Intervention de Bernard Benhamou

Commission des affaires européennes — Réunion du 9 juin 2016 à 10h00
Économie finances et fiscalité — Union européenne et enjeux du numérique - Audition conjointe avec la commission de la culture de l'éducation et de la communication et la commission des affaires économiques

Bernard Benhamou, enseignant, secrétaire général de l'Institut de la souveraineté numérique :

Les pistes d'action que je vais défendre aujourd'hui différeront quelque peu des lamentations que l'on entend habituellement, en France et en Europe, au sujet du numérique.

Un événement passé au départ presque inaperçu, mais qui est pour moi l'acte fondateur d'une doctrine européenne de la souveraineté numérique, notamment sur les données, a été le coup d'arrêt donné par Yves Bot, procureur français à la Cour de justice de l'Union européenne, au Safe Harbor, un projet de traité transatlantique qui permettait à 4 000 entreprises américaines de traiter les données des citoyens européens sur le continent américain en respectant la législation européenne. Malheureusement, le traité a depuis été remplacé par le Privacy Shield, au terme d'une renégociation a minima de la Commission européenne que je regrette.

À ce titre, je tiens à saluer les efforts entrepris par l'Allemagne, notamment l'homologue de la CNIL, le BfDI, qui, avec d'autres pays, réclame le traitement sur le sol européen des données concernant les citoyens européens. L'enjeu ici porte sur la protection, non pas uniquement de données des citoyens, mais aussi de celles des entreprises - secrets industriels, propriété intellectuelle.

On sait aujourd'hui que des mesures de régulation peuvent avoir un impact sur la protection de la vie privée, qui est l'épine dorsale de la confiance sur Internet aujourd'hui, mais aussi peuvent aider à développer un écosystème européen dans ces domaines.

Car exiger, comme le fait le BfDI, le traitement de ces données européennes sur le sol européen, c'est aussi un moyen de stimuler les datacenter - ces immenses « fermes » de données - et les expertises et les savoir-faire locaux, et donc de limiter la déperdition à travers les États-Unis.

Il n'y a pas de déterminisme dans les technologies, et nous pouvons agir, surtout en n'étant pas neutres. D'ailleurs, sur la régulation des plateformes, mes homologues américains du Département d'État ont plutôt tendance à considérer que nous n'existerons qu'une fois que nous aurons un potentiel industriel, et, parlant de leurs plateformes, que nous sommes simplement jaloux d'eux - le président Obama lui-même a parlé de cette jalousie -, refusant de voir dans les réactions des Européens l'expression de valeurs morales ou l'affirmation de principes.

Comme cela a été signalé à plusieurs reprises, nous nous trouvons à un moment clé.

Pendant une vingtaine d'années, l'Europe s'est fourvoyée en matière de technologies, ce qui a conduit, par exemple, à la désintégration brutale, en cinq ans, d'un géant européen du mobile comme Nokia. D'autres entreprises aussi importantes, dans le secteur de l'automobile, de l'énergie ou de la santé, pourraient subir le même sort.

Il nous faut donc faire ce que nous n'avons pas osé faire jusqu'à présent, de peur, souvent, de susciter des mécontentements dans d'autres secteurs : flécher les domaines clés.

Dans le domaine des technologies, les Américains font preuve d'un interventionnisme extrême. Qui ne connaît pas l'étroite relation entre le domaine militaire, la recherche, l'industrie traditionnelle et l'économie numérique aux États-Unis ne peut comprendre le phénomène de la Silicon Valley. Non, ces sociétés ne sont pas toutes nées dans des garages du seul génie de leur créateur ! Elon Musk, dont on parle tellement, remarquable personnage au demeurant, fait l'impasse sur tous les contrats fédéraux et les contrats d'États qui lui ont permis de développer ses différentes activités.

Nous ne devons donc pas avoir la main qui tremble dans ce domaine, après le coup de tonnerre qu'a constitué, pour la régulation, la fin du Safe Harbor, et devons agir dans les domaines que nous considérons comme cruciaux.

Je pense notamment au secteur de la santé, avec les objets connectés, pas seulement tous les gadgets qui concernent la forme ou le bien-être, qui n'auront été que d'humbles précurseurs, mais aussi les outils de diagnostic, d'accompagnement et de suivi des pathologies. Le contrôle à distance des paramètres de santé permettra, par exemple, de désengorger les laboratoires et les hôpitaux, comme cela se constate déjà au Royaume-Uni.

Notre parcours de soin ne prend absolument pas en compte ces dimensions, ni les applications médicales ni les objets connectés. Sans aller jusqu'à valider la prévision extrême de Vinod Khosla, le fondateur de Sun Microsystems, pour qui 80 % des médecins pourraient être remplacés par les technologies à l'avenir, il faut savoir que la pression économique des acteurs prudentiels - les assurances - sur la prévention et le suivi à distance sera telle, à l'avenir, qu'elle affectera la structuration des organismes de soin, qui devra être complétement modifiée.

Si nous ne voulons pas entrer dans un système individualisé à l'extrême, avec la fin de cette solidarité du in solidum - pour le tout - nous devons créer un modèle européen - on peut imaginer qu'il s'inspire du modèle Blablacar, l'unique licorne française à ce jour ! Pour un pays de 65 millions d'habitants, une seule société non cotée valorisée plus de 1 milliard d'euros, c'est une véritable anomalie.

La construction d'un tel modèle européen exige de la confiance et des modèles innovants. Il est par ailleurs essentiel de s'appuyer sur nos principes et valeurs pour créer ces technologies, car s'il s'agit de contrebalancer une hégémonie et de lutter contre des abus de position dominante. Il s'agit aussi de construire le tissu de la société européenne future. Ces technologies ne visent pas, comme par le passé, tel ou tel secteur, mais tous les secteurs, et grâce soit rendue à Maurice Lévy d'avoir inventé le terme d'Uberisation : chacun est conscient que des secteurs même éloignés des nouvelles technologies peuvent être remodelés de l'intérieur, détruits de l'intérieur du fait de l'introduction de ces technologies.

Pour cela, un axe franco-allemand doit être établi autour de la préoccupation exprimée par Sigmar Gabriel lors d'une récente visite à Paris : nous devons être présents là où les normes et les standards de demain sont élaborés ; sinon, nous n'existons plus ! C'est toute la leçon de l'affaire Snowden, qui a prouvé que la National Security Agency (NSA) ne se contentait pas d'écouter les conversations, mais qu'elle modifiait les technologies pour les fragiliser - ces back doors qui ont suscité tous ces débats entre Apple et le Federal Bureau of Investigation (FBI) - et les corrompre.

Si nous ne veillons pas à ce que la demande de telle ou telle agence de sécurité ne corrompe pas les technologies, nous ne pourrons pas nous plaindre quand nous utiliserons de véritables tours de verre.

Je plaide depuis très longtemps pour un traité transatlantique fort, qui intégrerait les préoccupations en matière de neutralité, présentes dans nos discussions européennes il y a déjà quelques années, mais également les questions d'altération de la confiance, ce que nous appelons, dans notre jargon, le pilier du temple. La perte de confiance pourrait effectivement déboucher sur une maladie systémique de l'Internet, certains utilisateurs finissant par refuser d'utiliser ces technologies de crainte qu'elles ne deviennent dangereuses pour eux.

Au-delà des secteurs les plus importants pour l'avenir, j'ai cité la santé, l'énergie, les réseaux électriques intelligents, les objets connectés permettant la maîtrise de la consommation comme Nest aux États-Unis, je suis également favorable à une démarche active dans le secteur des transports. La voiture sans pilote, par exemple, que l'on pensait irréalisable voilà quelques années, paraît désormais pouvoir être créée dans un horizon de temps relativement proche. Or nous accumulons beaucoup de retard sur ce dossier.

Nous devons sortir des pratiques traditionnelles de saupoudrage en matière technologique et investir sur quelques axes stratégiques que l'Europe et la France devront développer. Sans cela, nos géants seront désintégrés les uns après les autres. Uber n'aura été que le premier exemple.

On parlait de rating : les plateformes dont nous discutons, et desquelles il faut effectivement exiger la plus grande transparence, sont effectivement capables de devenir hégémoniques tous secteurs confondus, agriculture, voyage, usines ! Nous devons être là où sont les enjeux, ce qui suppose des choix, mais cela n'a jamais été fait !

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