Intervention de David Martinon

Commission des affaires européennes — Réunion du 9 juin 2016 à 10h00
Économie finances et fiscalité — Union européenne et enjeux du numérique - Audition conjointe avec la commission de la culture de l'éducation et de la communication et la commission des affaires économiques

David Martinon, ambassadeur en charge de la cyberdiplomatie et de l'économie numérique :

Le temps me manque pour réagir à tous les propos que je viens d'entendre.

La gouvernance de l'Internet est très distribuée en fonction des sujets. La gouvernance dite technique - c'est-à-dire portant sur les noms, adresses et protocoles - est du ressort de l'ICANN, une société de droit californien à but non lucratif créée en 1998 et du ressort du juge de la cour supérieure du comté de Los Angeles. Nous sommes donc très loin du domaine intergouvernemental, de l'Organisation des Nations Unies (ONU) et de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) !

Au départ, l'administration Clinton I souhaitait organiser ce qui, jusqu'alors, avait été fait de manière artisanale par les fondateurs d'Internet, un groupe de professeurs travaillant au sein de différentes universités californiennes, UCLA, Stanford, Santa Barbara. Le travail notarial consistant à recenser, inventorier et mettre à jour les paramètres d'Internet a donc été confié dès le départ à une entité multi-parties prenantes. Nous sommes dans les années 1994, 1996, quand les internautes sont moins nombreux que les utilisateurs du minitel...

Cette structure, dans laquelle étaient représentés tous les acteurs qui faisaient Internet, entendait donc leur ressembler. Si l'on excepte les débuts d'Internet, avec la création de l'Arpanet par des chercheurs très proches de l'armée, très vite, l'histoire d'Internet a échappé aux États, étant avant tout une aventure d'ingénieurs, d'entrepreneurs, de professeurs, d'utilisateurs.

Cette organisation a pourtant la particularité d'avoir été placée sous la tutelle du Département du commerce américain. Cette tutelle existe toujours, même si son emprise diminue, au sens d'une supervision d'un certain nombre de procédures dans la gestion notariale que j'évoquais.

Les révélations d'Edward Snowden, au milieu de l'année 2013, ont contraint les États-Unis à bouger.

Quelques mois plus tard, plusieurs dirigeants mondiaux se rendent compte que leur téléphone portable a été piraté, la présidente Dilma Rousseff laisse éclater sa colère à la tribune des Nations unies et les acteurs techniques d'Internet expriment, pour la première fois, non pas un mea culpa, mais une volonté de prendre leur indépendance, au nom de la nécessité de rassurer les utilisateurs quant à la neutralité et la crédibilité des instances de gouvernance de l'Internet.

Le président de l'ICANN de l'époque saisit l'occasion pour le faire échapper à la tutelle américaine. En soi, il s'agit d'une fraude intellectuelle, l'ICANN n'ayant rien à voir avec les programmes de surveillance de la NSA, au contraire de l'Internet Engineering Task Force, qui, elle, a été infiltrée par des ingénieurs américains payés par le public et par le privé dans le but de veiller à ce que les sous-comités chargés de ces questions de standards d'encryption ne soient pas trop regardants.

Toujours est-il que, dans ce contexte, l'ICANN se crée de l'espace pour avancer et, Mme Rousseff intensifiant ses efforts diplomatiques, les États-Unis annoncent une transition un mois avant la conférence Netmundial de San Paolo.

Cette transition, nous l'avons souhaitée et y avons beaucoup travaillé, notamment pour ce qui est de l'appel des décisions du conseil d'administration de l'ICANN. Nous avions favorisé la notion d'assemblée générale, pour rééquilibrer les pouvoirs au sein de l'ICANN, mais cela ne correspond ni à la culture de l'Internet, celle de l'ouverture totale, ni au droit californien : il n'y a pas de membership ; tout le monde peut être accrédité, il suffit de payer son billet d'avion. La France a formulé des propositions et a obtenu beaucoup d'avancées. Pour autant, elle a indiqué, lors de la dernière réunion au Maroc, il y a trois mois, que le compte n'y était pas, même si elle ne s'opposait pas à la transmission de la proposition préparée par la communauté de l'ICANN aux autorités américaines pour examen et éventuelle validation.

Notre position est alignée sur celle des Brésiliens, des Argentins, de certains pays d'Afrique, mais elle s'inscrit aussi dans la lignée des positions chinoises, russes et vénézuéliennes. Peu d'Européens sont sur la même ligne.

Nous faisons le constat que, dans cette réforme, les parties prenantes non gouvernementales sont parvenues à marginaliser les États, lesquels se retrouvent avec un pouvoir et une capacité de recours limités par les autres ou par rapport aux autres.

Le modèle multi-parties prenantes tel qu'évoqué dans les conclusions du sommet - on equal footing - n'est pas celui de l'ICANN. Nous voulions l'égalité de droits et de prérogatives, mais nous obtenons moins, nos amis américains étant parvenus à contrôler la négociation, malgré nos efforts et malgré la coalition d'États que j'ai décrite.

La proposition est actuellement examinée par le Département du commerce des États-Unis et le Congrès est saisi. Ted Cruz, opposé depuis le début à cette transition, tente de rassembler des soutiens pour faire adopter une loi qui interdirait au Département du commerce d'approuver la réforme. J'ai néanmoins le sentiment que la décision restera celle de l'exécutif et que la réforme aboutira, étant précisé que le contrat liant le Département du commerce à l'ICANN expire le 30 septembre et pourra difficilement être renouvelé au-delà de janvier 2017... Le président Obama n'a-t-il pas dit, s'agissant de l'Internet, « we own this thing » ? Nous possédons l'Internet, autrement dit, nous sommes tellement bons que nous contrôlons tout !

Le Congrès devrait donner son avis dans les deux mois. Attendons de voir !

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