Je suis particulièrement honoré de votre invitation. Compte tenu de l'ampleur du sujet, je traiterai quelques points importants, au risque d'être incomplet.
La Russie sort de la crise après deux années de récession et des chocs multiples. Elle n'a pas connu d'effondrement grâce à une résilience impressionnante. L'enjeu est désormais d'inventer un nouveau modèle de développement. Entre 1991 et 1998, sa richesse a chuté de 40 %, soit plus que lors de l'invasion de l'URSS par l'Allemagne ! Elle a ensuite bénéficié d'une croissance à l'indienne ou à la chinoise. Après un choc en 2009, elle a connu une reprise significative jusqu'en 2012. Mais avant même la crise ukrainienne, son économie montrait des signes d'essoufflement.
Aujourd'hui, l'inflation est à 13 %, le rouble a perdu la moitié de sa valeur en 2015. Mais il n'y a pas eu de faillite de banques ou de grands groupes...
Quelles prévisions peut-on faire ? En 2016 la Russie a connu une récession minime de 0,2 % et en 2017 la croissance serait de 0,5% d'après la Banque mondiale, voire de 2 % d'après le pouvoir, qui parie sur une remontée des cours du pétrole. Le budget de certaines régions est en déséquilibre, forçant le gouvernement à combler les déficits, l'investissement est structurellement trop bas, l'économie n'est pas assez diversifiée.
On assiste en ce moment à des débats vifs et riches sur la stratégie économique pour le probable prochain mandat de Vladimir Poutine. Les libéraux, autour d'Alexeï Koudrine, l'ancien ministre des finances, se sont vu confier la rédaction du programme économique pour retrouver un chemin de croissance élevée ; dans une optique plus étatiste, d'autres estiment que l'austérité tue l'économie. Je crois que nous assisterons à de grandes réformes début 2018, juste après l'élection. En économie, Poutine a toujours arbitré en faveur des libéraux.
Tout le monde s'est trompé sur les sanctions : les Russes qui fanfaronnaient que cela ne leur ferait rien et les Occidentaux qui croyaient les mettre à genoux. La population russe a souffert, certes, mais plus des contre-sanctions, à cause de l'inflation. Des entreprises occidentales aussi, y compris des entreprises non directement visées par les sanctions du fait de l'over-compliance des banques françaises (effet « BNP Paribas »).
Les sanctions deviennent un non-sujet : leur levée n'apporterait pas de croissance supplémentaire. Il existe aussi de puissants lobbies contre cette levée : la filière agricole ou des filières industrielles qui se satisfont de ce vase clos. Le gouvernement n'envisage pas à court terme de mettre en difficulté le made in Russia. Il considère la levée des sanctions comme souhaitable, mais pas dans l'immédiat, plutôt comme enjeu symbolique, de prestige.
Quelles seraient les orientations d'un probable quatrième mandat de Vladimir Poutine, quel serait le visage de la Russie à horizon 2025 ? N'oublions pas qu'il y a eu plusieurs présidences Poutine : le premier mandat, entre 2000 et 2004, dont la presse occidentale a surtout retenu la seconde guerre en Tchétchénie, a été marqué par des réformes libérales d'ampleur, une importante réforme de l'Etat et une politique étrangère pro-occidentale ; en témoignent le discours de Vladimir Poutine au Bundestag le 24 septembre 2001 et sa bonne entente avec le Chancelier allemand, Gerhardt Schröder, et avec le Président Chirac lors de la guerre en Irak. Le deuxième mandat de Vladimir Poutine (2004-2008) est celui d'un raidissement, avec l'affaire Youkos et les révolutions en Géorgie et en Ukraine, qui transparaît dans le discours de Munich de 2007. Puis il y eut la parenthèse libérale de Medvedev, voulue par Vladimir Poutine. Enfin, son troisième mandat, depuis 2012, répressif et régressif, a opéré un vrai tournant conservateur, alimenté par les manifestations de l'hiver 2012 et le contexte international des printemps arabes.
Peut-on s'attendre à une inflexion ? Les signaux sont contradictoires. Le Président Poutine a obtenu une chambre introuvable en septembre 2016. Il a donné des gages aux conservateurs, à sa frange la plus rétrograde. A l'inverse, il a nommé premier chef adjoint de l'administration présidentielle M. Sergueï Kirienko, ancien président de Rosatom - une figure historique de la mouvance libérale. Mon impression, c'est que Vladimir Poutine veut garder tous les atouts en main.
Certes les Siloviki sont prédominants, mais les libéraux restent présents. Vladimir Poutine se demandera s'il est plus risqué de réformer ou de ne pas réformer ? Il a certainement tiré une leçon de la fin de l'URSS, c'est qu'il n'y a pas de puissance si l'intendance ne suit pas. Il y a eu un vaste renouvellement dans les sphères du pouvoir. Certains amis de trente ans ont été mis sur la touche au profit de technocrates de 40 ou 45 ans, qui ne viennent pas forcément de Saint-Pétersbourg ou des renseignements, qui ont souvent travaillé dans le privé et étudié à l'étranger.
Quant à l'état d'esprit dans le pays, on peut différencier quatre Russies. Il y a la Russie ouverte, celle des villes millionnaires et de la classe moyenne mondialisée ; la Russie des villes moyennes - qui peuvent aller jusqu'à 500 000 habitants dans ce pays - plutôt « poutinienne » et dépendante de l'Etat ; la Russie des campagnes, longtemps dans la dépression, mais moins que naguère ; enfin, la Russie périphérique, notamment celle du Caucase et des Républiques fédérées. Le réservoir électoral des libéraux ne dépasse pas 15 ou 20 %. L' « effet Crimée » et l'enthousiasme patriotique qu'il suscite retombent et l'on observe plutôt une apathie vis-à-vis de la chose publique, encouragée par le pouvoir. Vladimir Poutine reste populaire, avec un score d'adhésion de 85 %. Mais cette popularité, liée au redressement du pays et à un style paternaliste en adéquation avec ce qu'attend la population, ne rejaillit pas sur le gouvernement et les autres institutions.
L'Église orthodoxe a participé d'un courant conservateur très appuyé, dont beaucoup pensent qu'il est allé trop loin, au risque de susciter le rejet, dont les protestations contre la possible restitution de la cathédrale Saint-Isaac de Saint-Pétersbourg seraient le révélateur.
En politique étrangère, 2014 est une vraie césure, celle de la « fin de l'illusion de la convergence avec l'Occident », qui de part et d'autre était surtout vue comme une adaptation de la Russie au modèle occidental. Le discours russe a changé et l'Occident n'est plus la référence centrale de la Russie, que ce soit pour les questions économiques, sociétales ou stratégiques. La Russie considère désormais qu'elle a vocation à demeurer un pôle politique et civilisationnel indépendant. Elle fait le constat de la désoccidentalisation du monde et mène une politique étrangère en adéquation avec ce constat, la crise ukrainienne n'ayant fait qu'accentuer ce processus. La Russie tisse également des partenariats avec la Chine, les BRICS ou des puissances régionales comme l'Égypte, la Turquie ou le Vietnam. Vu de Moscou, le monde est instable et dangereux et l'Occident, notamment les Etats-Unis, est perçu comme un facteur de trouble, surtout au Moyen-Orient, et un donneur de leçons coupé des réalités.
Que veut la Russie ? De la considération pour ce qu'elle voit comme ses intérêts légitimes. Symboliquement, elle veut être traitée d'égal à égal avec les États-Unis. Le plus important, c'est l'arrêt de l'élargissement de l'Union européenne et surtout de l'Otan. C'est la clé.
Si je peux exprimer un voeu, il est grand temps de réintroduire de la rationalité, de l'histoire et de la géographie dans notre approche avec la Russie ; contrairement aux idées reçues, la Russie est prévisible pour peu qu'on veuille comprendre sa logique. Le problème est que nous projetons nos certitudes, nos schémas de pensée. Les Russes nous ressemblent mais ne pensent pas comme nous : sur le plan sociétal, ils pensent comme des Français des années 1960 ; sur le plan des relations internationales, comme des Français du début du XXe siècle.
La Russie est une puissance régionale, mais cette région va de la Baltique au Pacifique et de l'Arctique au Moyen-Orient. La situation russe est conforme à sa trajectoire depuis cinq siècles : son PIB par habitant, au même niveau qu'en Hongrie, est la moitié de ce qu'il est en Europe occidentale. Mais en parité de pouvoir d'achat, c'est la cinquième puissance économique mondiale. Selon certaines études, elle sera la première économie européenne en 2050. On est loin de l'image d'une Russie tiers-mondisée...
Un des défis majeurs qu'elle doit relever est de demeurer un pôle indépendant sur la scène internationale. L'hypothèse la plus probable, c'est que d'ici l'été 2018, elle prenne de vigoureuses réformes libérales, qu'on observe une évolution politique qui ne change pas la nature du système, et une évolution dans ses relations avec les Occidentaux, qui dépendra beaucoup de la première rencontre avec Donald Trump fin mai, en marge du G7.
Une dernière hypothèse, c'est celle d'un quatrième mandat raccourci, Vladimir Poutine passant la main en 2021, après les élections législatives. C'est une rumeur qui court à Moscou ; cela éviterait un flottement pendant trois ans, alimentant une possible crise de succession.