Intervention de Alain Lamassoure

Commission des affaires européennes — Réunion du 2 novembre 2011 : 1ère réunion
Economie finances et fiscalité — Réunion conjointe avec la commission des affaires européennes de l'assemblée nationale et les membres français du parlement européen sur la gouvernance économique européenne et la régulation financière

Alain Lamassoure, président de la commission des budgets du Parlement européen :

Je remercie MM. Lequiller et Sutour d'avoir pris l'initiative de cette réunion conjointe qui nous permet, avec tous les groupes parlementaires représentés dans nos assemblées respectives, d'échanger nos vues à partir de nos différents postes d'observation.

Je souhaite évoquer la gouvernance au sens large, et pas seulement au sens économique, à partir de ce que les militaires appelleraient le « retour d'expérience » de deux ans d'application du traité de Lisbonne. Je n'évoquerai pas, en revanche, le problème des règles de discipline budgétaire, des collègues de l'Assemblée nationale, du Sénat et du Parlement européen - je pense en particulier à M. Jean-Paul Gauzès et à Mme Sylvie Goulard - étant plus compétents que moi sur le « six pack » et autres dispositions. A titre personnel, toutefois, je crois que la menace la plus dissuasive pesant sur les pays qui ne gèrent pas rigoureusement leurs finances publiques viendra désormais des marchés. L'affaire grecque a fait prendre conscience à tous ceux qui achetaient de la dette souveraine en considérant que c'était une valeur de bon père de famille qu'ils ont intérêt à examiner d'un peu plus près les finances des États, exactement comme le ferait un acheteur de titres d'entreprises privées. Il y a en effet des États bien, moyennement ou mal gérés et cela se reflète maintenant dans les taux d'intérêt. Je le répète : l'action des marchés constituera à l'avenir la meilleure incitation, pour les États membres de la zone euro, à bien gérer leurs finances.

Ce qui est en jeu, à propos de la gouvernance, ce n'est pas simplement la fixation de règles de conduite mais la capacité d'action politique de l'Union européenne. Compte tenu du traité de Lisbonne et des exigences de l'actualité, la nature de cette dernière est en train de changer. Jusqu'à présent en effet, l'Union était d'abord un législateur fixant les règles du jeu : pour utiliser une expression sportive, elle « arbitrait les matchs », les joueurs étant les États, les collectivités locales, les entreprises, les citoyens. L'Union n'exerçait son pouvoir exécutif que modérément et uniquement dans ses champs de compétences quasi-exclusives : politique agricole, concurrence, mesures anti-dumping, etc. Désormais, l'Union doit descendre sur le terrain pour être également un acteur. Lorsqu'au mois d'août 2008 les troupes russes ont envahi la Géorgie, c'est le président du Conseil européen qui, en quarante-huit heures, s'est rendu à Moscou et à Tbilissi afin de contribuer à la fin de la crise. Lorsque Lehman Brothers a fait faillite, c'est là encore le Conseil européen qui s'est réuni et qui a pris des décisions permettant à l'Union de stopper la crise financière ; c'est encore son président qui s'est rendu à Washington pour convaincre les États-Unis de réunir le G20. Dans un autre domaine, lorsqu'une bactérie tueuse s'est manifestée, l'été dernier, en Allemagne du nord, c'est le réseau sanitaire de l'Union européenne qui a pris les mesures de prophylaxie nécessaires et urgentes qui s'imposaient. Quand le peuple libyen s'est révolté contre son dictateur, la première percée diplomatique a été le fait de la France et du Royaume-Uni mais la Haute représentante de l'Union et le service diplomatique ont ensuite pris le relais. Or, comme le montre l'expérience, l'Union européenne est mal organisée pour « jouer sur le terrain ». Nous sommes en effet très forts pour établir des règles - bonnes ou mauvaises -, pour arbitrer et désigner les bons et les mauvais élèves, mais nous sommes mal organisés pour devenir des joueurs.

Les auteurs du traité étaient certes conscients de ce nouveau développement de l'action de l'Union et avaient renforcé les organes susceptibles d'aider cette dernière à jouer ce rôle - un président permanent au Conseil européen, un Haut représentant avec un service d'action diplomatique... -, mais il n'en reste pas moins que l'essentiel du decision making process reste à inventer. Nous avons en effet besoin de décisions rapides, transparentes et démocratiques alors qu'elles sont lentes, obscures et qu'elles manquent de légitimité. Nous avons constaté combien il a été difficile, pour les chefs d'État et de gouvernement, de faire valider par les parlements nationaux les décisions prises lors du Conseil européen de la dernière chance du 21 juillet - mais il y en a un tous les mois ! - et que, lorsque la validation a enfin été acquise, deux mois et demi plus tard, les événements avaient rendu caduques les décisions prises.

Nous devons donc réfléchir aux moyens d'améliorer la situation. Selon moi, il conviendrait que le Conseil européen délibère au moins partiellement en public et, sur Internet, en direct. Il faudrait également poser le principe selon lequel il ne saurait y avoir de gouvernement économique de la zone euro sans un contrôle parlementaire de niveau européen. Le Parlement européen a un rôle à jouer, mais un rôle secondaire. Ce sont des délégations des parlements nationaux qui doivent exercer le contrôle. Loin du « chacun chez soi », il faut promouvoir les échanges de manière que chaque parlement ait une vision de la dimension européenne des décisions qu'il prend. Il faut en outre appliquer le traité de Lisbonne jusqu'au bout en personnalisant le pouvoir européen. Avant qu'il ne soit signé, il n'y avait pas de M. ou de Mme Europe ; nous avons craint que le traité ne les multiplie - présidence du Conseil européen, de la Commission européenne, Haut représentant -, mais c'est l'inverse que nous avons constaté : en pratique, il n'y en a aucun. Le président du Conseil européen, par exemple, est un simple président de séance - ce n'est pas lui le chef de l'exécutif européen - alors que nous avons besoin d'un porte-parole commun qui, après un Conseil européen de la dernière chance, exposerait aux journaux télévisés de 20 heures, devant les 500 millions de citoyens européens, les décisions qui ont été prises.

Plus surprenant encore : même dans les domaines de compétence communautaire, le système de décision fonctionne mal ; hors les initiés, nul n'y comprend rien. Nous sommes confrontés à ce problème dans chacun de nos pays en raison des procédures démocratiques, gouvernementales et parlementaires. Lorsqu'un sujet fait la une des médias, les citoyens ont du mal à savoir s'il s'agit de l'idée personnelle d'un ministre, d'un arbitrage du Premier ministre, d'une pré-décision du Président de la République, du résultat d'un vote en commission de l'Assemblée nationale ou d'un amendement au Sénat. Au niveau européen, lorsqu'une annonce de Bruxelles, par hasard, franchit le mur d'indifférence des médias, nos concitoyens éprouvent encore plus de difficultés à savoir s'il s'agit d'une idée personnelle d'un commissaire, de la présentation d'un dossier à travers un Livre blanc ou vert, d'une communication de la Commission, de la suggestion lancée par un gouvernement, d'une idée du président de l'Eurogroupe, d'un rapport d'initiative ou d'un vote du Parlement européen, d'une orientation générale ou d'une conclusion pratique du Conseil européen. Bref, le degré de confusion est assez élevé.

Dans les domaines de compétence communautaire, la Commission a le monopole juridique de l'initiative, ce qui signifie qu'une décision ne peut être prise que lorsqu'elle a formulé une proposition de décision juridique - règlement, directive, décision. Si elle ne dispose pas, bien entendu, du monopole de l'initiative politique, je regrette toutefois que, depuis l'entrée en application du traité de Lisbonne, elle ne se soit pas pleinement emparée de sa responsabilité politique consistant à être l'exécutif de l'Union dans les champs de compétence communautaire. Là encore, elle a laissé faire le Conseil européen.

Ainsi le traité de Lisbonne a-t-il redonné à l'Union compétence dans le domaine énergétique : existe-t-il pour autant une politique européenne commune de l'énergie ? J'ai dû enquêter pour constater que le Conseil européen du mois de juin 2008, sous présidence allemande, a dégagé un certain nombre de grandes orientations - notamment les objectifs du « trois fois vingt ». Six mois plus tard, sous présidence française, le Conseil élaborait un dispositif plus vaste : le Plan énergie-climat. Au mois de juin 2010, il rappelait, en précisant plusieurs points, que l'énergie devait être une priorité - une « action phare », en sa langue - de la stratégie Europe 2020. La Commission a ensuite publié une série de textes de statuts différents - communications, Livre vert... -, le Conseil revenant quant à lui sur ce sujet le 4 février dernier pour en tirer des « conclusions opérationnelles » qui constituent un incroyable fourre-tout, comprenant tous les aspects des problèmes énergétiques depuis le marché commun du gaz et de l'électricité jusqu'aux normes des véhicules électriques, en passant par les économies d'énergie dans la conception des bâtiments, les infrastructures de transport d'énergie, les réseaux énergétiques intelligents, la tarification de l'énergie, les aides d'États aux énergies renouvelables, etc. Outre que personne ne connaît ces décisions, un tel inventaire à la Prévert ne suffit pas à faire une politique.

De surcroît, le Conseil européen n'a pas traité les seuls sujets qui relevaient vraiment de son niveau, les sujets qui fâchent, dont le modus vivendi que nous devons trouver entre les pays nucléaires et les autres - il faudra bien sortir de l'hypocrisie actuelle - et le « chacun pour soi » en matière gazière - la politique gazière de l'Union européenne est faite à Moscou par Gazprom, chaque grand opérateur public national étant fier de négocier dans son coin avec ce dernier. Résultat : trois mois plus tard, lorsque, après Fukushima, la chancelière allemande a décidé l'arrêt de toutes les centrales nucléaires du pays, elle l'a fait sans aucune concertation avec ses voisins, alors que cela peut leur porter préjudice, et sans considération aucune pour cet objectif commun que constitue la politique énergétique européenne. Personne, pourtant, n'a adressé le moindre reproche à l'Allemagne pour cette décision que nous qualifierons diplomatiquement de « non coopérative ». Je pourrais multiplier les exemples : politique de l'immigration, European Single Market Act - dossier porté par M. Barnier -, etc. Bien que nous disposions là de plans d'action cohérents, un découpage de ces sujets à la tronçonneuse aboutit à une dizaine ou une vingtaine de textes de statuts différents, obéissant à des calendriers également différents. Au bout du compte, personne ne sait où en est l'Union européenne, ce qui nuit considérablement à son efficacité et à sa visibilité. Cela, in fine, conforte la tendance naturelle des États membres à légiférer chacun chez soi sans tenir compte de la dimension européenne dans des domaines où elle est pourtant essentielle.

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