Je suis toujours très intéressé de rencontrer les parlementaires car j'apprends beaucoup de vos questions et réflexions. Je tâcherai d'être court pour laisser place à la discussion, mais je souhaitais d'abord vous rappeler que la date d'aujourd'hui est celle de la naissance effective de l'Autorité de régulation des activités ferroviaires (ARAF), présidée par Pierre Cardo. À ce sujet, Joaquín Almunia, commissaire européen à la concurrence, me disait hier : « Enfin ! ». L'Italie, pour sa part, n'a toujours pas de régulateur ferroviaire ...
Je souhaiterais d'abord resituer les évolutions réglementaires européennes dans le cadre de la stratégie nationale de la SNCF, qui s'articule autour de trois axes :
- notre priorité absolue, ce sont les services publics de la vie quotidienne. Je ne veux pas d'une SNCF à deux vitesses et je tiens à ce que les wagons de nos trains quotidiens rattrapent la locomotive du TGV ;
- notre deuxième défi, c'est l'ouverture à la concurrence. Il faut absolument éviter de reproduire la catastrophe qu'a connue le fret et garantir la compétitivité de la SNCF car tout recul de la part de marché de la SNCF représente une destruction de valeur pour l'ensemble de notre pays ;
- notre troisième objectif est de devenir, pour notre pays, un grand opérateur de transport public à l'échelle mondiale. Nous devons trouver les moyens de défendre notre place de champion industriel face aux « challengers » coréens, indiens ou chinois ...
C'est pourquoi nous ne devons pas redouter d'être affaiblis par les paquets de directive ouvrant le secteur ferroviaire à la concurrence. Il ne faut pas vivre la concurrence comme un châtiment susceptible de victimiser les cheminots, mais comme une opportunité de transformation au service de notre développement. La Deutsche Bahn l'a compris et considère la concurrence comme un tremplin pour occuper la place de premier opérateur ferroviaire en Europe et de champion en Inde, en Amérique latine, en Asie du Sud-Est...
La refonte du premier paquet ferroviaire qu'envisage aujourd'hui Bruxelles soulève beaucoup de questions techniques, mais, à mes yeux, pose trois questions politiques majeures :
- pourquoi le principe d'un découplage entre les infrastructures et les opérateurs comme dans les secteurs de l'électricité et des télécommunications n'a-t-il pas été reconnu comme le modèle européen et mis en place partout ? La France a opté pour une séparation nette entre la SNCF et le gestionnaire d'infrastructures, Réseau ferré de France (RFF). L'Allemagne et l'Italie ont, pour leur part, conservé l'intégration entre leurs infrastructures et leur opérateur historique, au nom de la sécurité, de l'optimisation... tous arguments qu'a débattus le Parlement français en 1997. Plus de dix ans plus tard, la question politique est de savoir si les opposants à la séparation de RFF avaient ou non raison. Les positions sur ce sujet ne sont pas encore bien calées au sein de la Commission européenne ainsi qu'au Parlement européen ;
- vaut-il mieux faire confiance à 25 régulateurs nationaux ou faut-il préférer une régulation européenne plus poussée pour faire avancer l'Europe ferroviaire ? Au nom de la SNCF, j'estime préférable d'avoir un seul régulateur européen. D'une part, cela faciliterait l'interopérabilité entre les réseaux et l'homologation des matériels qui se fait aujourd'hui pays par pays. D'autre part, il serait utile de réguler à l'échelle européenne les niveaux des péages qui sont aujourd'hui fixés par chaque pays en fonction de l'équilibre national entre l'État, propriétaire du réseau, et les opérateurs ferroviaires. Certains sont ainsi tentés de pratiquer des péages élevés afin d'empêcher l'arrivée de la concurrence et d'alimenter le gestionnaire de l'infrastructure. Or le péage constitue la matière première de nos tarifs : aujourd'hui, 35 % du prix d'un billet de TGV est consacré au paiement des péages et RFF souhaite porter ce pourcentage à 40 % ;
- quel modèle européen d'ouverture à la concurrence retenir ? Le système de libre-accès ou « open access » (pratiqué dans les pays anglo-saxons et en Allemagne), qui consiste à rebrasser les horaires annuellement avant de les redistribuer, ou le système de franchise qui consiste à attribuer des bouquets composés d'horaires et de lignes de qualités inégales pour éviter l'écrémage ?
Toutes les parties prenantes s'accordent aujourd'hui pour développer durablement la mobilité des marchandises et des personnes. Le XXIe siècle est assurément le bon moment pour mener à bien ce développement, mais cette volonté politique bute sur les barrières de modèles économiques qui ne sont pas aujourd'hui en place :
- le TGV français et européen n'a pas de modèle économique viable permettant d'étendre les réseaux dans les vingt ans qui viennent ;
- le fret ferroviaire est aujourd'hui dans l'état que nous savons, du fait de l'absence d'investissements sur le fret depuis 50 ans. Nous avons besoin d'une fiscalité écologique ambitieuse ;
- le transport ferroviaire urbain et régional ne peut pas s'autofinancer, ce qui signifie que son déploiement implique des coûts supplémentaires.
Nous avons donc devant nous cette question du modèle économique dans les vingt ou trente prochaines années : comment financer les infrastructures et exploitations ?