité à accorder au propriétaire légitime ou à l'occupant actuel. Les propriétaires réfugiés dans le sud de l'île seraient 160 000, contre 40 000 au nord. Chacun considère que les flux de population qu'entraînerait une simple rétrocession sont inadmissibles. L'indemnisation est préférée. Elle pourrait atteindre près de 30 milliards d'euros.

Le problème des garanties de sécurité n'a pas encore été réellement abordé. Il implique une révision du traité de garantie de 1960, dont la Grèce, le Royaume-Uni et la Turquie sont signataires, et dépend en large partie de la position turque. La Turquie dispose encore de 44 000 soldats répartis sur 156 bases au nord de l'île. Un retrait de la moitié des troupes dès la signature de l'accord et une réduction progressive à 650 soldats sont envisagés par les autorités turques. Il n'est pas évident qu'une armée étrangère soit présente sur le sol d'un État membre de l'Union européenne... Cette présence symbolique est censée dissiper la crainte d'une invasion au Sud et d'une épuration ethnique au Nord. Il est permis de s'interroger sur le fait qu'une puissance extérieure puisse continuer à être le garant de la sécurité d'une communauté présente sur le territoire d'un État membre de l'Union européenne.

Pour l'heure, le processus de négociation semble toutefois au ralenti. Les élections législatives du 22 mai dernier en République de Chypre ont fragilisé la position du Président Anastasiádes, qui ne dispose plus d'une majorité parlementaire favorable aux discussions. Au Nord, un changement de coalition au profit des nationalistes affaiblit également les efforts d'ouverture du leader chypriote turc.

J'en viens au rôle de la Turquie. L'État turc rappelle régulièrement qu'il avait soutenu le plan Annan. Rien ne se fera sans lui. La Turquie a plus avantage à voir le processus de négociation aboutir qu'à le ralentir. Le coût de l'aide directe à la partie nord de l'île - un milliard de dollars par an - n'est pas à mésestimer. La Turquie souhaite désormais nouer un nouveau partenariat avec une île réunifiée, notamment en matière énergétique, proposant ainsi que les hydrocarbures découverts au large des côtes de Chypre transitent par un oléoduc et un gazoduc à travers son territoire vers l'Europe, plutôt que via la Crète, ce qui coûterait 20 milliards d'euros. La Turquie y gagnerait bien sûr un droit de péage...

Au-delà de l'aspect économique et financier, l'appui à la réunification doit permettre à la Turquie de rompre un isolement régional grandissant, comme en témoignent ses relations difficiles avec l'Égypte, Israël ou la Russie. Il doit, aux yeux des autorités turques, faciliter le rapprochement avec l'Union européenne et l'adhésion à terme.

La question chypriote n'est pas sans incidence sur l'absence d'avancée tangible sur l'ouverture de nouveaux chapitres, qui dépend largement de l'application du protocole additionnel à l'accord d'Ankara, signé par la Turquie et l'Union européenne le 29 juillet 2005. Ce texte étend l'union douanière entre la Turquie et l'Union aux États membres ayant adhéré, dont Chypre. Dans une déclaration unilatérale, les autorités turques ont néanmoins estimé que leur signature ne valait pas reconnaissance de la République de Chypre et n'ont pas autorisé celle-ci à accéder à ses ports et aéroports. Le 11 décembre 2006, le Conseil Affaires étrangères a décidé par conséquent de geler huit chapitres des négociations. Ils n'ont pas été ouverts depuis. L'Union européenne a, en outre, posé le principe qu'aucun chapitre ouvert ne pourrait être clos en l'absence d'application complète, par la Turquie, du protocole additionnel à l'accord d'Ankara. La République de Chypre est, quant à elle, à l'origine du blocage de six autres chapitres.

Cette non-reconnaissance de Chypre reste pour l'heure la position officielle. Si, dans le cadre de la feuille de route sur la libéralisation des visas, la Turquie vient de supprimer le traitement discriminatoire visant les Chypriotes, elle a précisé que ces avancées ne valaient pas reconnaissance.

Dans ce cadre, quel doit être le rôle de l'Union européenne ? Aux termes de l'article premier du protocole n° 10 d'adhésion de Chypre à l'Union européenne, l'application de l'acquis communautaire est simplement suspendue dans la partie nord de l'île. La RTCN, soutenue par la Turquie, souhaite pourtant que soient mises en place des dérogations permanentes à l'acquis communautaire. Ces exceptions sont censées constituer une garantie pour le caractère bizonal et bicommunautaire du nouvel État. Elles devraient être inscrites dans le droit primaire européen, les autorités chypriotes-turques appelant à la rédaction d'un nouveau traité d'adhésion. La Commission européenne est très réservée sur cette option, qui impliquerait une ratification par tous les États membres. La France a également exprimé son opposition de principe aux dérogations permanentes, jugeant qu'elles ne pouvaient être que limitées dans le temps et justifiées.

Dans le cadre des négociations à venir sur les propriétés et l'ajustement territorial, les autorités du nord, appuyées par la Turquie, souhaitent ainsi limiter l'exercice des droits de propriété et de vote des membres des communautés vivant dans l'État constituant de l'autre communauté, via l'instauration d'un droit de séjour. De telles mesures ne sont pas sans susciter des réserves quant à leur adéquation avec l'exercice des libertés prévues par les traités européens : liberté de circulation des biens et des personnes, liberté d'installation et libre prestation de services.

C'est dans ce contexte que je vous propose d'adopter une proposition de résolution européenne destinée à accompagner la position de l'Union européenne dans le respect de ses valeurs et de ses principes, accompagnée d'un avis politique. Cette question peut paraître accessoire, mais elle a un caractère géostratégique, à une demi-heure d'avion de la Syrie. Chypre sortant à peine d'un protocole de sortie de crise, la réunification pourrait également contribuer à relancer l'activité.

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