Intervention de Philippe Léglise-Costa

Mission d'information Accord UE-Turquie sur la crise des réfugiés — Réunion du 18 mai 2016 à 14h30
Audition de M. Philippe Léglise-costa secrétaire général des affaires européennes

Philippe Léglise-Costa, secrétaire général des affaires européennes :

L'Allemagne a, en effet, été très active dans ces négociations. La chancelière s'y est sentie tenue au vu de la situation de son pays, qui n'avait rien à voir avec celle de la France, mais elle a systématiquement respecté le cadre convenu au niveau européen et recherché une compréhension commune avec le Président de la République à chaque étape.

Venue à Paris le 4 mars dernier pour préparer le Conseil européen du 7 mars, elle a recherché un accord préalable avec la France, qu'elle porterait au dîner prévu avec le Premier ministre turc le 6 mars et indiqué que l'appui de la France était indispensable pour parvenir à un résultat équilibré. Cet appui lui a été confirmé par le Président de la République selon des termes convenus avec la Chancelière, y compris sur les points importants pour la France. Lors de ce long dîner, auquel assistait aussi le Premier ministre néerlandais au titre de la présidence tournante, M. Davutoglu a fait la proposition inattendue de réadmettre en Turquie les Syriens arrivés en Grèce. Dès le lendemain matin, les collègues allemands nous ont prévenus, la Chancelière souhaitant se mettre d'accord avec le Président de la République avant le début du Conseil européen.

Il est donc juste de dire que la chancelière a été très active dans l'obtention de cet accord, mais il ne serait pas exact d'affirmer qu'elle l'a fait de façon solitaire.

Pour la France, plusieurs exigences accompagnaient notre soutien à cet accord :

Premier point de point de vigilance : la vérification de la légalité du dispositif. Le doute était légitime, car la proposition turque était très générale. Cette question nous a occupés du 7 au 18 mars et au Conseil européen même: il fallait que l'accord, qui concernait la Grèce et la Turquie de manière différente, garantisse qu'il n'y aurait ni expulsion collective, ni refoulement, mais des examens individuels selon des procédures conformes au droit européen et international. Dans ce contexte, la Turquie s'est engagée à assurer la protection requise aux personnes réadmises sur son territoire. Vous savez en effet que la Turquie a ratifié la convention de Genève avec une réserve importante : il fallait donc des garanties supplémentaires.

Deuxième exigence : l'accord avec la Turquie était nécessaire car c'est de son territoire que provenaient les flux exceptionnels de réfugiés. Mais il ne devait pas amener l'Union européenne à renoncer aux conditions qu'elle a posées dans les différents cadres composant sa relation avec ce pays :

- Ainsi, s'agissant de la facilité de 3 milliards d'euros, mise en place par l'Union européenne et destinée aux Syriens présents en Turquie - qui sont près de 2,7 millions -, la Turquie a demandé que l'Europe s'engage à poursuivre son effort si la situation en Syrie ne s'améliorait pas. La France l'a accepté à condition que nous puissions nous assurer que ces fonds seraient bien destinés à l'amélioration des conditions de vie des réfugiés syriens sur le territoire turc et que les décisions de déboursements supplémentaires seraient prises au vu de la consommation de la première facilité de 3 milliards.

- S'agissant de la demande de libération des visas, il pouvait y avoir un risque d'accélération sans conditions. Issu de négociations débutées dans les années 2000, l'accord de réadmission avait pour contrepartie une feuille de route vers une exemption de visas pour les ressortissants turcs, à condition que la Turquie remplisse 72 critères précis. La France a insisté pour que le strict respect de ces critères soit intégralement vérifié. M. Davutoglu, lorsqu'il était Premier ministre, avait engagé plusieurs réformes dans ce sens, mais il reste encore des critères à vérifier, de l'aveu même de la Commission.

- S'agissant des demandes relatives aux négociations d'adhésion, la France a demandé que le processus reste dans le cadre fixé par l'Union européenne, là aussi dans les années 2000. Depuis onze ans, plusieurs chapitres de négociation ont été ouverts, mais on note un ralentissement ces dernières années, que les blocages viennent de la Turquie - chapitres liés aux marchés publics, à la concurrence, aux droits sociaux - ou de l'Union européenne et de Chypre. Ainsi, deux chapitres ont été ouverts en quatre ans. Dans l'accord, il a été convenu d'ouvrir le chapitre 33 relatif aux dispositions financières et budgétaires toujours selon les conditions générales arrêtées pour ce processus.

- Enfin, la situation des droits fondamentaux en Turquie s'est dégradée et la France, avec d'autres, a tenu à ce que l'Europe marque sa préoccupation. Il faut d'ailleurs noter que les critères liés à la feuille de route sur les visas, comme bien sûr le processus d'adhésion, comportent des exigences précises dans ce domaine.

Troisième exigence sur laquelle la France a également insisté : l'aide à la Grèce, qui s'est trouvée isolée lors de la fermeture de la frontière macédonienne et a été proche d'une tragédie humanitaire, afin d'assurer des conditions dignes pour les personnes arrivées et retenues en Grèce et des examens individuels de leur situation. L'instrument européen créé pour l'occasion - EURO ECHO - a été doté de 300 millions d'euros dès cette année et les premiers soutiens ont été apportés en Grèce. La France et l'Allemagne ont également pris des engagements équivalents afin de fournir des moyens en personnel destinés à soutenir l'administration grecque.

Enfin, quatrième exigence : nous avons demandé que les relocalisations (de Grèce) et les réinstallations (de Turquie, dans le contexte du « un pour un ») s'inscrivent, pour ce qui concerne la France, dans le cadre de l'engagement qu'elle avait pris en septembre dernier d'un accueil de 30 000 demandeurs d'asile. La France tient cet engagement. Par ailleurs, nous nous sommes assurés que les relocalisations comme les réinstallations s'effectuent dans le respect de nos exigences de sécurité, par la présence des services français compétents.

Les autres États membres se sont retrouvés dans des situations diverses. Certains ont été exposés à l'arrivée des migrants sur la route des Balkans. S'ils ont réagi différemment, chacun avait besoin d'une solution. D'autres, comme l'Espagne, le Portugal ou l'Irlande, ont accompagné le mouvement. D'autres encore, comme le Royaume-Uni, se sont tenus en retrait, apparaissant comme étant moins concernés par la situation. Les pays d'Europe centrale et orientale n'ont pas tous eu la même posture, mais le même objectif : ne pas prendre d'engagement supplémentaire, assurer la fermeture de la frontière nord de la Grèce et éviter l'apparition de voies alternatives, contribuer au corps européen de garde-frontières et garde-côtes ; bref, se protéger sans nécessairement nuire à la recherche d'un accord.

Le plan d'action arrêté le 29 novembre 2015 n'avait pas été suffisamment mis en oeuvre : tout l'hiver, les flux se sont maintenus à des niveaux bien trop élevés, jusqu'à plusieurs milliers de personnes par jour.

Depuis, les travaux ont permis de préciser les engagements : l'OTAN, grâce à une opération déjà présente en Méditerranée, contribue à la surveillance des routes en mer Egée ; la règle du « un pour un » a amené la Turquie à accepter les réadmissions, comme l'assurance que les 3 milliards seraient déboursés au profit des réfugiés syriens en Turquie ; l'objectif de calendrier pour l'exemption de visas - sur lequel le président Erdogan reviendra peut-être est passé d'octobre à juin, mais cela ne sera néanmoins possible que si le respect de tous les critères est accéléré. Nous verrons si cela est réalisé.

Est-ce efficace ? Des moyens techniques importants ont été dégagés pour aider la Grèce. La France a envoyé des experts, elle a accompagné l'aide humanitaire de l'Union par une aide spécifique. Il reste qu'en matière d'asile, le système grec souffre de difficultés matérielles et politiques. À la frontière, la France a mis un navire à disposition de l'opération de l'OTAN.

Des leçons peuvent être tirées de la situation grecque, qui montre qu'un État chargé d'une frontière extérieure peut se retrouver dans l'incapacité de faire face à ses responsabilités en cas d'afflux exceptionnel. Des moyens permanents, comme le futur corps européen de garde-frontières et garde-côtes, sont dès lors justifiés. Ce dispositif a fait l'objet d'un accord au Conseil des Ministres et nous attendons le feu vert du Parlement européen en juin. Les premiers contingents devraient être déployés à l'automne, ce qui pourra aussi faciliter la levée des contrôles aux frontières sur la route des Balkans. Nous avions inscrit ce sujet à l'agenda européen dès 2014, ce qui avait amené à un compromis sur une étude de faisabilité. Chacun reconnaît désormais que c'est une nécessité si nous voulons préserver Schengen.

Il faut aussi aider les pays qui accueillent les réfugiés. En cas de crise ou de guerre, la majorité des réfugiés préfère rester dans leur région, même si la réinstallation vers l'Europe ou d'autres pays est justifiée dans certains cas de vulnérabilité spécifique. Le soutien à la Turquie ne nous dispense bien sûr pas de soutenir le Liban et la Jordanie, au contraire. Si la situation se reproduit, certains des instruments actuels pourront être mobilisés. C'est vrai par exemple pour les Erythréens dans les pays de la Corne de l'Afrique.

Il y a aussi un besoin de moyens militaires. En mer Egée, nous avons fait appel à l'OTAN, ce qui a permis un accord avec la Turquie sur la surveillance de la frontière. Mais l'Europe doit être prête à s'équiper elle-même. En Méditerranée centrale, il y a ainsi déjà un « continuum » entre la mission civile de Frontex (« Triton ») et l'opération militaire européenne (« Sophia »).

Ceci devrait plus largement amener à une réflexion autour d'un renforcement des institutions européennes d'action extérieure, de défense et de développement.

Cet afflux exceptionnel de personnes arrivées de Grèce repose la question des règles européennes d'asile. Le règlement de Dublin prévoit que, si les premiers critères ne s'appliquent pas (existence de lien familiaux dans un autre Etat membre, délivrance d'un titre de séjour ou d'un visa par un autre Etat membre...), le pays de première entrée dans l'Union doit instruire la demande d'asile, ce qui peut créer de fortes difficultés en cas d'afflux exceptionnel. En dépit de l'adoption du « paquet asile », récemment transposé en France, les conditions de traitement des demandes restent hétérogènes et les procédures manquent d'efficacité. La Commission européenne vient de proposer de rénover l'ensemble des instruments de Dublin pour tirer les leçons de cette période dans un objectif d'efficacité et de convergence des procédures. S'agissant de situations exceptionnelles, elle propose une répartition des demandes d'asile au-delà d'un seuil, sans remettre en cause les principes de base. Elle propose aussi un renforcement de certains outils comme le fichier des empreintes digitales (Eurodac) et l'EASO, qui pourrait être transformé en agence.

À court terme, l'accord ne peut être transposé dans toutes les situations, en particulier en Libye, pays avec lequel il n'est pas, à ce jour, possible de mettre en place une coopération analogue à celle décidée avec la Turquie. Si les flux augmentent fortement, il faudra cependant trouver d'autres solutions en amont ou en aval.

L'ordre du jour du prochain Conseil européen de juin comporte un point sur la situation. Nous devrons revenir sur la mise en oeuvre des décisions prises et de l'accord, avec la Turquie, en tenant aussi compte des évolutions internes dans ce pays (le 22 mai se tiendra un congrès exceptionnel de l'AKP pour désigner son nouveau dirigeant et probablement son premier ministre).

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