Mesdames, Messieurs les sénateurs, je suis très honoré d'être appelé à m'exprimer devant vous à la demande de MM. les présidents Bizet et Lenoir, que je remercie de leur invitation.
Voilà quelques mois, le président Larcher a pris contact avec moi pour savoir si j'accepterais d'étudier, pour éclairer le Sénat, les problèmes que poserait à notre pays la ratification du traité transatlantique. J'en ai été un peu surpris, puisque j'ai quitté la vie publique depuis bientôt dix ans maintenant. Il a su lever mes hésitations en précisant que ce que j'avais pu faire comme chef du Gouvernement au moment de la ratification des accords du GATT était à ses yeux un préjugé plutôt favorable. J'aurai l'occasion d'y revenir, parce que, comme tout un chacun, je suis assez sensible à ce qui a pu être accompli à mon instigation.
En préambule, je veux qu'il soit bien clair entre nous que je m'exprime en mon nom personnel. Comme chacun, j'ai mes convictions politiques, mon passé, mais le point de vue que je développerai devant vous n'engagera que moi.
Par ailleurs, je ne parlerai pas du Canada, non seulement parce que tout le monde paraît d'accord, à part nos amis wallons, mais surtout parce que ce sujet ne faisait pas partie de l'étude qui m'était proposée. Je me limiterai donc à parler du traité transatlantique.
Avant de vous soumettre ce que je crois être l'essentiel du rapport que nous avons élaboré, je me dois de vous faire quelques réflexions.
Cette affaire a intérêt à ne pas être politisée. À lire la presse, on s'aperçoit que, si l'on exprime des réserves sur ce traité, on est aussitôt qualifié de populiste et d'ennemi de la liberté ; au contraire, si l'on y est favorable, on est aussitôt taxé d'ultralibéralisme et accusé de jouer contre les intérêts nationaux. Je suggère que nous nous éloignions de ces poncifs un peu automatiques pour regarder la réalité en face.
En fait, ce débat met en cause la conception que nous nous faisons du libéralisme, question récurrente en France depuis des siècles. Doit-il comporter ou non des règles que tous doivent respecter ? Pour ma part, depuis toujours, je considère que la liberté est le bien suprême, à la condition qu'elle s'exerce dans des conditions et des circonstances respectueuses des droits et des intérêts de chacun.
Nous retrouvons partout ces interrogations sur le sens du libéralisme : dans la politique nationale, et je ne développerai pas ce point ; dans la politique européenne, lorsque l'on s'aperçoit que la politique monétaire ne peut être gérée dans l'autonomie la plus complète, en négligeant les problèmes d'harmonisation des systèmes fiscaux et des législations ; au niveau mondial, comme l'exemple du TTIP le montre surabondamment.
Jusqu'où doit aller la liberté ? Quelle place faut-il faire à la réglementation et au respect des intérêts de chacun ?
Certains ont proposé, notamment au Gouvernement, de rejeter le traité, ce à quoi la Commission européenne a répondu qu'un mandat unanime lui ayant été donné, celui-ci ne pouvait lui être retiré que par une décision unanime des États. En d'autres termes, la France à elle seule ne pouvait pas prétendre paralyser le processus. C'est une évidence, mais il faut bien avoir à l'esprit que lorsque la négociation arrivera à son terme, la ratification devra être unanime. Dans ces conditions, la France aura tout son rôle à jouer à ce moment-là.
Enfin, je tiens à préciser que je suis partisan non pas du rejet du traité, en l'état actuel du texte, mais de la suspension de la négociation en attendant la clarification d'un certain nombre de points. De toute façon, elle sera de fait suspendue, compte tenu des échéances électorales qui s'annoncent dans des pays importants.
Ces quelques réflexions générales étant faites, messieurs les présidents, mesdames, messieurs les sénateurs, je voudrais insister, sans m'y appesantir, sur quelques points du rapport.
L'objet de la négociation est de faciliter l'accès aux marchés, ce qui implique de lever les obstacles tarifaires et non tarifaires aux échanges de biens et de services. C'est l'élargissement aux obstacles non tarifaires qui a fait naître la difficulté actuelle. En effet, ces sujets, sociaux ou réglementaires, sont la plupart du temps de la compétence des États. À partir de là, il était légitime que les États s'en préoccupent et qu'ils donnent mandat à la Commission européenne pour négocier, alors que, s'agissant des obstacles tarifaires, la compétence relevait en propre de la compétence de la Commission en vertu des traités.
Pour justifier le TTIP, on a prédit une impulsion considérable donnée au développement du commerce international. Sans doute sera-ce le cas, mais je ne suis pas persuadé que cette hausse soit si considérable, ce commerce étant déjà très important. Pour autant, s'il devait l'être encore plus, je n'y verrais, pour ma part, que des avantages.
Dans l'état actuel de la négociation, on est arrivé à éliminer les droits de douane pour 97 % des 10 000 lignes tarifaires concernées. Bien entendu, les 3 % restants sont extrêmement importants et surtout, de nombreux obstacles restent à franchir, puisque sont concernés l'accès aux marchés de services, la coopération réglementaire, les indications géographiques et le mécanisme d'arbitrage des différends.
Force est de constater par ailleurs que le déroulement de la négociation prête le flanc à un certain nombre de critiques. En effet, on a voulu maintenir le secret, censé être un gage d'efficacité. C'est parfois vrai, mais pas trop longtemps, surtout dans un système démocratique où les opinions et les parlements nationaux ont leur rôle à jouer. Pour ma part, je suis tout à fait réservé sur ce secret, et je pense que bien des objections qui sont faites à ce projet de traité eussent été mises de côté si l'on avait pu en débattre publiquement.
En tout état de cause, le traité transatlantique porte sur des aspects essentiels de la vie économique des pays qui devront le signer, et il ne pourra être ratifié qu'avec l'accord du Conseil statuant à l'unanimité. Dans ces conditions, vouloir mettre les États et les nations de côté serait illusoire.
Quels sont plus précisément les points d'achoppement de la négociation ?
Il y a tout d'abord les tarifs douaniers. Comme je l'ai dit, les problèmes ont été résolus sur 97 % des quelque 10 000 lignes tarifaires, mais les 3 % restants sont particulièrement sensibles, puisque est notamment concernée l'agriculture, domaine dans lequel l'Union européenne entend se protéger des importations de viande bovine, tandis que les Américains, eux, veulent se protéger de l'importation des produits laitiers.
La deuxième difficulté réside dans la convergence des normes réglementaires. Neuf secteurs d'activité ont été identifiés comme prioritaires, notamment l'automobile, le textile, les produits pharmaceutiques et autres, mais il demeure des points sur lesquels un accord n'a pas encore pu être trouvé. J'ai en tête un exemple précis, qui apportera de l'eau au moulin de ceux qui ne cessent de dire que les Français sont obsédés par la défense de leur langue nationale, même s'ils n'arrivent pas toujours à assurer cette défense de façon convenable, comme le montre le fonctionnement aussi bien de l'Union européenne que de l'ONU. Lorsqu'il est envisagé que l'usage de certaines langues nationales autres que l'anglais pourrait être regardé comme un obstacle commercial non tarifaire, c'est parfaitement inacceptable pour nous, et peut-être aussi pour quelques autres.
Troisième difficulté, l'ouverture des marchés publics américains, qui met en cause le Buy American Act et un certain nombre de législations fédérales et des États membres des États-Unis, grâce auxquelles les marchés publics américains sont deux fois plus fermés que leurs équivalents européens.
Quatrième difficulté, les indications géographiques, auxquelles les États-Unis opposent la défense des marques. C'est l'équivalent pour les territoires locaux de ce que sont les AOC dans le domaine des vins et des fromages. En d'autres termes, il s'agit d'un point important de la négociation, mais les négociations avec le Canada - je vous avais pourtant dit que je ne parlerais pas du CETA - montrent que des avancées sont possibles, le CETA ayant reconnu l'existence de plus de 150 indications géographiques européennes.
Enfin, cinquième et dernière difficulté que je tiens à évoquer, le règlement des litiges entre les États et les investisseurs, avec le mécanisme d'arbitrage prévu, auquel pourrait avoir recours toute entreprise qui s'estimerait lésée par la législation du pays où elle décide d'intervenir. À ce stade de la négociation, l'UE a proposé un mode d'arbitrage plus juridictionnel comportant 15 juges, donc 5 issus de pays tiers, et assorti d'un mécanisme d'appel.
Devant chacun de ces problèmes, les déséquilibres de la négociation apparaissent.
Au nom de la conception que les autorités judiciaires et politiques américaines se font de leur compétence, toute personne qui a utilisé le dollar, y compris dans des opérations extérieures au territoire américain, peut tomber sous le coup de la législation américaine et se voir très lourdement taxée, si bien qu'on a pu dire que les taxes imposées à des banques européennes, et notamment françaises, constituaient une part importante des recettes fiscales américaines, ce qui est évidemment inacceptable. Il y a là un élément d'extrapolation de la souveraineté monétaire que les États-Unis exercent légitimement sur leur propre territoire, qui est pour nous, je le répète, inacceptable.
Il y a des précédents dans l'histoire juridique américaine. La Cour suprême s'est ainsi estimée compétente pour statuer sur une plainte dirigée contre la société Shell à raison des dommages que cette société aurait causés dans le delta du Niger. C'est proprement inadmissible à nos yeux. Nous ne pouvons pas accepter qu'un des États signataires du traité puisse s'arroger une compétence que nous considérons comme excessive.
Par ailleurs, il faut savoir que les marchés publics américains sont surprotégés. À cet égard, j'ai déjà eu l'occasion de citer le Buy American Act, promulgué en 1933 par le président Hoover, le dernier jour de son mandat, et qui pèse encore sur les relations entre l'Europe et les États-Unis.