Intervention de Isabelle Facon

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 22 février 2017 à 10h10
Auditions sur la russie : M. Arnaud duBien directeur de l'observatoire franco-russe Mme Isabelle Facon maître de recherche à la fondation pour la recherche stratégique pôle russie-eurasie et M. Igor delaNoë directeur adjoint de l'observatoire franco-russe

Isabelle Facon, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique, pôle Russie-Eurasie :

Un mot sur la Chine. Il est clair que le rapprochement s'est accéléré en 2014, parce que la Russie avait des gages à donner à la Chine qui, après avoir privilégié une approche très prudente sur la question du séparatisme, a fait savoir, par la voix de certains diplomates, que la Crimée pouvait être considérée comme un cas à part, et que sur l'affaire ukrainienne, il fallait comprendre le point de vue russe, les Occidentaux y ayant leur part de responsabilité. Si bien que la Russie a été poussée à accélérer son rapprochement avec la Chine : livraison de S-400 et de Tupolev-35, infléchissement de ses positions jusqu'à présent très discrètes sur les conflits en mer de Chine, puisqu'elle met désormais en cause les Etats-Unis dans la détérioration de la situation et y organise des exercices conjoints avec la Chine.

Cette relation, cependant, si elle a connu une accélération liée au fraîchissement des relations russo-occidentales, reste une relation au long cours. Elle est le fruit de 25 ans d'apprentissage du dialogue, pour la recherche d'objectifs communs. Il est vrai qu'elle n'est pas facile, parce que les deux pays ont la mémoire longue, mais ils n'en ont pas moins construit, peu à peu, des groupes de travail communs sur certains sujets comme les migrations et le commerce illégal transfrontaliers. Certaines questions économiques sont également abordées, car la Russie ne souhaite pas se cantonner à un rôle de pourvoyeuse de matière première, et l'on constate qu'elle peut désormais soulever ce genre de questions avec la Chine.

Je vois, dans cette relation, deux ciments. L'idée commune, tout d'abord, qui s'affirme dans les deux pays, que l'Occident défend son leadership de façon agressive. Le fait, ensuite, qu'ils souhaitent entretenir de bonnes relations de voisinage pour se consacrer à d'autres priorités, comme leur développement interne ou encore les relations avec leur voisinage, espace post-soviétique pour la Russie, la zone Pacifique pour la Chine. Je pense aussi que la Russie essaie d'équilibrer un rapport de forces qui, de fait, est de plus en plus à son désavantage, en montrant qu'elle dispose d'une capacité militaire efficiente - sans parler du facteur nucléaire.

La priorité russe, nous en convenons tous, est d'asseoir son influence dans l'ex-espace soviétique. Les relations avec la Chine sont aussi un levier à l'égard des pays qui ne veulent pas rentrer dans le rang et se rapprochent trop de l'Occident, et le moyen pour la Russie de rassurer ses partenaires au sein de l'Organisation de sécurité collective, jugeant que les Républiques d'Asie centrale estiment, à tort ou à raison, que la situation en Afghanistan est potentiellement problématique, que les transitions, également, peuvent susciter toute sorte de troubles et qu'elle aura peut-être un jour besoin d'un partenaire pour assurer la sécurité.

Si je n'ai pas mentionné la question des guerres hybrides, c'est délibérément. Ce terme est pour moi un slogan que l'Otan a utilisé pour définir une stratégie qui, de fait, nous a posé problème en Crimée et dans le Donbass. La Russie y déploie, de façon dosée, des outils militaires - envoi des forces spéciales, des services de renseignement, soutien à certaines milices - mais use aussi des outils « cyber », de la pression économique... C'est cet ensemble qui définit la guerre hybride au sens de l'Otan. Or, il n'y a rien là de nouveau, ni de propre aux Russes, même s'ils disposent d'une certaine expérience en matière d'action subversive. Certains stratèges, plutôt que de guerre hybride, préfèrent parler de « stratégie intégrale », menée avec l'idée de brouiller notre analyse de la situation et donc notre prise de décision. C'est plutôt, à mon sens, ce genre de stratégie que l'on pourrait craindre au cas où les relations entre la Russie et l'Otan se dégraderaient à l'excès dans les Etats baltes. Comme le soulignait Arnaud Dubien, la Russie n'oublie pas que ces Etats font partie de l'Otan, et l'on peine à imaginer qu'elle puisse y mener une intervention directe. Il est vrai que ces Etats sont inquiets, au point que certains ont réintroduit la conscription et que leurs budgets de défense augmentent. On peut d'autant mieux comprendre ces inquiétudes que la Russie s'est montrée très active ces derniers temps dans la mer Baltique. Mais il reste que Poutine n'est guère enclin à prendre des risques avec des pays qui font partie de l'Otan, et que c'est plutôt, à mon sens, la stratégie que j'évoquais que l'on peut craindre, pour disqualifier notre capacité à agir dans l'unité.

Côté Etats-Unis, il me semble que la Russie ne misait pas tant sur Trump que sur une Hillary Clinton arrivant au pouvoir discréditée, et donc affaiblie. Trump présente à ses yeux un défaut majeur, l'imprévisibilité. Outre que le personnage lui-même est imprévisible, son administration est loin de parler d'une seule voix, tant sur la Crimée que sur l'Ukraine. Moscou observe à l'heure actuelle la réaction du système politique et institutionnel américain à cette élection, et s'en tient à la prudence.

Sur Russia Today et Sputnik, il faut être vigilants. Le lectorat de ces médias a tendance à augmenter, mais les sondages montrent aussi que la popularité de la Russie et de Vladimir Poutine dans les pays européens est loin d'être élevée. Reste, il est vrai, que la présentation qui est faite de certains faits dans ces médias, notamment concernant nos banlieues, est déformée et mensongère, ce qui demeure un vrai souci.

S'agissant de l'équipement militaire russe, ce que j'ai voulu dire, c'est que la Russie a profité de la campagne syrienne pour faire voir certains de ses matériels. Le taux de remplacement des équipements, même s'il est vrai que le pays partait de loin, puisque durant quinze ans, il n'y a pas eu de budget d'achat, a été assez important ces derniers temps. Si bien des unités sont encore équipées de vieux matériels, il existe tout de même des points forts, qui ne sont pas inutiles dans le combat contemporain : les systèmes anti-aériens, les missiles, l'aéronautique aussi, où la Russie a de beaux restes... Il est vrai, en revanche, que les Russes sont très soucieux de rattrapage technologique, car les programmes visant à répondre, par exemple, aux systèmes de défense anti-missiles américains, sont souvent sortis des cartons des années 1960-1970. Même chose pour les systèmes hypersoniques. Cela dit, les Russes ne sont guère enclins à se préoccuper à l'excès du caractère artisanal de leurs programmes, du moment que cela fonctionne - en témoigne leur programme spatial. Il reste, cependant, qu'ils ont conscience de souffrir de certaines faiblesses dans des secteurs amplificateurs d'efficacité dans le combat. C'est le cas en matière de composants électroniques, et ce n'est pas un hasard si nos sanctions frappent, précisément, les coopérations en matière de systèmes duals, sachant qu'avant la crise de 2014, la Russie recherchait activement, auprès de nous et d'autres pays européens, des partenariats industriels dont ils espéraient des transferts technologiques en vue de dépasser certains blocages dans le domaine militaire.

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