Intervention de Jean Bizet

Commission des affaires européennes — Réunion du 17 décembre 2013 : 1ère réunion
Politique de coopération — Relations union européenne-russie - rapport d'information de mm. simon sutour et jean bizet

Photo de Jean BizetJean Bizet :

Avant de m'engager sur la partie purement économique, et plus spécialement énergétique de mon exposé, je voudrais faire trois commentaires, plus ou moins en relation avec ce que vient de dire Simon Sutour.

Je me réjouis tout d'abord d'avoir réalisé ce déplacement ; j'avais souhaité, m'intéressant de très près à l'Organisation mondiale du commerce (OMC), voir comment la Russie, après deux à trois ans, ressentait cette évolution dans son marché intérieur et industriel. Ainsi que je le pressentais, ceci n'a quasiment rien changé ! L'OMC a plus constitué pour eux une signature politique qu'une entrée dans une économie de marché très ouverte. Il y a bien eu une mutation, mais dans beaucoup de pans de l'économie, l'évolution reste à parfaire.

Comme l'a dit Simon Sutour, les Russes sont bien plus intéressés par l'Union douanière qu'ils sont en train de mettre en place avec le Kazakhstan et la Biélorussie, à laquelle ils voudraient associer l'Ukraine.

En second lieu, la France bénéficiait d'un acquis véritablement extraordinaire. L'intelligentsia russe parlait français au XVIIIème siècle, et nous disposons, en quelque sorte, d'un crédit bien plus important que le crédit européen, avec cependant quelques interrogations concernant l'évolution de nos valeurs, au travers de certaines lois récemment adoptées. On a notamment évoqué devant nous le mariage pour tous qui, pour eux, suscite une incompréhension totale ! Nous n'avons pas voulu entrer dans le débat, mais nous disposons d'un crédit important en Russie ; il ne faudrait pas la laisser s'estomper, car il s'agit d'un grand partenaire.

Enfin, mon troisième point rejoindra celui évoqué par Simon Sutour à propos des relations avec l'Ukraine. Il convient de prêter une grande attention aux sentiments et ressentiments des pays qui se sentent l'objet soit d'un encerclement, soit de postures de grands voisins. Il faut se mettre à leur place et y demeurer attentif, car la Russie constitue, sur le plan économique et politique, un partenaire extraordinaire. Je n'ai pas compris - et j'accepte mal - la présence d'un sénateur américain, il y a quelque jour, à Kiev, en la personne de M. McCain. Ceci peut être perçu par nos amis russes comme une véritable provocation ! C'est une affaire de relations entre la Russie et l'Union européenne, et les États-Unis n'ont pas à s'immiscer dans celles-ci ! Je précise que je suis vice-Président du groupe d'amitié France - États-Unis, et que je ne peux être soupçonné d'anti-américanisme.

En ce qui concerne le secteur de l'énergie, chacun en connaît l'importance dans les relations entre l'Union européenne et la Russie. Les trois quarts des importations européennes en provenance de Russie sont constitués de ressources énergétiques. Le marché européen absorbe à lui seul les deux tiers des exportations russes en ce domaine, celui-ci représentant environ la moitié du total des exportations de la Russie !

Habituellement, lorsqu'on parle d'énergie à propos de la Russie, on pense à Gazprom, géant russe dont on imagine à tort qu'il représente à lui seul toute l'activité russe sur le marché de l'énergie.

Or, bien que la position dominante de Gazprom soit une incontestable réalité, cette entreprise n'en est pas moins concurrencée sur son coeur de métier, à la fois par une autre très grande société publique autrefois exclusivement pétrolière, Rosneft, qui diversifie son activité pour se lancer dans le gaz naturel, mais aussi par un grand nombre d'opérateurs privés de taille bien plus réduite, dont les ambitions peuvent être impressionnantes.

Vous avez sans doute relevé dans le rapport le projet de terminal méthanier situé au-delà du cercle polaire, en un lieu pris par les glaces neuf mois sur douze : le Français Total intervient aux côtés d'un opérateur privé qui dessert environ 15 % du marché gazier en Russie.

Le gaz est très loin d'être l'unique source d'énergie exportée par la Russie : il faut ajouter bien sûr le pétrole - dont la Russie est un important producteur - ainsi que le charbon et l'uranium.

Nous avons eu quelques débats autour du gaz de schiste, dont les Russes ne veulent ni entendre parler, ni admettre qu'il fait baisser les coûts mondiaux. La Russie est souvent assimilée au gaz, car elle possède un quart des réserves mondiales conventionnelles. Cette première place est confirmée au niveau de la production. Il n'en va pas de même pour le pétrole, dont la Russie ne possède que 4 % des réserves conventionnelles, bien qu'elle figure actuellement parmi les principaux producteurs mondiaux.

Le charbon figure aussi parmi les grandes réserves énergétiques de la Russie. C'est une ressource connue depuis longtemps, mais encore promise à un brillant avenir - dommage pour l'environnement ! - si l'on en juge par l'ampleur des réserves disponibles au niveau mondial, l'échéance d'épuisement n'étant pas inférieure à un siècle, alors qu'elle tourne autour d'une cinquantaine d'années pour les hydrocarbures. Ceci explique peut-être les rapports de plus en plus étroits entre la Russie et l'Allemagne.

Pour l'uranium, au rythme actuel, il resterait, là aussi, plus d'un siècle avant d'épuiser les ressources connues. La Russie fournit à l'Union européenne un peu moins du tiers de l'uranium nécessaire au fonctionnement des centrales électronucléaires en place, mais les exportations, dans le domaine de l'énergie, ne se limitent pas aux matières premières, car l'industrie russe est très compétitive dans le domaine électronucléaire. L'essor de la société Rosatom - dont la dénomination signifie « atome de Russie » - est un des succès industriels à l'actif de M. Poutine.

En 2012, le secteur de l'énergie a représenté environ 34 % du produit intérieur russe, mais a procuré 67 % de l'ensemble des recettes d'exportation, et 50 % des recettes budgétaires au niveau fédéral.

Sans ses exportations d'énergie - 300 millions de tonnes de pétrole et 150 milliards m3 de gaz chaque année - la Russie ne pourrait importer sans mettre en péril sa situation financière. La Russie a, de fait, un besoin vital de vendre, ce qui relativise pour le moins la dépendance énergétique de ses clients, notamment l'Union européenne. À ce jour, l'Union européenne absorbe en effet les trois quarts des exportations russes de pétrole et les quatre cinquièmes de ses exportations de gaz.

Or, il faut noter que les importations de combustible fossile en provenance de Russie représentent seulement 18 % de la consommation finale d'énergie au niveau de l'Union européenne. Si l'on prend en compte les livraisons d'uranium enrichi, la dépendance de l'Union européenne envers ses fournitures russes atteint 22 % de sa consommation finale d'énergie.

Ce pourcentage confère certes à la Russie une position éminente, mais le produit de ces exportations représente à lui seul près de la moitié de ses revenus. En matière énergétique, il convient donc de parler d'une véritable interdépendance entre l'Union européenne et la Russie, plutôt que d'une dépendance de la première à l'égard de la seconde.

Cette interdépendance en matière d'énergie devrait conduire, selon nous, à un rapprochement économique plus global. Nous y avons intérêt, car l'économie russe est loin de se résumer à son secteur énergétique, malgré son poids déterminant sur les grands équilibres macro-économiques.

Or, avec l'adhésion à l'OMC, la Russie a fait un pas important vers son intégration internationale.

Je suis dans cette maison depuis une douzaine d'années. J'ai vu la délégation russe à Bali, où j'étais il y a une dizaine de jours, dans le cadre de l'Union interparlementaire (UIP). Pour le moment, sans être péjoratif, la Russie n'y fait que de la figuration, alors que les Chinois, qui ont eu ce rôle durant quelques années, sont excessivement pugnaces et peu faciles. J'avais déposé un amendement sur la propriété des données personnelles, souhaitant éviter la constitution de monopoles : j'ai échoué, car les Chinois veulent constituer un Google chinois capable de damer le pion au Google américain !

Les Russes ne font pas partie du débat. Ils ne sont qu'observateurs, n'étant entrés que timidement dans une économie de marché. Ce sont les règles de l'OMC : qu'il s'agisse des droits de l'Homme ou de l'économie de marché, on n'attend pas que leur copie soit parfaite. C'est une façon de les faire évoluer.

Cette adhésion est en même temps, pour la Russie, un défi économique de grande ampleur, car il n'est pas simple de restructurer une économie presque totalement protégée de la concurrence internationale, pour s'orienter vers un modèle fondé sur cette concurrence. Sans surprise, certains secteurs étaient catégoriquement hostiles à la perspective ouverte par l'OMC. Tel était en particulier le cas de la production agricole, surtout de sa filière porcine, ainsi que de la métallurgie.

Or, qui dit restructuration dit aussi opportunités pour qui sait les saisir. L'ampleur du relais de croissance ainsi ouvert aux entreprises européennes dépend en premier lieu de l'ardeur qu'elles mettront à l'utiliser. Nos entreprises sont loin d'être mal placées : le groupe Auchan est le premier employeur étranger en Russie, pays où le premier constructeur automobile n'est autre que Renault !

Qu'elles soient industrielles ou qu'elles interviennent à titre de service dans l'industrie, les entreprises européennes pourraient participer à cette mutation économique d'envergure. Celle-ci semble anticipée par le Gouvernement russe, qui réserve une partie du produit des ventes de ses hydrocarbures à cette reconversion.

Le rapprochement avec l'Union européenne et la mise en place d'un espace économique commun passent avant tout, selon nous, par la mise en oeuvre d'un partenariat industriel permettant aux entreprises européennes d'accéder à ce marché en pleine évolution.

Pour conclure, je dirai que l'ouverture au monde représentée par l'adhésion de la Russie à l'OMC constitue un défi pour une économie bâtie à l'abri de la concurrence étrangère et ne pouvant compter que sur de rares secteurs pour se procurer les devises nécessaires à l'importation de certains biens manufacturés.

L'admission à l'OMC sera donc un accélérateur de réformes dont l'étape initiale sera souvent douloureuse, comme pour toute restructuration. Des turbulences paraissent donc probables, mais cela n'empêche pas le marché russe d'être solvable et prometteur. Obtenir que les entreprises européennes participent davantage à son développement est un véritable enjeu de croissance pour l'Union dans son ensemble.

Il était très important d'accueillir la Russie dans l'OMC, mais il est encore plus important que nos entreprises apprennent à voir comment fonctionnent les Russes. Il nous faut prendre garde, quant à nous, dans le cadre du Partenariat oriental, à ne pas les froisser. La Russie doit être, pour l'Union européenne, un partenaire très important. Ils conservent en effet, on nous l'a beaucoup dit, un oeil sur l'Union européenne et un oeil sur l'Asie. À charge pour nous d'être pertinents, d'autant que les valeurs de la France restent chez eux très importantes. Nous avons un avantage sur l'Asie, mais M. Poutine est un stratège de haut vol !

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