Je vais tâcher, puisque vous m'y incitez, de mettre en perspective - à grands traits - la situation actuelle de l'Europe.
Le contexte politique et psychologique n'est pas favorable. Les gouvernements suivent-ils trop les opinions publiques ? Les opinions publiques suivent-elles trop les médias ? En tout cas, pour reprendre une expression de l'ancien commissaire au Plan Pierre Massé, « l'air du temps n'est pas bon ».
Parmi les causes, je voudrais mettre l'accent sur deux éléments. Il y a une montée de l'individualisme au sein de nos sociétés. Les jeunes disent volontiers que chacun est seul juge de lui-même, et cela vaut non seulement vis-à-vis des religions, mais à l'égard de tout ce qui est collectif. Il y a, à mon avis, dans cet individualisme une des sources du populisme. Il y a également une tension entre le global et le local. Un raisonnement global est de plus en plus nécessaire, mais réclame un effort culturel. Il a fallu beaucoup de temps pour percevoir l'importance que prenaient les pays émergents : on ne mesure pas encore suffisamment qu'il ne s'agit pas seulement d'un nouveau rapport des forces, mais aussi d'un choc des cultures, car les pays émergents sont pour la plupart d'anciennes grandes puissances qui ont imprimé leur marque durant des siècles. Parallèlement, le désarroi des populations conduit à la résurgence des régionalismes et des nationalismes. Les gouvernements subissent donc à la fois des influences populistes et nationalistes.
En même temps, le processus d'élargissement se poursuit. Huit États frappent à la porte : six pays des Balkans, l'Islande, la Turquie. Je regrette que l'Union européenne n'ait pas tiré les leçons de la précédente vague d'élargissement. Elle était une bonne nouvelle, une victoire pour la paix. Mais elle a été mal expliquée et mal digérée, et nous en subissons les conséquences. Pour l'instant, le processus d'élargissement n'est pas compris. Les Balkans posent un problème redoutable. Leur situation n'est pas sans évoquer l'Europe occidentale de l'après-guerre, avec des plaies toujours à vif. Mais s'y ajoutent des doutes sur la viabilité de certains pays dont la raison d'exister semble le culte des petites différences, en quoi je me refuse à voir une bonne chose. Faut-il se réjouir que, depuis la fin de la guerre froide, il y ait 2 000 km de frontières supplémentaires à l'intérieur de l'Europe ? La Turquie semble moins intéressée par l'Europe, les atermoiements de l'Union finissant par provoquer la lassitude, et sa politique étrangère est de plus en plus spécifique.
Que sera l'Europe à vingt-sept et plus ? Un espace de paix et de compréhension mutuelle, j'espère un espace de prospérité partagée, mais qu'en sera-t-il de sa puissance, de son influence, de sa capacité à défendre ses intérêts ? C'est une question en particulier pour la France, dont les dirigeants successifs ont tous voulu une Europe puissante et solidaire dans le monde.
Je ne vois pas d'autre solution que d'aller vers une plus grande différenciation, certains décidant d'aller plus loin que d'autres, toujours dans le respect - j'insiste sur ce point - du « contrat de mariage » conclu avec tous. Sans la différenciation, nous n'aurions eu ni Schengen, ni l'euro. Le traité de Lisbonne nous offre un mécanisme pour mettre en place cette différenciation, le mécanisme de la coopération renforcée. Je la défends aujourd'hui pour l'approfondissement de l'union économique et monétaire et pour les questions d'énergie, mais j'observe que l'Allemagne reste sur la réserve.
Comment se passe l'application du traité de Lisbonne ? Je constate que le Parlement européen utilise pleinement ses pouvoirs renforcés. Les relations avec les parlements nationaux n'en sont pas moins importantes. Il faut trouver des formules pour les associer dans la transparence. Le Conseil européen « nouveau style » se réunit plus souvent, son président stable joue un rôle croissant, comme on l'a vu avec la « task force » sur la gouvernance économique. Mais le système est compliqué. Il y a beaucoup de présidents pour une seule Europe !
La Commission européenne et le Conseil des ministres voient leur rôle amoindri. Auparavant, le Conseil « Affaires générales » jouait un rôle considérable, c'est moins le cas aujourd'hui. Et, corrélativement, la Commission paraît sur la défensive. J'ai observé que, dans son discours de Bruges du 2 novembre, Mme Merkel a parlé de la « méthode de l'Union » plutôt que de la « méthode communautaire ».
Le nouveau dispositif pour l'action extérieure va-t-il faciliter l'affirmation de l'Europe ? Je constate que l'ONU a refusé par un vote que le président de l'Union européenne s'exprime, et que parmi ceux qui ont voté contre cette possibilité figurent des pays qui bénéficient du soutien financier de l'Union.
Au-delà des traités, il subsiste donc des incertitudes, non seulement sur le « que faire ? », mais aussi sur le « comment faire ? » Et quand on veut évaluer une proposition pour l'Union, on arrive toujours à la question : « est-ce destiné aux 27 de l'Union ou aux 16 de la zone euro ? » Je crois qu'il faudrait tirer plus clairement les conséquences de ce que les pays qui ont adopté la monnaie unique ont beaucoup plus de responsabilités communes.
Quel avenir pour l'euro ? Devant la crise, la réaction européenne a été tardive, mais forte. Cependant, a-t-on suffisamment réfléchi à la nature du capitalisme financier qui appellerait à mon avis plus qu'une réaction face à une crise ?
Le bilan de l'euro sur dix ans est positif : une croissance moyenne supérieure à 2 %, 16 millions d'emplois créés. Mais l'euro souffre depuis le départ d'un déséquilibre entre le volet économique et le volet monétaire. Le pacte de stabilité et de croissance n'a pas été accompagné d'une coordination des politiques économiques. Encore le pacte a-t-il été écorné, y compris par l'Allemagne et la France en 2003. Les réticences à mettre en place cette coordination étaient mal fondées : on a bien vu que, face à la crise financière, la responsabilité de tous était engagée. Et une coordination effective aurait permis de prévenir certaines dérives qui sont à l'origine des difficultés très graves de certains pays de la zone euro. Si on avait eu ce mécanisme efficace de coordination économique, on aurait par exemple pu dire à la Grèce que ses calculs sur la dette et le déficit n'étaient pas bons, on aurait empêché l'Irlande de faire du dumping fiscal, et on aurait demandé à l'Espagne et à l'Irlande de faire attention avec leur niveau d'endettement privé.
Certains économistes anglo-saxons ne croyaient pas à la viabilité de l'euro. Pour eux, les seuls modèles viables étaient soit l'État-nation avec une banque centrale nationale, soit un État fédéral avec une banque centrale fédérale. L'euro répond à un autre schéma, qui suppose un esprit de coopération à défaut de transferts de compétences plus poussés. Ni les fédéralistes, ni bien sûr les eurosceptiques ne croient à ce schéma. J'observe qu'on voit apparaître l'idée d'un « fédéralisme budgétaire » pour l'Union.
Lors de la crise, l'Europe a su jouer le rôle de pompier, mais la situation aurait été moins difficile si des signaux d'alarme avaient été donnés plus tôt. On a confondu solvabilité et liquidité, et finalement la liquidité elle-même s'est trouvée en cause au plus fort de la crise. La présidence française a eu un rôle positif au sein de l'Union, puis au sein du G 20 ; mais les problèmes posés par le capitalisme financier appellent plus que des mesures dictées par les circonstances. Le capitalisme financier n'échappe pas au constat qu'on a fait pour d'autres domaines : tout pouvoir sans règles finit pas aller au-delà de ses limites. Et nous avons vu les dégâts de l'idéologie du marché comme sanction ultime, et de la « création de valeur » définie par la seule augmentation d'un cours de bourse.
Des réponses européennes ont été apportées en matière de surveillance financière, et en matière de coordination des politiques avec le « semestre européen ». Pour la surveillance financière, nous avons désormais des agences européenes dont l'une s'occupe des risques systémiques. Le « semestre européen » va nous permettre enfin de sortir du « tout monétaire », et de parler des perspectives économiques des États membres. Reste à savoir ce qui sera exactement inclus dans la discussion. Va-t-on inclure seulement le budget national ou aussi ceux des collectivités territoriales ? Est-ce qu'on aura une « golden rule » ? Si oui, comment va-t-on définir les investissements légitimement financés par l'emprunt ? Va-t-on examiner les recettes et dépenses publiques dans leur ensemble ? Va-t-on aussi parler de la dette publique ? Examinera-t-on les comptes extérieurs, éventuellement avec l'idée américaine que des excédents extérieurs peuvent dans certains cas être excessifs ? Parlera-t-on des facteurs de croissance ? Et quel sera l'impact sur la vie politique nationale ? Il ne faudrait pas que les considérations de politique nationale donnent à l'exercice les travers de la stratégie de Lisbonne !
Au demeurant, les mesures prises à l'échelon européen devront être portées au sein du G 20. La surveillance financière et la coordination des politiques sont des problèmes globaux. Or, au sein du G 20, l'expression de l'Europe n'est ni unique, ni cohérente. Il y a trop d'Européens autour de la table !
Enfin, de quels moyens doit disposer l'Europe ? Il faut savoir jusqu'où l'on veut pérenniser le fonds de stabilisation. Quelle attitude veut-on adopter vis-à-vis de l'aléa moral ? Le traité de Maastricht contient une clause de « no bail out » : il était admis qu'on ne devait pas payer pour les bêtises des voisins. L'Allemagne évoque une participation du secteur privé : cela veut dire qu'il y aurait des mesures de restructuration de la dette, alors que jusqu'à présent personne n'a voulu parler de cette éventualité.
Il faut également déterminer quelles seront les sanctions, et à qui elles s'appliquent, à la zone euro ou aux vingt-sept. Pour pouvoir suspendre les droits de vote, il faudrait un nouveau traité : je souhaite bien du plaisir à ceux qui se lanceraient dans cette entreprise !
Il faut aussi examiner comment stimuler l'emploi et la croissance. Jusqu'à présent, il n'y a pas eu d'accord pour lancer des eurobonds, malgré le pas en avant dans la mutualisation qu'est le fonds de stabilisation. L'action de la BEI est utile, mais insuffisante. Ne faudrait-il pas mutualiser les efforts dans des domaines comme l'énergie, la recherche, l'innovation ?
Michel Barnier a lancé l'idée d'un perfectionnement du marché unique. Ses 50 propositions peuvent paraître très techniques, mais ce qui est en cause, c'est de parvenir à un équilibre entre une concurrence accrue et un renforcement du modèle social européen.
Ne faudrait-il pas que l'Europe se dote d'un fonds d'action conjoncturelle pour pouvoir mener des politiques contracycliques ?
Quelle conception avoir du budget européen ? Si la dépense est bien plus efficace en étant gérée à l'échelon européen, je pense par exemple à la recherche, ne faut-il pas choisir cette voie plutôt que d'augmenter chaque budget national ?
Deux considérations me paraissent en tout cas essentielles. D'une part, il faut clarifier ce qui relève des États membres de la zone euro et ce qui relève de tous les États membres. D'autre part, pour que l'union économique et monétaire fonctionne mieux, si l'on ne veut pas transférer de nouveaux pouvoirs, alors il faut un renforcement de l'esprit de coopération, un pacte de coordination des politiques économiques à coté du pacte de stabilité revisité.