Intervention de Igor Delanoë

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 22 février 2017 à 10h10
Auditions sur la russie : M. Arnaud duBien directeur de l'observatoire franco-russe Mme Isabelle Facon maître de recherche à la fondation pour la recherche stratégique pôle russie-eurasie et M. Igor delaNoë directeur adjoint de l'observatoire franco-russe

Igor Delanoë, directeur adjoint de l'observatoire franco-russe :

Aujourd'hui, le Moyen-Orient est confronté à une crise de sa gouvernance. Les structures étatiques se sont effondrées comme en Libye, ou sont en voie d'implosion comme en Irak, en Syrie, au Yémen. Cette crise produit un déficit de confiance entre les puissances étatiques et la population - une crise du contrat social - et la perte de contrôle de territoires comme le Sinaï en Égypte.

Les républiques arabes - Égypte, Syrie, Irak - sont affaiblies tandis que l'influence des pétromonarchies s'accroit de manière disproportionnée au regard de leur population. En parallèle, on assiste à une compétition des puissances régionales non arabes - Turquie, Israël, Iran - du fait de l'érosion de la puissance américaine et de son relatif désintérêt pour la région.

Dans cette conjoncture, la Russie fait son retour dans le Moyen-Orient - qu'elle n'avait jamais réellement quitté.

On identifie plusieurs séquences : après un retrait consécutif à 1991, on assiste à un retour patient à la fin des années 1990 et dans les années 2000 à la faveur de vecteurs économiques et d'anciennes coopérations militaro-techniques. Puis, au cours des années 2010, c'est le retour d'intérêts économiques, sécuritaires et du positionnement géopolitique de la Russie par rapport à l'ordre mondial. Après les printemps arabes en 2009 et la dégradation des relations avec l'Occident en 2014, cette décennie est marquée par l'intervention russe en Syrie. Au Moyen-Orient, la Russie s'est toujours refusé à jouer un jeu à somme nulle. Elle a développé une capacité de dialogue tous azimuts avec les acteurs étatiques et non étatiques. Elle avait en effet beaucoup à gagner et peu à perdre.

Elle a aussi tendance à nouer des rapprochements tactiques dans le cadre de relations transactionnelles : avec l'Iran par la coopération militaire en Syrie ; avec la Turquie, de manière très localisée dans le nord de la Syrie ; avec Israël, qui a manifesté son inquiétude dès le début de l'intervention russe.

Enfin, comme on l'avait déjà constaté lors des conflits en Géorgie en 2008 et en Ukraine en 2014, la Russie n'a pas hésité à recourir à la force pour prévenir ce qu'elle percevait comme une défaite géopolitique imminente, la disparition du dernier régime ouvertement favorable aux intérêts russes au Moyen-Orient.

Le retour russe sur la scène moyen-orientale reste cependant essentiellement réactif et ne s'adosse à aucune stratégie. La Russie s'appuie sur une capacité à mettre rapidement en oeuvre ses décisions, qui peut produire un effet de surprise, comme cela a été le cas en Syrie, mais sait également tirer profit des atermoiements, des hésitations, voire des erreurs des Occidentaux. Je pense aux flottements de l'administration américaine face au changement de régime en Egypte et au « lâchage » de Moubarak, fort mal perçu par les pays de la région, ou encore aux fameuses déclarations du président Obama sur la « ligne rouge » que constituerait l'utilisation d'armes chimiques en Syrie, qui n'ont pas été suivies d'effet. Moscou s'appuie également sur une capacité de dialogue multivectoriel, aujourd'hui sollicitée dans trois grands dossiers diplomatiques et sécuritaires de la région : la crise syrienne, avec le format de Genève et d'Astana, le dossier israélo-palestinien, dans lequel la Russie tente une opération de réconciliation intra-palestinienne, et l'affaire libyenne, où son initiative s'adosse, peu ou prou, à la médiation égyptienne, dans un effort, là aussi, pour réconcilier les parties libyennes en présence.

Ce retour de la Russie comporte toutefois des limites, en dépit de sa dimension spectaculaire. Le Moyen-Orient n'est pas la grande priorité de la politique étrangère russe. Les documents stratégiques qu'Isabelle Facon évoquait tout à l'heure, et notamment le « concept de politique étrangère » publié en novembre 2016, témoignent que les intérêts vitaux de la Russie restent concentrés dans son étranger proche, la Communauté des Etats indépendants ou l'Union économique eurasiatique. Viennent ensuite ses relations avec l'Occident - Union européenne, Etats-Unis, Otan -, les défis liés à l'Arctique, la zone Asie Pacifique, et après seulement, le Moyen-Orient, auquel ne sont consacrés que huit des cent huit articles que comporte ce document.

En deuxième lieu, la capacité de dialogue multivectoriel que j'évoquais va, à mon sens, être soumise à rude épreuve, à mesure que les enjeux russes vont augmenter dans la région. Comment travailler avec les Turcs tout en continuant d'entretenir un dialogue avec les Kurdes ? Comment entretenir l'entente avec l'Iran quand on cherche, dans le même temps, à raffermir le dialogue avec les monarchies du Golfe, de même qu'à développer des relations constructives avec Israël ?

En troisième lieu, l'image de la Russie au Moyen-Orient s'est considérablement dégradée, dès avant la crise syrienne et les bombardements d'Alep Est, depuis la campagne soviétique en Afghanistan dans les années quatre-vingt, puis les guerres de Tchétchénie à la fin des années quatre-vingt-dix. Et la Russie va devoir faire face à un nouveau défi pour éviter d'être perçue comme une puissance cherchant à séculariser, voire à laïciser la région, ainsi que le projet de constitution qu'elle a récemment présenté lors de la conférence d'Astana en a laissé le sentiment.

Intervient, enfin, le « facteur Trump » : il semblerait que Washington s'achemine vers une sorte de nouvelle politique de containment de l'Iran, qui rassemblerait les pays du Golfe et l'Arabie Saoudite, et à laquelle les Américains entendraient convier la Russie. Je vois mal Moscou, cependant, s'engager dans un tel jeu, au risque de se trouver en position de junior partner des Etats-Unis, une situation avec laquelle les Russes ont voulu en finir à l'occasion de la crise ukrainienne. Je vois plutôt la Russie poursuivre sa relation avec l'Iran, tout en cherchant à développer celle qu'elle entretient avec les Américains, ce qui, de son point de vue, n'est pas contradictoire.

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