Intervention de Jacques Delors

Commission des affaires européennes — Réunion du 16 novembre 2010 : 1ère réunion
Audition de M. Jacques delOrs réunion ouverte à tous les sénateurs

Jacques Delors :

Attention à ne pas chercher dans l'Europe la cause de nos faiblesses. Ce que la France doit faire pour elle-même, l'Europe ne le fera pas à sa place. Ne faisons pas porter aux autres le poids de nos insuffisances. On ne peut tout de même pas demander à l'Allemagne, au nom de l'Europe, de faire les mêmes erreurs que les autres !

Pour ce qui est des critères d'entrée dans l'euro, j'avais pour ma part proposé sept critères et non cinq : je souhaitais inclure un critère concernant le chômage des jeunes, et un concernant le chômage de longue durée, afin de rééquilibrer l'économique et le monétaire. Je n'ai pas été suivi, les opposants à mon idée prétextant des incertitudes sur les statistiques du chômage.

Je voudrais rappeler aussi que j'ai plaidé en 1997 pour que la coordination des politiques économiques intervienne à coté du pacte de stabilité et de croissance. À l'époque, je n'ai pas eu le sentiment que la France mettait énormément d'énergie à défendre cette idée.

Je partage certaines des inquiétudes exprimées. L'esprit de coopération s'avèrera peut-être insuffisant. Mais aussi longtemps que les gouvernements ne voudront pas transférer des compétences supplémentaires, ce sera la seule voie possible.

Il faut effectivement conjuguer l'économique et le social. Mais lorsque la Cour de justice a donné priorité à la libre circulation des prestataires de services sur la protection sociale, au lieu d'assurer un juste équilibre, qui a protesté ? C'est un intégrisme de la libre circulation qui s'est imposé, au moment même où le Parlement européen faisant un excellent travail en amendant la directive « services » pour en faire un texte équilibré.

Les relations franco-allemandes ne sont plus ce qu'elles étaient, c'est vrai. Les nouvelles générations ne se ressemblent pas. L'Allemagne de Berlin est plus tournée vers l'Est que l'Allemagne de Bonn. M. Van Rompuy a dit très justement que le couple franco-allemand est nécessaire, mais pas suffisant pour l'Europe. Je crois qu'il y a beaucoup de non-dits entre la France et l'Allemagne, et que pour y remédier il faudrait intensifier les contacts à tous les niveaux. Cela me paraît absolument prioritaire. L'image de l'Allemagne en France est souvent biaisée. Nos systèmes politiques sont différents, l'Allemagne est un pays fédéral, la vie politique y est moins passionnée ; il est difficile de se comprendre avec des cultures aussi différentes. Mais il nous reste un point commun essentiel : savoir si nous allons accepter le déclin de l'Europe ou bien assurer sa survie. Et je continue à penser que l'union fait la force, que c'est là qu'il peut y avoir un espoir.

La BCE veut-elle un euro fort ? Je ne crois pas qu'on puisse avoir un tel jugement. L'euro a fluctué de 0,87 à plus de 1,5 dollar ! Ce qu'on peut reprocher à la BCE, c'est de s'être concentrée uniquement sur la stabilité des prix, sans se préoccuper suffisamment de la stabilité financière. Rester sous 2 % d'inflation a été le seul objectif. La politique monétaire doit se doter de plusieurs instruments d'analyse, comme le souligne Jacques de Larosière.

Cela me conduit à une question plus générale. Dans les années 1970, le grand danger était l'inflation. Est-ce qu'aujourd'hui les déficits publics ne sont pas un danger du même ordre ? Les marchés infligent aux États une double peine. Si ces derniers semblent remettre à plus tard la réduction de leur dette, la sanction est l'augmentation des intérêts à payer. S'ils entreprennent de réduire significativement leur dette, on annonce une diminution de la croissance et la spéculation continue. Il serait temps de remettre le capitalisme financier à sa place !

On parle de « guerre des monnaies ». Évitons les présentations trop schématiques. Le dollar reste la monnaie reine, avec ses forces et ses faiblesses. Si les Européens ne sont pas capables d'êtres unis pour discuter avec les Américains, il ne faut pas s'étonner que se forme un G 2 entre les États-Unis et la Chine. J'entends dire qu'il faut faire baisser l'euro. Que faut-il faire pour cela ? Émettre de la monnaie ? Répandre de mauvaises nouvelles sur l'Europe ? Évitons de surestimer nos forces, nous pouvons les accroître par notre union, mais n'imaginons pas, par exemple, que nous sommes capables d'imposer, à nous seuls, une réforme du système monétaire international. Et surtout ne souhaitons pas la fin de l'euro au nom de la guerre des monnaies ! Soyons conscients des atouts et des faiblesses de la France, et n'imputons pas nos difficultés à l'Europe. Ce n'est pas elle qui est responsable des limites de notre politique industrielle, et ce n'est pas par une dévaluation que nous aurons la bonne réponse à nos problèmes.

En matière d'harmonisation fiscale, la priorité devrait être d'harmoniser l'impôt sur les sociétés. Si nous progressons sur ce sujet, nous aurons un levier pour progresser aussi sur le plan social. C'est un sujet qu'il faudra aborder dans le « semestre européen ».

Sur l'avenir du couple franco-allemand, il faut tenir compte de la différence des expériences historiques, de la différence des systèmes sociaux, des mentalités... Ce sont autant de facteurs d'incompréhension. On ne discute pas assez. Et nous devons nous rappeler cette phrase de l'ancien ministre des affaires étrangères Hans-Dietrich Genscher à son successeur : « Ne te mets pas en situation de devoir choisir entre l'intérêt de l'Allemagne et l'intérêt de l'Europe ». Cela vaut pour tous les pays. Les grands dirigeants sont ceux qui savent faire la balance entre l'intérêt national et l'intérêt européen.

Il est vrai que l'accord de Deauville a provoqué des réactions épidermiques. Peut-être à l'époque des « couples » Mitterrand-Kohl et Giscard-Schmidt, les accords étaient-ils présentés de manière plus diplomatique. Mais les rapprochements n'étaient déjà pas des affaires simples. Lors de la crise des années 1970, avec le flottement des monnaies et la crise de l'énergie, les réactions avaient été opposées dans les deux pays : l'Allemagne avait plaidé pour l'austérité, la France pour forcer le retour de la croissance ; et pourtant, finalement, il y a eu un accord pour lancer le système monétaire européen. La leçon est qu'on ne fait pas l'Europe sans une vision de l'avenir.

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