Je vous remercie. Monsieur le Président, mes chers collègues. Avec Josette Durrieu et Maryvonne Blondin, nous avons en effet observé le déroulement de ces élections au titre de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, qui a par ailleurs débattu des conclusions de cette mission d'observation lors de sa troisième partie de session 2015, du 22 au 26 juin derniers, à Strasbourg.
Quel est le contexte de ces élections ? Les députés turcs sont élus pour un mandat de quatre ans selon un système proportionnel sur des listes bloquées dans 85 circonscriptions, ou en tant que candidats indépendants. Les précédentes élections législatives de 2011 avaient été remportées par le Parti de la justice et du développement (AKP), qualifié d'islamo-conservateur, pour la troisième fois consécutive depuis 2002. Avant le scrutin, l'AKP disposait de 311 sièges sur les 550 que compte la Grande Assemblée nationale, soit 56,5 %.
Je rappelle que le chef historique du parti, Recep Tayyip Erdogan, alors Premier ministre, avait remporté dès le premier tour, avec 51,8 % des suffrages exprimés, l'élection présidentielle du 10 août 2014, qui avait eu lieu pour la première fois au suffrage universel depuis un référendum constitutionnel de 2007. Vous le savez, ces élections présentaient un enjeu politique particulièrement important. En effet, le Président Erdogan, en annonçant son intention de demander à son parti de modifier la Constitution en vue de renforcer considérablement ses pouvoirs, aujourd'hui essentiellement représentatifs, avait fait de ce scrutin un référendum pour ou contre la présidentialisation des institutions turques.
Le cadre juridique des élections reste perfectible sur plusieurs points tels que la répartition démographique des sièges ou les conditions rigoureuses exigées des partis politiques pour participer aux élections. Parmi celles-ci, la plus connue, et celle qui pose aussi le plus de difficultés, est le seuil de 10 % des suffrages exprimés au niveau national que doivent franchir les partis politiques pour pouvoir bénéficier d'une représentation parlementaire. Ce seuil, hérité du coup d'État de 1980, est particulièrement élevé. Il avait été instauré pour empêcher les représentants des Kurdes d'entrer au Parlement. Cela contraignait leurs candidats à se présenter en indépendants et limitait donc leur audience. Or, il faut savoir que la communauté kurde représente 20 % de la population turque. Ce seuil a fait l'objet d'un débat nourri et de recours en justice, et il est régulièrement critiqué par l'OSCE, le Conseil de l'Europe et la Cour européenne des droits de l'Homme car il limite le pluralisme politique.
Nous avons pu constater que, dans l'ensemble, les élections ont été organisées de manière professionnelle, sous la supervision de la commission électorale suprême, qu'il s'agisse du système d'inscription des électeurs, de la possibilité pour les citoyens turcs de voter à l'étranger ou encore de l'assistance apportée aux électeurs handicapés.
Toutefois, deux difficultés doivent être mentionnées. La première tient à la privation des droits électoraux des détenus condamnés, que la Cour européenne des droits de l'Homme a jugée à deux reprises trop étendue et disproportionnée aux infractions commises. Ces décisions ne sont toutefois pas encore complétement mises en oeuvre. La seconde difficulté est relative aux nombreuses conditions posées pour être candidats, au-delà de 25 ans, qui paraissent incompatibles avec le droit fondamental de se présenter aux élections. Au total, 20 partis politiques ont présenté des candidats aux élections législatives, dont 28 % étaient des femmes. Il faut y ajouter 165 candidats indépendants. Les électeurs avaient ainsi le choix au sein d'un large éventail d'options politiques.
Pour ce qui concerne la campagne électorale, nous avons déploré une insuffisante réglementation qui a rendu perfectible l'égalité des chances entre les candidats. Ceci dit, la campagne a été globalement libre, en dépit de quelques cas d'annulation ou de restrictions de manifestations de partis d'opposition ou de recours contre des candidats qui avaient critiqué le Président Erdogan, au motif que le code pénal sanctionne les injures envers le chef de l'État.
La campagne a été particulièrement dynamique, voire animée, tant dans les rassemblements publics que sur les réseaux sociaux. Les sujets de fond qui traversent la société turque ont fait l'objet de vrais débats, qu'il s'agisse de l'évolution des institutions, on l'a dit, mais aussi des questions économiques et sociales, de la place des Kurdes ou de la situation géopolitique, ce qui traduit la vitalité de la société civile turque. Ces débats ont généralement révélé une forte polarisation entre le parti au pouvoir et l'opposition. L'engagement électoral soutenu du président de la République en faveur des candidats de l'AKP a été critiqué, la Constitution lui imposant la neutralité. En effet, le Président Erdogan a fait campagne pendant des semaines en réclamant 400 députés pour changer le système parlementaire actuel. Pendant cette campagne, l'opposition a vigoureusement critiqué ses projets qualifiés de « dictature constitutionnelle ». L'AKP a, en effet, utilisé sans discrétion les moyens de l'État, en transformant les commémorations officielles en meetings politiques.
Ont également été déplorés quelques agressions contre des candidats et des locaux de partis politiques, ainsi que des blessés lors de rassemblements. Mais l'événement le plus grave s'est produit le 5 juin lorsque deux bombes ont tué trois personnes et blessé plus d'une centaine d'autres à Diyarbakir, lors d'un meeting du Parti démocratique des peuples (HDP) kurde.
Le financement de la campagne a pâti d'une législation lacunaire qui ne permet pas d'assurer sa transparence. Les principales critiques ont toutefois porté sur l'environnement médiatique de la campagne. Certes, le paysage médiatique turc est riche et varié, mais les médias verraient leur liberté d'expression limitée. Ils seraient soumis à des considérations économiques, des dispositions juridiques restrictives et, surtout, des pressions, voire des intimidations émanant des autorités, en particulier lorsque ces médias se montraient critiques envers elles. Actuellement, une trentaine de journalistes sont emprisonnés. En outre, le Conseil supérieur de la radio et de la télévision ne serait pas suffisamment impartial et son action a été contestée. Aussi la couverture médiatique des élections, à la télévision en particulier, a-t-elle nettement favorisé les candidats de l'AKP. Je laisse maintenant la parole à mon collègue Yves Pozzo di Borgo pour vous parler du déroulement des élections et de leurs conséquences. Je vous remercie.