Intervention de Yves Pozzo di Borgo

Commission des affaires européennes — Réunion du 16 juillet 2015 à 13h45
Conseil de l'europe — Élections législatives du 7 juin en turquie : communication de mme nicole duranton et m. yves pozzo di borgo

Photo de Yves Pozzo di BorgoYves Pozzo di Borgo :

Monsieur le Président, mes chers collègues, regardez la carte ! Les pays limitrophes de la Turquie, comme la Syrie et l'Irak, connaissent de réelles tensions et les élections s'y sont déroulées dans un contexte marqué par l'accueil de nombreux réfugiés dans des conditions qui ne peuvent qu'être saluées. J'aurai une autre remarque s'agissant du contexte général dans lequel se déroulent les missions d'observation électorale organisées par l'APCE ou l'AP-OSCE. Notre système politique et institutionnel est ainsi proclamé comme le parangon de tout système possible. À cet égard, le seuil de représentation politique fixé à 10 % des suffrages est l'un des principes ardemment défendus par le Conseil de l'Europe. Or, que dire de la France où le Front national, qui représente près de 25 % de l'électorat, n'a que deux députés ? Nous souhaitons ainsi imposer une vision de la démocratie et donner, de manière parfois éhontée, des leçons dans ce domaine !

S'agissant du déroulement du scrutin et des résultats, le jour de l'élection, nous avons pu observer que le scrutin était organisé de manière professionnelle et efficace et qu'il se déroulait dans le calme, y compris au Sud-Est du pays. Le dépouillement des bulletins et le décompte des voix ont été rapides et transparents et les résultats ont été annoncés dès le début de soirée. Le taux de participation s'est établi à 83,92 %, sans tricherie aucune, étant rappelé que le vote est obligatoire pour les élections législatives en Turquie.

Les résultats officiels, publiés le 18 juin, sont les suivants : 40,87 % des suffrages exprimés pour l'AKP, 24,95 % pour le Parti républicain du peuple (CHP) kémaliste, 16,29 % pour le Parti d'action nationaliste (MHP) et 13,12 % pour le HDP qui parvient donc, pour la première fois, à franchir le seuil des 10 %. Un tel résultat est à mettre au compte de l'émergence d'un jeune leader kurde qui n'a eu de cesse de rappeler que les Kurdes étaient avant tout des Turcs et de proposer un programme politique intéressant le pays dans sa totalité. Le maintien de ce seuil a amplifié les résultats du HDP, alors que le refus de le baisser visait précisément à l'empêcher d'entrer au Parlement. L'AKP obtient 258 sièges (47 %) sur 550, le CHP 132 (24 %) et le MHP et le HDP 80 chacun (14,5 %). Le nombre de femmes élues a augmenté, passant de 79 à 98, soit 17,8 % des sièges.

Quels enseignements peut-on tirer de ces élections ? Celles-ci ont démontré la maturité de la démocratie turque. Le rapport d'observation d'élection de l'APCE note ainsi que « ces élections ont montré la force démocratique de la Turquie, comprenant un taux de participation élevé, des partis politiques solides et des observateurs citoyens actifs. Néanmoins, les conclusions mentionnées ci-dessus montrent également qu'il y a une marge de progression considérable pour effectuer les améliorations nécessaires pour que les élections en Turquie se déroulent dans des conditions véritablement équitables ».

Ainsi, sur la principale chaîne de télévision turque, le parti de M. Erdogan totalisait 50 heures de programme, contre 5 minutes pour les autres partis et 3 minutes pour les Kurdes durant toute la campagne.

Les électeurs ont clairement rejeté la présidentialisation des institutions et d'aucuns ont considéré qu'il s'agissait d'un revers personnel pour le Président Erdogan, mais aussi pour l'AKP. Certes, cette présidentialisation des institutions est analogue à ce que nous connaissons en France, sauf que le Président Erdogan est entré dans un processus d'autoritarisme ouvertement assumé. Mais son argument politique est qu'une telle évolution des institutions demeure le meilleur rempart contre d'éventuels coups d'État. Le parti de M. Erdogan reste, certes, le premier parti du pays, mais il a perdu 2,7 millions de voix en quatre ans ainsi que la majorité absolue qu'il détenait au Parlement, ce qui rend impossible la révision constitutionnelle envisagée.

Les résultats bouleversent aussi les équilibres politiques turcs et ouvrent une page d'incertitudes. La Turquie pourrait renouer avec l'instabilité gouvernementale qui la caractérisait dans les années 1990. La baisse de la livre turque et le recul de la bourse d'Istanbul au lendemain de l'annonce des résultats montrent que cette perspective inquiète.

Aucune solution évidente ne s'impose pour la formation d'un gouvernement, même si le Président Erdogan, le 11 juin, a appelé les partis politiques à s'entendre rapidement pour constituer un gouvernement de coalition.

Quel gouvernement désormais pour la Turquie ? Il semble que l'AKP souhaite diriger un tel gouvernement. Son partenaire le plus naturel serait le MHP, mais des difficultés existent de part et d'autre. L'AKP serait notamment soucieux de préserver la stabilité économique du pays et de respecter la légitimité du Président Erdogan. Le MHP, quant à lui, souhaite ériger en priorité la lutte contre la corruption. Mais cela requiert la mise en jugement de quatre ministres AKP impliqués dans une vaste opération anti-corruption engagée en décembre 2013 par les juges, dont beaucoup ont été depuis déplacés, qui avait touché de hauts responsables du parti au pouvoir. Par ailleurs, une coalition AKP/MHP se traduirait probablement par une mise en sommeil du processus de paix engagé avec les Kurdes.

Au CHP, on a longtemps envisagé la constitution d'une grande coalition excluant l'AKP. L'objectif serait de sortir de la séquence politique ouverte en 2002 en abrogeant certaines des lois les plus controversées votées par l'AKP, sur la justice et la sécurité intérieure notamment, et en privant cette formation politique des ressources qu'elle tient de ses liens étroits avec l'appareil d'État. Il est toutefois permis de s'interroger sur la viabilité d'une telle formule en raison des contradictions fortes qu'elle recèle, ne serait-ce qu'entre le MHP et le HDP.

Le jeu reste donc très ouvert, mais l'AKP paraît difficilement contournable, d'autant plus que les exigences des uns et des autres le replacent en première ligne.

Le 1er juillet dernier, M. Ismet Yilmaz, alors ministre de la défense et candidat de l'AKP, a été élu président de la Grande Assemblée nationale. Certains observateurs ont considéré cette élection comme le prélude à la formation d'un gouvernement de coalition. En effet, quatre tours de scrutin ont été nécessaires. Faute pour un candidat de rassembler sur son nom une majorité absolue, le quatrième tour a eu lieu à la majorité simple et a donc permis d'élire le candidat de l'AKP face à celui du CHP. Cette élection a été rendue possible grâce au soutien indirect du MHP dont les députés ont refusé de voter pour le candidat du CHP, au motif que celui-ci avait le soutien du HDP. Faut-il y voir les prémices d'une future coalition rassemblant l'AKP et le MHP ? Rien n'est moins sûr d'après les déclarations d'Ahmet Davutoglu, président de l'AKP et Premier ministre sortant qui expédie les affaires courantes depuis les élections. En outre, les milieux d'affaires pousseraient à une coalition AKP-CHP qui leur paraît un meilleur gage de stabilité. Le 9 juillet dernier, le président de la République a chargé Ahmet Davutoglu de former le nouveau gouvernement. Celui-ci dispose d'un délai de 45 jours pour aboutir et obtenir la confiance du Parlement. S'il échoue, le chef de l'État peut dissoudre le parlement et convoquer de nouvelles élections. Un nombre croissant d'observateurs considèrent ce scénario crédible, voire plausible ne serait-ce que parce qu'il permettrait à l'AKP de repartir à la conquête de ses électeurs perdus.

La Turquie est une grande puissance économique, avec un taux de croissance de l'ordre de 3% cette année après avoir connu les années précédentes des taux supérieurs à 6 %. C'est un pays tenu dont la localisation géographique présente un certain nombre de défis.

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