Intervention de Arnaud Dubien

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 22 février 2017 à 10h10
Auditions sur la russie : M. Arnaud duBien directeur de l'observatoire franco-russe Mme Isabelle Facon maître de recherche à la fondation pour la recherche stratégique pôle russie-eurasie et M. Igor delaNoë directeur adjoint de l'observatoire franco-russe

Arnaud Dubien, directeur de l'observatoire franco-russe :

Je suis en total désaccord avec M. Malhuret sur la métaphore du Nigéria. Ce n'est pas rendre service à la compréhension de ce sujet important que d'employer de tels raccourcis. Je souscris pleinement, en revanche, aux analyses de mon maître Georges Sokoloff sur le joug tatar. Dans son ouvrage, Le retard russe, publié en 2014, il a livré une réflexion remarquable sur l'histoire lente, analysant la trajectoire économique russe depuis mille ans : alors que la Russie partait à peu près à égalité, aux Xème et XIème siècles, avec l'Europe occidentale, on constate que depuis cinq siècles, sa richesse nationale par habitant a invariablement oscillé entre 40 % et 60 % de la richesse moyenne de l'Europe de l'Ouest. Il y a là une vraie rupture économique. Même si certains verront dans cette analyse une propension au déterminisme, le fait est que le joug tatar a coupé la Russie de la Renaissance, processus civilisationnel majeur dans lequel s'est engagée l'Europe occidentale.

Vous évoquez trois occasions manquées ; j'en citerai trois autres. En 1992-1993, entre Boris Eltsine et les Occidentaux ; après le 11 septembre, quand Georges Bush refusait de tendre la main aux Russes ; sous Medvedev, enfin, qui proposait une nouvelle architecture de l'après-guerre froide. Sans me faire l'avocat du diable, je pense que les responsabilités sont, à tout le moins, partagées.

En 1992-1993, Eltsine envisageait même l'entrée de la Russie dans l'Otan. En 2001, Poutine faisait un discours remarquable devant le Bundestag, un discours alors pro-occidental. Quant aux propositions de Dimitri Medvedev, je n'y reviens pas, on sait le sort qu'elles ont connu.

Sur les relations avec la Chine, votre analyse est partagée par beaucoup aux Etats-Unis. Mais parmi ceux que la politique étrangère de la Russie laisse sceptiques, on rencontre deux exagérations : d'un côté, ceux qui considèrent qu'entre la Russie et la Chine, les relations sont éternelles, un peu comme certains le croyaient sous Mao dans les années 1950, avant la grande brouille ; de l'autre, ceux qui estiment qu'il ne s'est rien passé de remarquable, depuis 2014, entre la Russie et la Chine, condamnées à ne pas s'entendre ou à se faire la guerre. Je pense, au contraire, qu'il s'est passé bien des choses depuis 2014. Des seuils ont été franchis, qui ne sont pas forcément visibles dans le commerce extérieur, qui a chuté, mais qui sont patents dans le domaine militaire. Ainsi, depuis la fin de l'URSS, la Russie avait pour principe de ne jamais livrer ses systèmes les plus récents et les plus performants, notamment dans son domaine d'excellence qu'est la défense anti-aérienne, avec les avions de combat, aux Chinois, tandis qu'elle les livrait, en revanche, aux Indiens. À présent, la Russie livre des systèmes S-400 à la Chine. Cela ne veut pas dire que les deux pays sont alliés. Ces deux puissances nucléaires ont une longue histoire, une longue mémoire, mais, sans minimiser les ambiguïtés, j'observe que les Chinois ont compris une chose très importante : il faut préserver la susceptibilité des grandes puissances, surtout quand elles sont un peu moins puissantes qu'auparavant. Et les Chinois veillent à n'alimenter en aucune manière quelque suspicion que ce soit sur leurs arrière-pensées en Asie Centrale ou ailleurs. Ils ont conscience du poids des symboles et sont très attentifs à ce qu'ils disent.

M. del Picchia rappelle ce qu'il évoquait dans son rapport de 2015 : la question des sanctions et l'idée d'un nouvel Helsinki. J'avoue que j'étais alors très sceptique sur cette idée, qui faisait sourire, mais il est vrai qu'elle a fait son chemin et trouve une oreille plus attentive aujourd'hui. La question de la neutralisation de l'Ukraine est, j'en suis convaincu, la clé du problème et MM. Kissinger et Bjejinski, qui ont été les inspirateurs de la politique des Etats-Unis, ne disent pas autre chose aujourd'hui. Mais les Ukrainiens ne veulent pas en entendre parler, et on ne saurait imposer notre volonté à un Etat indépendant, qui a, de surcroît, connu une sérieuse déconvenue avec le mémorandum de Budapest. Cela étant, tant que cet abcès de la question de l'Otan en Ukraine n'est pas crevé, il n'y aura pas de confiance possible avec les Russes. Si l'on veut faire avancer les choses, il faut trouver une solution pour assurer la sécurité ukrainienne.

Mme Durrieu se demande pourquoi, dès lors que la politique russe serait prévisible, on a commis tant d'erreurs. Peut-être certains en ont-ils commis plus que d'autres mais je crois surtout que l'un des grands travers de l'analyse sur la Russie tient au fait que l'on y prend ses désirs pour des réalités. Encore une fois, il ne faut négliger ni la géographie, ni l'histoire, et s'attacher à diversifier ses sources...

La relation entre Poutine et Trump ? Sincèrement, on ne sait pas ce qu'il va se passer. Ce que l'on sait, c'est que les Russes ne voulaient pas d'Hilary Clinton, perçue comme un danger potentiel majeur pour leur pays, parce que dans son entourage, on trouvait des gens favorables à la livraison d'armes à l'Ukraine et considérant que les positions d'Obama étaient trop molles. En revanche, l'incertitude Trump est potentiellement positive. Et les Russes voient bien que la résistance est très forte au sein de l'establishment américain. Les positions de Trump vont à l'encontre d'un consensus bipartisan très large sur la Russie. Cette affaire russe est utilisée pour le déstabiliser. N'oublions pas, de surcroît, que Trump a un problème personnel avec l'Ukraine : souvenez-vous que son directeur de campagne a été poussé à la démission à la suite d'allégations selon lesquelles il aurait touché des fonds d'une caisse noire du régime de Ianoukovytch. Même si le Parquet ukrainien a jugé que les documents produits étaient des faux, cela a créé le soupçon. Cela aurait pu faire perdre l'élection à Trump, qui ne l'a pas oublié, et a d'ailleurs refusé de rencontrer Petro Porochenko en marge de l'assemblée générale de l'ONU, en septembre dernier.

Cela pour dire que la continuité dans la politique ukrainienne des Etats-Unis n'est pas forcément garantie. Au reste, M. Kissinger a l'oreille du président Trump, et il n'est pas exclu que la relation avec la Russie passe aussi par l'idée d'une contrepartie sur la neutralisation de l'Ukraine.

Sur les cyber-attaques, je confesse mon incompétence. Quant à l'impact potentiel de médias comme Russia Today ou Sputnik sur les élections, il faut prendre le risque au sérieux, mais en gardant présent à l'esprit qu'in fine, les élections ne se font pas à l'étranger.

Un leader est-il susceptible d'émerger dans l'opposition ? Il existe, en Russie, deux types d'opposition. L'une est interne au système, comme celle du parti communiste, qui est très codifiée et s'inscrit au reste dans un consensus de politique étrangère, notamment sur la Crimée. Elle dénonce davantage les oligarques qui entourent Poutine que Poutine lui-même. Et en toute hypothèse, le parti communiste n'est pas, depuis les fraudes électorales massives de 1996 pour Eltsine, cautionnées par les occidentaux, une menace électorale. L'autre opposition se situe hors système, et rassemble des personnalités nombreuses mais pour beaucoup peu connues, pour d'autres discréditées, et qui de surcroît ne s'entendent pas entre elles. Une personnalité, cependant, sort du lot, Alexeï Navalny, qui n'est pas un politicien classique, n'ayant participé ni au gouvernement de M. Eltsine ni à celui de M. Poutine, à la différence de Mikhail Kassianov. Il possède un charisme assez remarquable, et a fait un score intéressant aux élections municipales à Moscou, qui, comme celles d'Ekaterinbourg, ont échappé à l'étau que j'évoquais tout à l'heure, et se sont déroulées librement. À Ekaterinbourg, c'est l'opposant qui a été élu, et à Moscou, Navalny a créé la surprise en recueillant 27 % des voix.

Au sein du pouvoir russe, deux points de vue s'affrontent sur les élections 2018 à venir. Certains, peut-être majoritaires et qui sont à la manoeuvre dans le nouveau procès Navalny, estiment qu'il ne faut prendre aucun risque et verrouiller, mais d'autres, comme M. Kirienko, estiment que le quatrième mandat doit avoir une vraie légitimité, pour éviter une la chute de participation observée aux législatives, et jugent que le pouvoir devrait autoriser M. Navalny à concourir. Il me semble que la question n'a pas encore été tranchée : on y verra plus clair à l'été.

Vous vous interrogez sur les conflits gelés. Ils sont d'un degré de complexité très divers. Le conflit du Haut-Karabagh est potentiellement très dangereux. La Russie n'y est pas militairement présente et livre désormais des armes aux deux parties, dans une logique de dissuasion et d'équilibre. Je ne pense pas qu'elle ait intérêt à réanimer le conflit. Quant à la situation en Géorgie, elle est connue : les prises de gage territorial sont faites, et la Russie n'a aucun intérêt à revenir à un conflit. Comme vous l'avez rappelé, elle observe avec beaucoup d'intérêt les mouvements dans la société géorgienne, l'existence de forts courants conservateurs liés à l'Eglise orthodoxe de Géorgie, et la volonté de plus en plus large de normalisation économique avec la Russie. Son pari est que le temps va faire son oeuvre et que la société géorgienne, tôt ou tard, comprendra qu'il est de son intérêt de normaliser les relations. La situation en Moldavie, en revanche, est beaucoup plus complexe, et la Russie a beaucoup plus de marge de manoeuvre. La proximité avec l'Ukraine, la présence militaire, le fait qu'au moins la moitié de la population, au-delà même de la Transnistrie, regarde du côté de Moscou, sont autant de facteurs à prendre en compte. C'est aussi le conflit qui a fait le moins de morts, ce qui peut contribuer à en faciliter le règlement.

Tout ceci pour dire que la Russie n'a pas intérêt, à mon sens, à réanimer certains conflits, de même qu'elle reste très attentive à l'article 5 du traité de l'Atlantique Nord et sait faire la différence entre pays de l'Otan et pays hors Otan.

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