La Turquie est un partenaire incontournable pour l'Union européenne. La question n'est donc pas de savoir si on doit discuter avec elle mais comment faire pour que ce dialogue soit positif, notamment en matière de droits de l'Homme.
Le 10 mai dernier, la Commission européenne a fait une proposition pour autoriser l'entrée sans visa des ressortissants turcs au sein de l'espace Schengen pour les séjours de courte durée, soit 90 jours au plus sur une période de 180 jours, dans le cadre de voyages d'affaires, touristiques ou à des fins familiales. Cette facilité serait accordée aux personnes munies d'un passeport biométrique conforme aux standards de l'Union européenne. Les discussions pour parvenir à cette proposition ont débuté en décembre 2013. Avant cela, la Turquie a signé un accord de réadmission, entré en vigueur le 1er juin dernier, prévoyant qu'elle reprenne sur son territoire les ressortissants turcs entrés illégalement dans l'Union, mais aussi les ressortissants d'autres pays tiers ayant transité par la Turquie avant d'arriver dans l'Union. Dès lors, une feuille de route comprenant 72 critères que la Turquie doit satisfaire pour accéder au régime dit « sans visa » a été établie.
À ce sujet, notre commission doit rappeler qu'il n'est pas question qu'une libéralisation du régime des visas puisse être accordée si la Turquie ne respecte pas l'ensemble de ces critères. En effet, nous devons rester fidèles à nos valeurs, d'autant qu'accorder un régime de faveur à la Turquie risquerait d'envoyer un signal négatif aux autres pays qui souhaitent adhérer - Géorgie, Kosovo et Ukraine en ce qui concerne les visas.
Aujourd'hui, la Commission européenne identifie cinq critères parmi les 72 qui ne sont pas satisfaits et qui devront l'être pour la fin du mois de juin. Ces critères portent notamment sur la coopération policière et la révision de la loi visant à lutter contre le terrorisme. Le Parlement européen a été très clair sur sa volonté de voir ces critères respectés. On connaît ses capacités de blocage.
Ce dernier point semble poser problème puisque le Président Erdogan, a annoncé s'y opposer, compte tenu des actions terroristes dont la Turquie est victime.
En parallèle, la Commission européenne a présenté un texte visant à faciliter la suspension du régime « sans visa » pour l'ensemble des pays avec lesquels un accord a été conclu. Pour ce texte, il me semble que notre commission doit lever la réserve d'examen. Ces nouvelles dispositions permettront de répondre plus rapidement à un accroissement substantiel des migrations irrégulières, des demandes d'asile non fondées ou des demandes de réadmission rejetées. La période de référence pour juger de cet accroissement par rapport à l'année précédente serait ramenée de six à deux mois ce qui permettrait d'être plus rapide. En parallèle, il faudrait aller vers des régimes « sans visa » pour les pays qui respectent les critères.
Ainsi, le maintien de l'accord du 18 mars, qui a permis une diminution du flux de migrants arrivant sur les côtes grecques, se retrouve lié au processus de libéralisation du régime des visas, lui-même lié au respect de critères relatifs à l'État de droit prévus par la feuille de route de 2013. Dès lors, faut-il être pragmatique et privilégier un accord qui semble produire les effets attendus au risque de fermer les yeux sur la situation des droits de l'Homme en Turquie ?
Certes, la Turquie accepte de recevoir sur son territoire deux fois plus de migrants que l'Union européenne. Récemment, elle a subi pas moins de 15 attentats sur son sol. Nos interrogations sont légitimes mais gardons-nous de donner des leçons ! Cependant, la réponse est non, car la situation sur place se dégrade et que la Turquie, candidat à l'adhésion, s'éloigne des standards européens en la matière.
La situation institutionnelle est marquée par la volonté du Président Erdogan de faire aboutir une réforme constitutionnelle permettant de parachever la présidentialisation du régime, en limitant notamment les pouvoirs du Premier ministre au profit du Président de la République. En 2007, a été votée la réforme constitutionnelle permettant l'élection du président au suffrage universel direct depuis 2014. Puis, n'ayant pas obtenu la majorité lui permettant de mener à bien de nouvelles réformes en ce sens en juin 2015, il a convoqué de nouvelles élections en novembre 2015 qui ont permis à son parti l'AKP de disposer d'une large majorité au Parlement. Enfin, le 20 mai dernier, il a fait voter la suppression de l'immunité parlementaire de tous les députés. Ceci ouvre la voie à des poursuites judiciaires contre 138 députés, notamment ceux du HDP, parti de gauche pro-kurde de l'opposition.
À cette instabilité institutionnelle, s'ajoutent les attentats terroristes et la guérilla urbaine que se livrent actuellement dans le Sud-Est les opposants kurdes et l'armée turque. En effet, les affrontements ont repris depuis juillet 2015. M. Erdogan a affirmé fin mars que 355 membres des forces de l'ordre et 5 359 membres du PKK avaient été tués dans ces affrontements. Des villes entières sont détruites. Les députés kurdes racontent les exactions commises par l'armée contre des civils notamment le massacre de 259 personnes qui ont été brûlées vives à Cizre. Pour les autorités turques, le PKK doit être mis au même rang que Daech. Depuis l'été 2015, le pays est la cible de nombreux attentats attribués tour à tour à ces deux groupes.
C'est dans ce cadre que la législation relative à la lutte contre le terrorisme sert à museler l'opposition. En effet, l'acte terroriste est défini en fonction des objectifs recherchés et non pas par des actes dans le code pénal turc. Il est dès lors assez simple d'inculper une personne pour ce crime. En parallèle, le Gouvernement a créé les juges de paix qu'il nomme et qui sont chargés de prendre des mesures provisoires en cas d'accusation de terrorisme. Ainsi, le journal Zaman a pu être mis sous tutelle sous couvert de lutte contre le terrorisme. De même, des chaînes de télévision ont été fermées (Bugün TV et Kanaltürk) et 103 877 sites Internet ont été bloqués. Selon Reporters sans frontières, la Turquie se classe 149e sur 180 dans son classement mondial sur la liberté de la presse. Enfin, le 11 janvier dernier, plus de 1 100 chercheurs et universitaires ont rendu publique une pétition pour dénoncer les violences dont sont victimes les Kurdes. Les signataires ont fait l'objet de mesures disciplinaires au sein de leurs universités, de menaces et même d'arrestations. Récemment, l'ordre des architectes a été décimé par des arrestations au motif qu'un certain nombre d'entre eux s'opposaient à la politique urbaine de l'AKP.
Ainsi, l'indépendance de la justice, la liberté de la presse et la liberté d'expression sont remises en cause par un régime qui tend à concentrer davantage le pouvoir entre les mains d'un seul homme.
Voilà ce que l'on peut dire de la situation actuelle en Turquie. Il est paradoxal que ce soit dans ce contexte que nous reprenions le dialogue politique interrompu en 2007. La Chancelière allemande a fait le pari de développer une Östpolitik orientale, en parlant de démocratie à un interlocuteur qui ne la pratique pas. C'est un pari utile et positif.