Intervention de Catherine Morin-Desailly

Commission des affaires européennes — Réunion du 20 mars 2013 : 1ère réunion
Culture — Gouvernance européenne du numérique : rapport de mme catherine morin-desailly

Photo de Catherine Morin-DesaillyCatherine Morin-Desailly :

La création d'Internet est pour le monde une troisième révolution, après l'apparition de l'écriture puis l'invention de l'imprimerie. L'espace transfrontière qu'il construit n'a rien à voir avec la géographie politique des États. Après six mois de travaux et plus de soixante-dix auditions, j'ai acquis la conviction qu'une prise de conscience collective s'impose dans l'Union européenne - un pays seul n'a pas la masse critique - car l'Europe est en train de devenir une colonie du monde numérique. J'irais jusqu'à dire que le sous-développement la guette. Comment peut-elle prendre sa juste place dans ce nouvel univers dominé par quelques grands acteurs extérieurs à notre continent ?

Il y a là une opportunité extraordinaire pour l'économie européenne, par exemple dans le domaine de l'énergie, avec les smarts grids, ou de la santé. Cet enjeu de croissance a été bien identifié par l'Union européenne qui en a fait l'un des sept axes majeurs de la stratégie Europe 2020. La « Stratégie numérique pour l'Europe » actualisée fin 2012 recense 100 actions-clefs visant à unifier le marché. Les choses n'avancent pas aussi vite que le souhaiterait Mme Neelie Kroes, vice-présidente de la Commission européenne, en charge de la stratégie numérique. Des cloisonnements persistent au sein de la Commission, qui empêchent de donner une vraie impulsion à l'action, et les États membres ne sont pas suffisamment mobilisés. En outre, personne ne se demande si l'Europe sera une productrice ou une simple consommatrice. Quid de la captation de valeur par les fournisseurs de contenus et d'applications américains ? De la concurrence asiatique sur les matériels et les équipements ?

La faiblesse européenne, ici, ne concerne pas un secteur donné, car l'industrie numérique conditionne l'avenir de toutes nos industries traditionnelle, elle en renverse les modèles d'affaires : télécommunications, publicité, tourisme, banque, grande distribution, livre, musique, vidéo, jeux vidéo, photo... Et bientôt, l'éducation, l'agriculture, la défense, l'automobile. La prochaine étape sera l'internet des objets, qui communiqueront entre eux.

Les effets de réseau ou de « traction » conduisent à une forte concentration, verticale avec Apple et son écosystème propriétaire, horizontale dans le cas de Google en passe de devenir aussi un acteur du transport avec sa Google car, tandis qu'Amazon joue sur les deux tableaux, conjuguant activités connexes et modèle de plateforme autour de sa liseuse Kindle.

Le numérique se joue de l'impôt, il exploite la concurrence fiscale entre pays. Les revenus de la « bande GAFA » - Google, Apple, Facebook et Amazon - seraient compris entre 2,5 et 3 milliards d'euros, leur impôt sur les sociétés en France, de 4 millions d'euros, contre environ 500 millions si notre régime fiscal leur était pleinement appliqué. Ce n'est pas acceptable. La gratuité des services, la part importante des actifs incorporels, le découplage du lieu d'établissement et du lieu de consommation facilitent cette évasion de valeur. Facebook et Google ont leur siège européen en Irlande, Apple et Amazon ont choisi le Luxembourg.

Enfin, le numérique défie les règles de droit : internet a d'emblée été conçu comme global et faute de s'accorder sur des règles communes, les États adoptent des législations nationales difficilement compatibles. En cas de litige, le droit applicable est celui du lieu de constitution de la société : les citoyens européens, qui figurent parmi le milliard d'utilisateurs de Facebook, sont de fait soumis à la juridiction américaine. Dans la « géographie du cyberespace », la souveraineté de certains pays est étendue quand celle d'autres est réduite.

L'un des principaux enjeux est la souveraineté sur les données produites en ligne. Sur Internet, toute activité laisse des traces et les moteurs de recherche recueillent les données relatives aux centres d'intérêts des internautes, véritable « or noir du futur numérique ». La valeur des données personnelles collectées auprès des utilisateurs européens pourrait représenter mille milliards d'euros en 2020 et la création de valeur, 8 % du PIB européen.

Mais cette collecte de données met en péril la protection de la vie privée. À ce titre, la création d'un système de paiement européen indépendant des systèmes Visa et Mastercard constitue un véritable enjeu de souveraineté. Il y va de la capacité de l'Union européenne à protéger les données de ses citoyens et les mettre à l'abri d'une paralysie des paiements.

Le projet de règlement sur la protection des données, publié en 2012, réformant la directive de 1995, est porteur d'avancées notables. Il s'appliquera aussi aux entreprises non européennes et prévoit des amendes pouvant atteindre 2 % du chiffre d'affaires mondial. En février 2013, les autorités européennes en charge de la protection des données ont annoncé qu'elles envisageaient une action répressive et coordonnée d'ici l'été à l'encontre de Google, s'il persiste à ne pas respecter la directive de 1995. Je me demande toutefois si le nouveau texte législatif sera capable de relever les défis du cloud computing - l'info-nuage - et de l'internet des objets. En effet, la loi américaine permet aux autorités d'obtenir auprès des fournisseurs de services de cloud relevant de la juridiction américaine des données concernant les citoyens européens, même si elles sont stockées en Europe. Quant aux utilisateurs d'objets connectés, seront-ils maîtres des informations qu'ils transmettent ? Le principe du « droit au silence des puces » n'est pas précisément garanti par le futur texte européen, même s'il promeut le concept de privacy by design, qui appelle à prendre en compte la vie privée dès la conception de l'objet. La souveraineté de l'Europe est en jeu. Celle-ci s'interdit de travailler sur ses données mais elle en fait cadeau à d'autres ! Dominée par les prestataires américains de services internet et par les équipementiers asiatiques, l'Europe fait figure de zone sous-développée dans le monde numérique et elle risque d'en subir les conséquences dans tous les autres secteurs économiques.

Au-delà, l'enjeu est celui de la survie de l'esprit européen et de la civilisation européenne. Internet donne l'illusion que les contenus doivent être librement accessibles partout à tout moment et sur tout terminal. Le respect du droit d'auteur n'est pas de mise, et le Parlement européen a rejeté l'Accord de commerce anti-contrefaçon (ACTA) en juillet 2012. La création d'un marché unique des contenus en ligne ne risque-t-elle pas de profiter aux opérateurs dominants plutôt qu'aux créateurs européens ? La concentration de l'accès aux contenus, conjuguée à l'intermédiation technique obligée, est particulièrement préoccupante pour la diversité culturelle. L'ambition affichée par Google n'est-elle pas « d'organiser l'information à l'échelle mondiale » ? C'est en réaction à ces projets, à visées mercantiles, qu'a été lancée Europeana, bibliothèque numérique européenne chargée de la conservation à long terme de notre patrimoine culturel. Ce portail de consultations donne aujourd'hui accès à environ 19 millions d'objets mais sans résoudre entièrement la question de la mémoire à l'heure d'internet. Il est assez terrifiant que tout soit conservé et enregistré par le numérique, mais il l'est tout autant que certaines choses ne soient pas conservées et mises à disposition. Sont en question la liberté, le pluralisme, la création qui font l'esprit européen. La France a sans doute un rôle particulier à jouer pour assurer à la civilisation européenne sa place dans le cyberespace.

Comment faire de l'Union européenne une cyber-puissance ? Mon rapport comprend trente propositions. Elles visent tout d'abord à faire de la souveraineté numérique un objectif politique pour l'Union européenne. Je propose donc la création d'une formation du Conseil de l'Union proprement dédiée aux questions numériques et d'un Conseil consultatif européen du numérique réunissant philosophes, juristes, chercheurs, entrepreneurs, financeurs, créateurs de contenus, pour que l'on entende à Bruxelles une autre voix que celle des géants américains du net.

La reconquête de la souveraineté numérique ne vaut que comme objectif partagé par tous les commissaires européens. La politique de la concurrence ne doit pas ignorer la sécurité des réseaux numériques, la maîtrise européenne des données, l'enjeu industriel, etc. Ainsi pourrait naître un débat politique lorsque la DG Concurrence soupçonne d'entente cinq grands opérateurs de télécoms qui développent une approche commune de normalisation des services mobiles ou quand elle s'inquiète de l'impact sur le prix de vente des livres numériques de l'accord conclu entre cinq éditeurs (dont Hachette Livre) et Apple, au risque de consacrer la position dominante d'Amazon. Nous devons nous donner les moyens juridiques de nous émanciper de la domination abusive de certains grands acteurs du numérique. C'est avec une lenteur coupable que la DG Concurrence a fini par reconnaître que Google abusait de sa position ultra-dominante sur la recherche en ligne dans l'Union européenne. Une solution négociée se dessine mais je propose que la Commission prévoie un mécanisme accéléré de règlement des différends pour assurer le respect des engagements pris dans ce cadre. Il est regrettable que la Commission refuse de traiter ensemble des questions relatives à la concurrence, au droit d'auteur ou à la protection des données quand le pouvoir de marché de Google contraint les propriétaires de contenus à courber l'échine ou à abandonner leur activité. Certes, 60 millions d'euros ont éteint le contentieux entre ce géant et les éditeurs de presse français mais sans que le droit à la rémunération de ces contenus soit formellement reconnu.

De même, je propose des obligations d'équité et de non discrimination à certains acteurs, comme Google ou Facebook, devenus des « facilités essentielles » parce que certaines activités économiques deviennent impossibles sans eux et qu'ils ont acquis une position dominante durable.

Les autorités européennes de concurrence doivent aussi veiller à la préservation de la neutralité de l'ensemble des terminaux permettant la connexion à l'internet.

Enfin, la mobilisation de l'Union européenne autour de l'objectif stratégique de souveraineté numérique implique aussi de sécuriser l'infrastructure technique sous-jacente. La vulnérabilité européenne va encore s'accroître avec le recours croissant au cloud computing. La Commission européenne a proposé, en février 2013, une stratégie en matière de cybersécurité ; je propose pour ma part de développer les capacités de cyberdéfense des États membres et de renforcer les obligations des opérateurs d'importance vitale en matière de sécurisation informatique. Ne nous y trompons pas, nos réseaux resteront vulnérables tant que les maillons les plus stratégiques en seront contrôlés par des États non européens. Je propose que l'achat d'équipements hautement stratégiques, comme les routeurs de coeur de réseaux, soit conditionné à une labellisation donnée par une autorité indépendante, afin de nous prémunir contre l'espionnage par les pays fournisseurs, tels que la Chine, cas évoqué dans le rapport de notre collègue Jean-Marie Bockel sur la cyberdéfense. Ces achats devraient être inclus dans le périmètre des marchés de sécurité, justifiant une préférence communautaire, déjà implicitement reconnue pour les marchés de défense et de sécurité.

Pour reconquérir sa souveraineté dans le cyberespace, l'Europe doit miser sur son unité. Ne laissons pas les Anglo-saxons penser seuls le numérique, quand de nombreux pays, par exemple en Afrique, attendent une vision européenne de la régulation numérique. Sans céder à la revendication, notamment chinoise, de reprise en main intergouvernementale d'internet, l'Europe doit affirmer la responsabilité particulière des États. Je suggère aussi de renforcer la présence de l'Union dans les instances mondiales de normalisation, pour y défendre les intérêts de l'industrie européenne.

L'unité européenne est aussi requise pour que les États membres trouvent ensemble le moyen de monétiser l'accès au marché européen. La première étape est de lutter contre l'évasion fiscale des acteurs numériques. Tous les États membres se doivent de respecter absolument le calendrier européen de reterritorialisation de la TVA sur le lieu de consommation des services en ligne. Concernant l'impôt sur les sociétés, faisons pression sur les États membres dont les pratiques fiscales sont dommageables, mobilisons les grands pays européens au G8 et au G20 pour faire avancer la révision internationale du modèle OCDE de convention fiscale, en retenant la notion d'établissement virtuel stable, très bien définie dans le rapport de MM. Colin et Collin, et en donnant toute leur valeur aux actifs incorporels. Je propose d'inviter la Commission européenne à réfléchir à la création d'un impôt numérique européen, neutre à l'égard des modèles d'affaires, destiné à financer les réseaux de nouvelle génération et la création, visant une matière imposable au coeur de l'économie numérique, et non délocalisable, et propice au développement du numérique et à l'innovation.

L'unité européenne est également requise pour parvenir à une meilleure maîtrise des données personnelles. Compte tenu des limites du futur règlement européen, je propose de promouvoir la sécurité des données dans les enceintes où s'élabore la soft law, à la fois pour les services en nuage et pour les futurs objets communicants susceptibles de se conformer au concept de privacy by design. Surtout, je préconise que le futur règlement européen sur la protection des données interdise, sauf autorisation expresse, le transfert de données hors de l'Union sur requête d'une autorité d'un pays tiers. Il conviendra parallèlement de négocier un accord avec les États-Unis garantissant aux citoyens européens une protection de leurs données personnelles lorsqu'elles sont requises par les autorités de ce pays, conformément à la Charte européenne des droits fondamentaux.

Je propose enfin de promouvoir les actions collectives de consommateurs pour dénoncer l'opacité, la complexité et l'instabilité des conditions d'utilisation de certains services en ligne.

Le numérique ne doit pas seulement devenir un objectif politique ; mon deuxième axe de propositions consiste à en faire aussi une opportunité pour l'industrie européenne. En premier lieu, il est indispensable d'ouvrir des marchés aux entreprises européennes du numérique. Je propose de maintenir la pression sur la Commission pour qu'elle intègre, dans la révision en cours du cadre des aides d'État, une clause d'alignement avec les pays tiers pour les technologies clés génériques qui sont au coeur de l'industrie numérique. Faisons de l'Europe un marché « ouvert mais non désarmé » ; je soutiens la proposition législative européenne destinée à obtenir la réciprocité dans l'ouverture des marchés publics avec nos partenaires commerciaux.

Ensuite, l'Union européenne doit utiliser le levier de l'achat public pour soutenir le développement de ses entreprises. M'inspirant de l'exemple des États-Unis, je propose d'encourager l'achat public avant commercialisation de services numériques européens, pour accompagner le développement des start up européennes et faire émerger des services européens de cloud computing renforçant ainsi la sécurité des données personnelles.

Il convient aussi de soutenir la mutation des entreprises vers le numérique. Nos petites PME peuvent devenir des géants du net, en témoigne le cas du suédois Spotify, qui a développé un logiciel d'écoute musicale, ou la création à Lyon de la liseuse TEA alternative à la Kindle d'Amazon. Parmi les succès français, on peut aussi citer Deezer, Criteo, Blablacar, Qwant, Sculteo, Parrot, Netatmo ou encore Withings. Afin d'éviter leur rachat par des sociétés non européennes, je propose de prendre en compte, dans les programmes européens d'aide à la recherche, une nouvelle conception de l'innovation qui ne porte pas seulement sur la technologie mais aussi sur les modèles d'affaires ou encore le design. Suivant l'exemple américain, je recommande aussi d'encourager le capital-risque européen et de faciliter l'introduction en bourse des jeunes entreprises européennes du numérique, alternative à leur rachat.

La mutation numérique concerne l'ensemble de l'économie européenne. Reprenant l'idée de Google, qui déploie des coachs auprès des PME du Midi de la France pour les inciter à aller sur le net, je propose d'utiliser les fonds structurels pour subventionner l'action d'ambassadeurs du numérique, chargés d'aider les petites entreprises à créer leur site internet et faire exister en ligne les savoir-faire européens.

Déstabilisé par l'apparente gratuité et par l'absence de territorialité d'internet, le monde culturel, sur la défensive, tarde à faire sa transition vers le numérique. D'un État membre à l'autre, de nombreux contenus culturels restent inaccessibles, nourrissant la frustration des internautes et le piratage. Selon Mme Kroes, ce morcellement provient de la complexité du régime des droits d'auteur au sein de l'Union : elle envisage d'étendre le champ des exceptions au droit d'auteur. Pour le commissaire Barnier, au contraire, le droit d'auteur ne constitue pas un obstacle, dès lors qu'on l'adapte à l'ère numérique. Ce débat divise aussi les États membres. Si le statu quo n'est pas tenable, j'estime pour ma part, dans l'attente des conclusions du rapport Lescure, que le droit d'auteur doit conserver son rôle de promotion de la diversité culturelle sur internet.

Je propose de poursuivre l'expérimentation lancée par la Commission européenne en matière de chronologie des médias, afin de rendre plus innovants les modèles de distribution des films et d'enclencher une dynamique de développement de l'offre légale.

Compte tenu des difficultés liées à une gestion des droits toujours très nationale, la piste des licences doit être privilégiée. L'initiative « Licences pour l'Europe », lancée par la Commission européenne le 4 février dernier, vise à identifier d'ici la fin de l'année des solutions concrètes assurant la portabilité transfrontalière des services en ligne d'accès aux contenus. Il faut encourager toutes les parties prenantes à trouver de nouvelles modalités d'exercice du droit d'auteur afin d'assurer le développement durable de la diversité culturelle européenne en ligne.

Pour développer le marché du livre numérique, je suggère de maintenir la pression sur la Commission pour qu'elle propose d'appliquer au livre et à la presse en ligne un taux de TVA au moins aussi bas que celui appliqué à ces biens culturels dans le monde physique. Plus largement, la règlementation européenne sur les services devrait inclure l'objectif de diversité culturelle. Je propose en outre que les règles applicables aux aides d'État au cinéma soient adaptées afin de soutenir la création européenne dans un monde numérique dominé par les blockbusters et les séries américaines - sans fragiliser bien sûr le soutien à l'industrie cinématographique. Ne négligeons pas, dans le budget européen, le secteur du jeu vidéo, première industrie culturelle au monde. Le programme « Europe créative » devrait pouvoir aussi bénéficier au développement en ligne des acteurs audiovisuels qui ont déjà forgé une marque puissante et qui ambitionnent de la faire vivre dans l'univers numérique. Je pense notamment à Arte.

La crise financière contraint l'Europe à choisir, selon l'expression de notre collègue Jean Arthuis, entre l'intégration et le chaos. Saisissons l'occasion qui se présente d'unifier l'Europe autour d'une vision politique et d'une ambition dans le monde numérique. Elle ne saurait se résigner au statut de colonie. Il est de sa responsabilité d'éviter que « les réseaux européens deviennent des autoroutes où circulent des camions chinois transportant des marchandises américaines ».

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