Intervention de Robert del Picchia

Commission des affaires européennes — Réunion du 28 juin 2011 : 1ère réunion
L'évolution des relations entre l'union européenne et la turquie rapport d'information de m. jean bizet mme bernadette bourzai mm. robert del picchia et charles gautier

Photo de Robert del PicchiaRobert del Picchia :

Il s'agissait de la quatrième mission que j'effectuais dans ce pays pour le compte de notre commission. J'ai été une nouvelle fois frappé par la détérioration des relations franco-turques. La population conserve manifestement le sentiment d'avoir été trahie par la France, qu'elle considérait jusqu'ici comme une alliée et même une amie. Notre pays avait en effet beaucoup oeuvré pour l'ouverture des négociations d'adhésion et les Turcs comprennent mal les réticences dont nous faisons désormais preuve en ce qui concerne leur adhésion.

Les Turcs ont beau être toujours majoritairement favorables à l'adhésion (64 %), ils sont encore plus nombreux (67 %) à penser désormais que leur pays n'adhérera jamais à l'Union européenne. En effet, les négociations piétinent. Seuls treize des trente-cinq chapitres de négociation ont été ouverts à ce jour et aucune avancée n'a même été enregistrée au cours de la dernière année. Les Turcs sont parfaitement conscients que les négociations ne devraient pas aboutir avant une bonne dizaine d'années. Le Président de la République, Abdullah Gül, a par exemple émis le souhait que l'adhésion soit intervenue avant 2023, date du centenaire de la République turque.

La Turquie a déjà réalisé de grands progrès sur la voie de l'adhésion. Elle connaît un développement économique spectaculaire, avec une croissance de l'ordre de 8,9 % en 2010, au premier rang des pays de l'OCDE. Sa diplomatie est de plus en plus influente, en particulier dans le monde arabe depuis la rupture avec Israël. Elle constitue aujourd'hui une puissance économique, militaire et politique dans cette région. Elle n'hésite d'ailleurs par à mettre en avant le rôle qu'elle pourrait y jouer pour l'Union européenne si elle en était membre. Enfin, la révision constitutionnelle du 12 septembre 2010 a constitué, de l'aveu même de la Commission, « un pas dans la bonne direction », c'est-à-dire celle de l'alignement sur les standards européens.

Malgré tout, il faut reconnaître que la Turquie doit encore fournir des efforts importants dans plusieurs domaines fondamentaux. La liberté d'expression, par exemple, n'est toujours pas pleinement garantie, même si certains sujets jusqu'ici tabous sont peu à peu tolérés dans le débat public. La liberté de la presse surtout semble aujourd'hui en recul, comme en témoignent l'emprisonnement actuel d'une cinquantaine de journalistes et l'autocensure dont ces derniers disent aujourd'hui faire preuve en raison des pressions gouvernementales qu'ils ressentent. La question kurde également n'a guère progressé, l'ouverture démocratique lancée en 2009 n'ayant finalement jamais été mise en oeuvre. Enfin, la liberté religieuse est encore loin d'être totale, avec des problèmes persistants pour les minorités religieuses en matière de sécurité, de propriété, de liberté de culte et d'autorisation de formation du clergé, mais le patriarche oecuménique grec orthodoxe, Bartholomeos Ier nous a indiqué qu'il constatait un engagement de l'AKP sur ce sujet et espérait des améliorations prochaines. Les autorités turques ont indiqué que le pays devrait se doter d'une toute nouvelle constitution dans les prochains mois. Il convient d'espérer que l'élaboration de cette nouvelle loi fondamentale sera l'occasion de renforcer la démocratie et l'État de droit en Turquie.

Les relations de la Turquie avec son voisinage immédiat restent également tendues, en dépit de la doctrine « zéro problème avec le voisinage » qu'elle a développée depuis quelques années. Les relations avec l'Arménie sont de nouveau au point mort, malgré l'esquisse de rapprochement qui avait eu lieu en 2008 et 2009. Le problème de Chypre reste entier, la Turquie n'ayant toujours pas non plus ouvert ses ports et aéroports aux marchandises de la République de Chypre, conformément aux engagements auxquels elle a pourtant souscrit dans le cadre de l'union douanière. En revanche, les relations avec la Grèce ont connu une nette amélioration au cours des dernières années, avec désormais des contacts politiques réguliers entre les deux pays et l'instauration d'un dialogue stratégique sur les points d'intérêt commun entre les deux États.

Les Turcs ont aujourd'hui le sentiment qu'on leur impose des conditions d'adhésion beaucoup plus difficiles qu'aux autres pays candidats et que l'Union européenne invoque constamment des arguments qu'ils ne jugent pas objectifs - autrement dit, des arguments « politiques » - pour empêcher leur adhésion. Or, les Turcs sont très attachés au processus de négociations, qui constitue un moyen pour eux de se réformer et d'obtenir de leur population certains sacrifices au nom de l'adhésion.

Sur la question de l'adhésion, nos interlocuteurs ont clairement réaffirmé qu'elle est leur unique objectif et qu'ils n'accepteront aucune alternative. Je pense effectivement que les Turcs iront jusqu'au bout des négociations de manière à poursuivre leur modernisation. Ceci dit, je pense que ce seront peut-être eux qui, à la fin, choisiront de ne pas adhérer, de manière à éviter qu'un référendum négatif dans l'un des États membres, et peut-être même dans un petit État, ne leur bloque l'accès à l'Union européenne, ce qui serait une situation politiquement ingérable.

En ce qui concerne la relation franco-turque, il nous est apparu qu'il existait toujours un fort ressentiment en Turquie à l'égard de l'attitude de la France. Nos interlocuteurs nous ont confié qu'ils avaient été vexés d'avoir été mis à l'écart dans la gestion de la crise libyenne, en particulier de ne pas avoir été invités au sommet de Paris le 19 mars. Ils ont également évoqué la reconnaissance du génocide arménien et ont fait part de leur frustration que la France s'immisce dans les relations entre la Turquie et l'Arménie, en leur donnant le sentiment qu'ils étaient incapables de surmonter par eux-mêmes leur passé douloureux.

Cela étant, la France et la Turquie conservent malgré tout des liens étroits et c'est particulièrement vrai dans le domaine économique. Nos échanges commerciaux ont connu un fort développement au cours des dernières années et nos deux pays sont respectivement l'un des principaux partenaires commerciaux pour l'autre. La Turquie est ainsi le troisième débouché commercial des exportations françaises, hors pays de l'Union européenne et Suisse, et arrive loin devant des pays comme l'Inde, le Brésil, le Maghreb ou même le Japon. L'importance de cette relation commerciale n'est pas toujours connue, parce qu'elle est assez récente. Pourtant, nous avons réalisé 6,2 milliards d'euros grâce aux exportations vers ce pays en 2010. Mais, il existe un risque réel que la détérioration de nos relations politiques avec la Turquie n'ait un impact négatif sur le volume de nos échanges. Déjà, les parts de marché de la France ne cessent de se réduire depuis quelques années, passant de 5,1 % en 2005 à 4,3 % en 2010 et même, semble-t-il, à 3,7 % au début de l'année 2011. Dans ce contexte, on peut craindre que le gouvernement turc ne soit tenté de rejeter les candidatures des entreprises françaises à différents appels d'offres en raison de l'état de nos relations actuelles. Cette situation serait regrettable, d'autant que plusieurs marchés publics sont susceptibles d'intéresser nos entreprises, que ce soit dans le domaine des télécommunications, de l'aéronautique, de la construction et de la voirie et, bien sûr, de l'énergie, avec la question du projet Nabucco, mais aussi du programme nucléaire.

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