Intervention de Simon Sutour

Commission des affaires européennes — Réunion du 15 mai 2013 : 1ère réunion
Politique commerciale — Rapport de m. simon sutour sur les propositions de résolution européenne n°s 522 et 526 relatives respectivement au respect de l'exception culturelle et de la diversité des expressions culturelles et au respect de l'exception culturelle dans les accords commerciaux europe-états-unis

Photo de Simon SutourSimon Sutour, président :

Comme vous le savez, les négociations commerciales ouvertes à Doha en 2001 à l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC) sont dans l'impasse. C'est pour sortir de cette impasse qu'en novembre 2011, les présidents Barroso, Van Rompuy et Obama ont institué un « groupe de travail de haut niveau sur l'emploi et la croissance ». Dans son rapport final, publié en février dernier, ce groupe de travail a recommandé d'entamer la négociation d'un accord global sur le commerce et l'investissement, estimant qu'il pourrait être très avantageux pour les deux économies. L'enjeu d'un tel partenariat transatlantique est considérable puisque l'Union européenne (UE) et les États-Unis d'Amérique représentent ensemble près de la moitié du PIB mondial et un tiers des échanges mondiaux : outre le fait qu'ils partagent des valeurs communes, l'UE et les États-Unis sont en effet des partenaires stratégiques en matière de commerce et d'investissement. En 2011, l'UE était le premier partenaire commercial des États-Unis, et les États-Unis le deuxième partenaire commercial de l'UE.

Dans ses conclusions des 7 et 8 février 2013, le Conseil européen déclare vouloir « mieux utiliser le commerce comme moteur de la croissance et de la création d'emplois ». Il se dit donc favorable à un tel accord commercial global avec les USA et insiste sur la nécessité de progresser vers une plus grande convergence transatlantique en matière de réglementation.

En effet, l'accord comportera trois volets :

- un volet classique, visant à baisser les droits de douane pour améliorer l'accès au marché ;

- comme les tarifs sont déjà assez bas (3 % en moyenne), le deuxième volet prévoit de diminuer les obstacles non tarifaires : il s'agit des barrières réglementaires internes au marché, comme celles que rencontrent nos PME pour accéder aux marchés publics américains ;

- un troisième volet porte sur les sujets que l'on désigne à l'OMC comme les sujets de régulation : droits de propriété intellectuelle, normes sociales et environnementales...

À la condition d'éviter l'écueil d'un alignement vers le bas, une convergence réglementaire offre une perspective prometteuse : elle est prometteuse à la fois pour la relation commerciale bilatérale mais aussi comme vecteur d'influence sur l'ensemble du système commercial international.

L'ambition du projet suscite donc de grands espoirs mais aussi certaines inquiétudes. Le ministère de l'économie et des finances a reçu plus de 250 réponses à la consultation qu'il a lancée sur le sujet, soit cinq fois plus que concernant le projet d'accord UE/Japon. Il en ressort globalement un grand enthousiasme et une forte attente des acteurs économiques français à l'égard d'un accord avec les États-Unis, sauf dans le secteur automobile.

Le Gouvernement a transmis au Parlement, en application de l'article 88-4 de la Constitution, la recommandation de décision que la Commission européenne a proposée le 13 mars 2013 au Conseil pour autoriser l'ouverture de négociations concernant ce partenariat transatlantique de commerce et d'investissement.

Au Sénat, deux propositions de résolution européenne ont depuis été déposées, en avril, par Mme Marie-Christine Blandin et plusieurs de ses collègues (522) et par M. Pierre Laurent et plusieurs de ses collègues (n° 526), relatives à la dimension culturelle de la négociation. Ces démarches font écho à celle initiée à l'Assemblée nationale par Mme Danielle Auroi et M. Patrick Bloche. Je suis très sensible aux initiatives de nos collègues et à l'enjeu qu'ils soulèvent. Mais je vous propose d'intégrer le contenu des deux propositions de résolution européenne dont nous sommes saisis dans une vision d'ensemble, pour que le Sénat s'exprime sur l'ensemble du mandat de négociation pour ce partenariat transatlantique.

Je vous propose d'abord de rappeler l'attachement du Sénat au multilatéralisme, tout en faisant valoir que ceci n'exclut pas la conclusion d'accords bilatéraux plus ambitieux que ceux conclus au sein de l'OMC. La perspective de ce partenariat transatlantique représente en effet une opportunité importante pour l'Union européenne : alors même que les États-Unis se tournent plus visiblement vers le Pacifique, un tel accord est susceptible d'insuffler une nouvelle dynamique aux relations transatlantiques, ce qui est particulièrement précieux dans le contexte de crise actuel. Cet accord peut contribuer sensiblement à la croissance et à l'emploi : selon l'étude d'impact de la Commission, les gains économiques significatifs globaux seraient de 119,2 milliards de dollars pour l'UE et 94,2 milliards de dollars pour les États-Unis, même si ces chiffres doivent être pris avec beaucoup de prudence.

De plus, un accord transatlantique, du fait du poids additionné des deux partenaires, aurait un effet d'entraînement et contribuerait à introduire plus de régulation dans le commerce mondial. Nous devons donc défendre une vision ambitieuse de cet accord : il ne doit pas se réduire à un accord de libre-échange mais constituer un réel partenariat d'égal à égal qui respecte les valeurs fondamentales, l'identité culturelle et les préférences collectives de chacun des deux partenaires.

Quelles doivent être les priorités européennes dans cette négociation ?

Un premier impératif pour l'UE est de convenir avec les États-Unis d'une protection effective des droits de propriété intellectuelle, et tout particulièrement des indications géographiques : c'est pour nous un enjeu fondamental, sur les vins comme sur les autres produits agricoles et agroalimentaires. Il nous faudra aussi rester vigilant sur le traitement des produits sensibles, notamment agricoles, tout au long de la négociation : je pense à la filière élevage ou au maïs... Sur ces produits, l'UE est moins compétitive que les États-Unis, du fait d'importantes différences de normes sociales, environnementales et de bien-être animal.

Il faut aussi souligner l'importance des règles d'origine, qui doivent avoir le même niveau d'exigence pour les deux parties à l'accord, sinon les producteurs européens seraient désavantagés.

Il convient par ailleurs de dissuader la Commission européenne d'envisager un recours à l'arbitrage pour régler les différends entre les investisseurs et les États : en effet, le recours à un arbitre privé pour régler un différend entre un État et un investisseur risque de remettre finalement en cause la capacité à légiférer des États.

Je suggère aussi, cela me paraît très important, de fixer clairement dans le mandat l'objectif d'obtenir des progrès parallèles en matière d'accès au marché et de réduction des barrières non tarifaires, comme on l'a fait pour la négociation qui vient de s'ouvrir avec le Japon. Pour nos PME, le prix de la mise aux normes américaines constitue souvent une barrière à l'entrée. Il me semble que l'expérience européenne en matière de reconnaissance mutuelle et d'harmonisation des normes et procédures doit pouvoir être mise à profit pour avancer sur ce terrain.

S'agissant des barrières non tarifaires, le partenariat transatlantique représente une occasion unique pour réduire les discriminations que subissent nos entreprises dans l'accès aux marchés publics américains, y compris subfédéraux ; ces discriminations sont d'autant plus insupportables que l'Union européenne ouvre la quasi-totalité de ses marchés publics aux pays tiers.

Je crois aussi important de ne pas négliger d'inclure dans le champ de la négociation les subventions publiques : en effet, ces subventions sont susceptibles de fausser les conditions de concurrence et d'entraver l'accès au marché. Une telle clause figure d'ailleurs dans l'accord que l'UE a déjà conclu avec la Corée du Sud.

L'accord devrait aussi prévoir un chapitre ambitieux sur les normes sociales et environnementales. Il faut rappeler que les États-Unis n'ont pas ratifié certaines conventions internationales majeures en matière sociale et environnementale : conventions de l'OIT, protocole de Kyoto, convention sur la biodiversité... La négociation de l'accord ne doit pas conduire à l'abaissement de l'acquis communautaire dans ces domaines ; elle doit au contraire permettre d'influer sur l'ensemble du système commercial mondial dans une perspective de développement durable.

L'UE a des intérêts offensifs en matière de services, et notamment, de services financiers. Dans ce dernier domaine, ce sont surtout les règles prudentielles, décidées suite à la crise, et leur interprétation différente de part et d'autre de l'Atlantique, qui menacent aujourd'hui l'activité des entreprises financières européennes aux États-Unis. C'est pourquoi, l'accord doit permettre de rapprocher la réglementation prudentielle.

Plus généralement, je crois nécessaire de demander que l'accord soit contraignant pour tous les niveaux d'administration, sans exception, ainsi que pour toutes les autorités de régulation et autres autorités compétentes des deux parties. En effet, si la plupart des règles sont fixées au niveau européen par voie législative, le pouvoir réglementaire repose largement aux États-Unis sur les régulateurs, agences ou administrations.

Enfin, je soulignerai l'importance qui s'attache à la protection des données, d'autant que les données sont devenues un enjeu concurrentiel à l'ère numérique. Vous savez qu'un nouveau règlement européen est en cours d'élaboration en matière de protection des données personnelles, et que la pression des lobbies américains est très forte au Parlement européen. Une fois ces règles fixées, l'Union européenne devra négocier avec les États-Unis un accord pour protéger les données personnelles des Européens qui seraient transférées aux États-Unis à la requête des autorités américaines. Cette nécessaire négociation pourrait être incluse dans le champ du partenariat transatlantique.

Voilà pour nos priorités de négociation. Le Sénat doit aussi se positionner au sujet du périmètre de la négociation qui va s'ouvrir.

Comme le souligne la proposition de résolution européenne de Mme Blandin et ses collègues, c'est la première fois en vingt ans que la Commission néglige d'exclure expressément le secteur audiovisuel d'un accord de commerce international. Les biens et services culturels, en ce qu'ils sont porteurs de sens et d'identité, ne peuvent se réduire à leur valeur commerciale. L'exception culturelle n'est pas française : ce principe s'est trouvé consacré, depuis les accords de Marrakech de 1994, par l'absence d'engagement européen sur toute libéralisation commerciale des services audiovisuels. On entend par services audiovisuels, selon la définition de la nomenclature OMC, la radio, la télévision, le cinéma et la musique.

À l'inverse, les États-Unis font partie des rares États membres de l'OMC qui ont contracté des engagements de libéralisation de leurs services culturels, ce qui s'explique car ils sont le premier exportateur mondial. Ils ont par ailleurs refusé d'être partie à la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles de 2005. Cette convention, à laquelle l'UE comme la France sont parties, reconnaît aux parties le « droit souverain de formuler et mettre en oeuvre leurs politiques culturelles et d'adopter des mesures pour protéger et promouvoir la diversité des expressions culturelles ».

La libéralisation du commerce des services audiovisuels intéresse d'autant plus les États-Unis que se développent les technologies numériques : des acteurs américains comme Netflix, Amazon ou iTunes cherchent à pouvoir accéder au marché européen, sans qu'il soit possible d'exiger de leur part le soutien à la diversité culturelle que leurs concurrents européens sont tenus de fournir.

C'est pourquoi de nombreux professionnels européens s'inquiètent. Ils invoquent à bon droit l'article 3 du traité sur l'Union européenne, comme l'article 22 de la Charte européenne des droits fondamentaux, qui prévoient que l'UE respecte la richesse de sa diversité culturelle et linguistique. C'est pourquoi l'article 207-4 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne requiert que le Conseil statue à l'unanimité pour la négociation et la conclusion d'accords « dans le domaine du commerce des services culturels et audiovisuels, lorsque ces accords risquent de porter atteinte à la diversité culturelle et linguistique de l'Union ». En demandant l'exclusion des services audiovisuels, nous sommes donc dans l'esprit du traité. L'Assemblée nationale prépare pour le 28 mai une proposition de résolution européenne qui devrait aussi aller dans ce sens.

En son état actuel, le mandat de négociation proposé par la Commission européenne ne prévoit pas explicitement d'exclure du champ de la négociation les échanges de services et les investissements en matière culturelle. Il est seulement indiqué, dans le paragraphe consacré aux objectifs de l'accord, qu'il « ne devra contenir aucune disposition risquant de porter atteinte à la diversité culturelle et linguistique de l'Union, notamment dans le secteur audiovisuel ». Mais cela signifie que le sujet est sur la table et, dès lors, on risque de marchander finalement en faisant valoir que lâcher sur ce sujet permettrait de gagner sur beaucoup d'autres. Certes, le commissaire Karel De Gucht, chargé du commerce, a déclaré que « l'exception culturelle ne sera pas négociée » et que chaque État membre restera libre de maintenir les quotas et subventions actuels. Cet engagement du commissaire ne nous suffit pas : notre objectif n'est pas de maintenir à tout prix la politique française de quotas et de subventions en l'état, mais plutôt de pouvoir librement déterminer les voies et moyens d'une politique active et adaptée de soutien à l'industrie culturelle à l'heure numérique. Il nous faut donc demander au Gouvernement de requérir l'exclusion explicite des services audiovisuels du mandat de négociation que le Conseil confiera à la Commission européenne. C'est le moyen de laisser aux législateurs la latitude nécessaire pour définir la régulation à venir du secteur audiovisuel, tout particulièrement dans l'environnement numérique.

C'est pourquoi je vous propose de reprendre largement les termes des propositions de résolution déjà déposées par nos collègues. Bien que l'unanimité soit requise de toute manière pour la conclusion d'un accord qui menacerait la diversité culturelle de l'Union, il est dans l'intérêt de l'UE que la décision du Conseil autorisant l'ouverture des négociations soit adoptée par consensus et qu'elle exclue d'emblée les services audiovisuels. De cette manière, l'Union évitera de s'exposer au veto d'un État membre au moment de l'accord final.

Ce raisonnement vaut aussi pour le Parlement européen : depuis le traité de Lisbonne, le Parlement européen est en position de rejeter un accord conclu entre l'UE et des pays tiers. Il l'a d'ailleurs déjà prouvé en rejetant le traité ACTA en juillet 2012. Or la commission du commerce international du Parlement européen a adopté le 25 avril 2013 une proposition de résolution, qui conditionne à l'exclusion des services audiovisuels son approbation du lancement de la négociation. Ce texte sera débattu et voté fin mai en plénière. La Commission européenne ne saurait ignorer cette exigence du Parlement européen, au risque de s'exposer là aussi à un rejet final de l'accord qu'elle aura négocié.

Je vous propose donc de demander l'exclusion expresse des services audiovisuels du champ de la négociation parce que cela offre un gage de sécurité juridique au négociateur européen.

En outre, il me paraît tout aussi indispensable d'exclure du périmètre de l'accord les marchés publics de défense et de sécurité, comme cela se fait habituellement dans les autres négociations bilatérales ou multilatérales. La commission des affaires étrangères et de la défense a d'ailleurs envisagé un moment de déposer elle aussi une proposition de résolution européenne. Cela m'incline à penser qu'il serait utile de permettre aux commissions qui le souhaitent de se saisir pour avis quand la commission compétente au fond examine une proposition de résolution adoptée par notre commission des affaires européennes.

Enfin, il est souhaitable que le mandat de négociation reconnaisse clairement la possibilité, pour chaque partie, d'apprécier différemment le risque alimentaire, sanitaire ou environnemental lié à l'émergence de nouvelles technologies. Il s'agit d'admettre la légitimité du niveau de protection requis par les préférences collectives de ses citoyens : chaque société doit pouvoir choisir ses valeurs et son degré de protection à l'égard du risque, dans un contexte d'incertitudes scientifiques, qu'il s'agisse d'OGM, d'hormones de croissance, de décontamination chimique des viandes, de clonage animal... La relation particulière du consommateur européen aux aliments a conduit l'Union européenne à adopter une attitude prudente en ces domaines. Or, l'acquis communautaire en la matière ne doit pas être considéré comme une barrière au commerce. Le projet de mandat de négociation n'ignore pas cette préoccupation, mais ne reconnaît pas formellement ce droit : c'est pourquoi je vous propose d'insister sur ce point.

Pour finir, je souhaite attirer l'attention du Gouvernement sur les modalités de suivi de la négociation quand elle sera engagée. La Commission devra faciliter le suivi régulier et transparent du déroulement des négociations par les autorités nationales ; à charge pour le Gouvernement de consulter systématiquement et en temps réel les acteurs concernés et de tenir régulièrement informé le Parlement de l'avancée du processus.

À ce titre, je souhaite inviter le Gouvernement à fournir au Parlement français une étude d'impact permettant d'apprécier, par secteur d'activité, les effets pour la France de différents scénarios de négociation : en effet, l'étude d'impact réalisée par la Commission européenne concerne l'Union européenne dans son ensemble et ne détaille pas, pays par pays, l'effet possible de l'accord ; en outre, le Gouvernement a confié au Centre d'études prospectives et d'informations internationales (CEPII) une étude pour évaluer l'impact sur la France de l'accord en fonction de différentes hypothèses, mais la synthèse globale qui m'a été transmise ne distingue pour la France qu'entre agriculture, industrie et services, sans détailler plus finement au sein de chacun de ces secteurs l'effet attendu sur les importations, les exportations et l'emploi par filière.

En conclusion, je voudrais faire valoir que l'objectif premier de l'Union européenne doit être d'aboutir à un accord équilibré : il doit se caractériser par des progrès simultanés et substantiels sur les trois volets que constituent l'accès au marché, les barrières non tarifaires et la régulation du commerce. Plusieurs années seront sans doute nécessaires pour finaliser un tel accord.

La présidence irlandaise de l'UE entend néanmoins soumettre le mandat de négociation au Conseil dès le 14 juin prochain. Dans cette perspective, je vous propose donc d'adopter la proposition de résolution européenne qui vous a été transmise, et qui prend en compte les deux propositions de résolution qui nous sont soumises en les replaçant dans une perspective globale.

Pour l'essentiel, j'ai voulu le situer dans l'approche qu'avait proposée Alain Richard à notre dernière réunion : souligner qu'un accord peut être positif, mais qu'il doit se faire dans le respect de nos valeurs.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion