Intervention de Jean-Dominique Giuliani

Mission d'information Accord UE-Turquie sur la crise des réfugiés — Réunion du 8 juin 2016 à 14h32
Audition de M. Jean-Dominique Giuliani président de la fondation robert schuman

Jean-Dominique Giuliani, président de la Fondation Robert Schuman :

Merci infiniment de me faire l'honneur de m'écouter pour former votre opinion, dans une maison qui, vous le savez, me tient beaucoup à coeur, à laquelle je suis très attaché, dans laquelle j'ai servi très longtemps et dont je connais la qualité des travaux et de la réflexion. Je ne doute donc pas que votre rapport servira à former une opinion sur un accord qui a été conclu dans des conditions peu transparentes, et qui suscite beaucoup de réactions.

Vous avez dit que j'étais un Européen convaincu. J'essaie aussi, à la tête de la Fondation Robert Schuman, d'être un Européen lucide, et je vais tenter, malgré mon enthousiasme, d'être le plus objectif possible. Vous saurez de toute façon corriger les choses mieux que moi.

L'idée même de conclure un accord avec ses voisins immédiats - et surtout un grand voisin comme la Turquie, particulièrement concerné par la crise migratoire et les conséquences de la guerre civile en Syrie - afin d'essayer de maîtriser ce flux d'immigration est une idée juste qui, vraisemblablement, devrait être « dupliquée » avec d'autres grands pays parmi ceux qui nous entourent. Je sais que les travaux du Sénat évoquent aussi les relations avec la Russie.

Ce principe de diplomatie est un principe conforme aux valeurs de l'Union européenne, qui consiste à discuter avec ses adversaires, ses rivaux, voire ses ennemis - si tant est qu'elle en ait - pour essayer de régler en commun une question aussi complexe en matière d'immigration. Ceci est d'autant plus vrai que la protection de nos frontières ne saurait s'opérer derrière des barbelés et des murs qui seront toujours franchis et débordés.

Pour répondre précisément à votre question et ouvrir la discussion, je voudrais faire trois séries de réflexions que j'ai préparées pour vous sur le sujet de l'accord entre l'Union européenne et la Turquie, sur lequel la Fondation Robert Schuman a beaucoup travaillé et fait travailler.

La première série de réflexions concerne le contenu de l'accord. Je dirais que c'est un accord qui a été conclu par défaut, que c'est un accord à la légalité douteuse ou, en tout cas, « questionnée », et que c'est un accord à l'efficacité incertaine.

Il s'agit tout d'abord d'un accord par défaut, parce qu'il faut bien reconnaître, quel que soit l'enthousiasme européen, que c'est faute d'un consensus européen sur la manière de faire face à la crise migratoire, faute d'une politique européenne d'immigration ou des réfugiés coordonnée qu'il a été conclu. L'Allemagne seule, pour des raisons qui lui appartiennent, et notamment la composition de sa population et la forte immigration dont elle fait l'objet depuis déjà plusieurs années, est apparue comme l'artisan de cet accord.

La semaine dernière, nous recevions à Paris le président de la Commission européenne, M. Jean-Claude Juncker, à qui j'ai posé la question. Il m'a dit être sous la pression de l'Allemagne pour donner des réponses qui, au demeurant, concernent tous les pays de l'Union.

Cet accord pose aussi la question de la relation franco-allemande, puisqu'on a vu la Chancelière faire non seulement le voyage elle-même jusqu'à Ankara, mais aussi peser sur les institutions européennes pour la conclusion dudit accord.

On peut dire aussi, plus positivement que, face à la crise des réfugiés, l'Allemagne - à tort ou à raison - est la seule à s'être vraiment engagée pour essayer de trouver des solutions, certes conformes à ses intérêts, à ce qu'elle est et à ses valeurs, mais que l'Union européenne s'est trouvée déchirée, avec une division Nord-Sud qui existait auparavant face à l'immigration et, désormais, une division Est-Ouest sur laquelle il n'est pas nécessaire de revenir.

Cet accord par défaut, je le regrette, à titre personnel, énormément, car je constate une fois de plus, alors que notre environnement est très instable et qu'il s'agit de défendre nos intérêts dans le monde, que l'Union européenne a agi sous la pression, et comme à chaque fois dans pareil cas, qu'elle l'a fait plutôt mal et dans la division.

En second lieu, il s'agit d'un accord à la légalité douteuse, qui a notamment été mis en cause par le Défenseur des droits. Il existe en effet un problème avec la Turquie, qui n'est pas un pays sûr au sens juridique et qui a toujours, dans son droit positif, des réserves sur la convention de Genève de 1951 restreignant le droit d'asile aux citoyens européens.

À ce jour, d'après mes informations, seules 38 593 personnes ont bénéficié de l'asile en Turquie, ce qui démontre, compte tenu des 2,7 millions de réfugiés syriens présents sur son territoire - si tant est que ce chiffre soit exact - que l'acquisition du statut de réfugié, la protection de la convention de Genève ou des autres textes des Nations unies pose un problème en Turquie, problème qui, lorsqu'on interroge les autorités turques, se résout selon elles plus facilement qu'il n'en a l'air. Quoi qu'il en soit, ce n'est juridiquement pas conforme à la manière dont nous agissons généralement en Europe.

Par ailleurs, il existe un problème, pour les réfugiés présents en Turquie, en matière d'accès au marché du travail.

Cela a fait dire au Défenseur des droits que le fait de traiter avec un pays qui n'est pas sûr présente un problème juridique. La Commission européenne, que nous avons interrogée, affirme dans tous ses communiqués qu'elle a pris toutes précautions pour s'assurer que l'instruction des demandes d'asile serait accélérée, que l'accès au marché du travail des réfugiés en Turquie serait amélioré, et qu'elle a obtenu des engagements du Premier ministre - qui n'est désormais plus en fonction.

Troisièmement, c'est un accord à l'efficacité incertaine, car on s'interroge pour savoir si tous les irréguliers ou tous les illégaux entrés en Turquie et ceux qui sont aujourd'hui sur le sol grec auront accès aux dispositions de l'accord. Tous les irréguliers présents en Grèce auront-ils droit à un accord de type « un pour un » ? Seront-ils renvoyés en Turquie, même s'ils ne le veulent pas ? Toutes les demandes d'asile seront-elles traitées, soit en Grèce, soit en Turquie ? Les réponses ne sont pas claires.

Enfin, s'il faut aider les Turcs à faire face à cette situation, on peut cependant s'interroger sur la volonté réelle des autorités turques qui, dans l'accord qui a été conclu, s'engagent à honorer les accords de réadmission conclus avec la Grèce et l'Union européenne, ceux-ci n'étant toujours pas entrés en application.

Enfin, si l'immigration illégale en provenance de Turquie vers la Grèce a beaucoup diminué - on parle de 2 700 arrivées par mois au lieu de 2 700 par jour - on peut se demander si on n'a pas transféré le problème vers la Méditerranée occidentale, notamment avec la recrudescence de migrants arrivés de Libye.

Ma seconde série de réflexions porte sur les conditions dans lesquelles cet accord a été négocié. Pour moi, il s'agit d'un accord négocié sous la contrainte. C'est un accord qui mêle des sujets qui ne sont pas directement liés au problème migratoire, et qui traduit un rapport de force qui s'est inversé entre l'Union européenne et la Turquie.

Le fait que cet accord ait été négocié sous la contrainte est évident. La Turquie, c'est vrai, est débordée par l'afflux de réfugiés provenant de Syrie, mais il arrive aussi en Grèce des ressortissants des pays d'Afrique noire ou du Maghreb, voire du Pakistan, d'Érythrée ou d'Afghanistan. Il y a une forte présomption dans notre esprit - sans qu'on en ait évidemment la preuve - que si la Turquie est débordée, elle est aussi extrêmement cynique dans le traitement de ce problème. Quand on sait la proximité géographique de la Grèce et de la Turquie et la manière dont l'État turc fonctionne, on s'aperçoit que la baisse spectaculaire du nombre d'arrivées tient aussi au fait que les services de l'État turc ont commencé à réaliser un travail qu'ils ne menaient pas jusqu'alors.

La question se pose donc de savoir si c'était volontaire et s'il s'agissait d'une sorte de pression exercée sur l'Union européenne, l'État turc ayant les moyens de contrôler les départs. On a à ce sujet un exemple très précis, que je tiens de la direction des migrations de la Commission européenne, celui des « cargos fantômes ». L'année dernière, les services de la Commission et Frontex ont identifié leur port de départ. On pouvait y acheter un cargo pour 300 000 euros. À force de faire pression sur les autorités turques, tous les « cargos fantômes » ont disparu du jour au lendemain.

Les services de la Commission européenne pourront en attester. C'est le fruit de leur travail.

En deuxième lieu, cet accord mêle des sujets qui ne sont pas liés. C'est ce qui figure dans l'accord, que la Turquie a exigé : relance du processus d'adhésion, ouverture du chapitre 33 sur l'Union européenne économique et monétaire, qui laisse entrevoir que, pour les Turcs, la stratégie de rapprochement avec l'Union européenne est toujours officiellement en vigueur, question des visas. Je comprends très bien l'intérêt politique d'un accord sur la libéralisation des visas mais, s'agissant d'un pays qui n'est pas sûr, c'est selon moi extrêmement dangereux. Cet accord sous la contrainte montre en tout cas qu'on a cédé à d'autres revendications traditionnelles de la diplomatie turque.

Ceci me conduit à ma troisième réflexion : en fait, le rapport de force entre la Turquie et l'Union européenne s'est largement inversé au profit de la Turquie. Pour reprendre la critique de plusieurs commentateurs, nous nous sommes placés dans un état de dépendance qui pose des questions plus générales sur la Turquie elle-même.

C'est l'objet de mes trois réflexions suivantes, qui porteront sur la question turque, l'instrumentalisation de l'Union européenne par la Turquie à des fins de politique intérieure, et les relations entre la Turquie et l'Union européenne.

La question turque, nous l'avons tous à l'esprit. Le projet du président Erdoðan est manifestement de prendre la place de Mustafa Kemal Atatürk, mais pas exactement avec les mêmes principes. Il souhaite en tout cas retrouver une puissance conforme à ce qu'est la Turquie, mais pas sur les mêmes bases qui étaient, à l'époque d'Atatürk, une rupture avec le passé islamique du pays. Au contraire, il s'agit d'assumer le passé islamique, de le revendiquer même, et d'en faire un moyen de politique régionale. On aurait pu estimer logique que les pays entourant la Turquie acceptent cette formule, mais les conséquences ne sont pas au rendez-vous.

La diplomatie officielle de M. Davutoðlu, quand il était ministre des affaires étrangères, consistait à n'avoir aucun problème avec les voisins de la Turquie. Aujourd'hui, la Turquie a des problèmes avec pratiquement chacun d'entre eux.

On sait les difficultés qui existent au sein de l'Union européenne, dont les opinions publiques s'écartent de la perspective d'une adhésion de la Turquie. C'est une position qui a progressé et qui est désormais majoritaire au Royaume-Uni, en Allemagne et en France. Il existe toutefois des exceptions, comme l'Italie ou l'Espagne, qui n'ont pas les mêmes problèmes.

J'ajoute que se pose, outre la question d'Erdoðan, celles des Frères musulmans et des confréries, sur lesquelles nous avons selon moi insuffisamment travaillé pour comprendre ce qui se passe en Turquie.

La question turque elle-même pose des problèmes à nos alliés américains au sein de l'OTAN, mais aussi à la France et ailleurs dans la région. On voit bien que la Turquie a eu une responsabilité dans la guerre civile syrienne, qu'on le veuille ou non. Elle a changé de position pour nous rejoindre dans le combat contre le terrorisme, mais cela n'a pas toujours été le cas.

J'ajoute, pour répondre à votre question sur les valeurs, que le Parlement européen est de plus en plus remonté contre la Turquie pour des questions de respect de la liberté la presse et de droit d'expression. Pour l'instant, les politiques européennes, y compris sur le plan financier - puisqu'il existe des transferts financiers du budget européen vers la Turquie au titre de la pré-adhésion - ont été maintenues mais, sur le plan diplomatique, l'affaire est devenue de plus en plus compliquée à comprendre.

En réalité, pour nous, observateurs certes un peu partisans, l'Union européenne est instrumentalisée à des fins de politique intérieure. Autant on a pu longtemps faire confiance aux autorités turques pour mener de front la modernisation de la Turquie en profitant de la perspective européenne - c'était d'ailleurs ainsi que le voyaient les dirigeants européens - autant on peut aujourd'hui se poser la question.

L'accord sur lequel vous travaillez est particulièrement efficace sur le plan de la politique intérieure, puisqu'il satisfait à la fois les pro-européens et les antieuropéens. On peut dire aux premiers qu'on est toujours dans la perspective européenne, et aux seconds que l'on a fait plier l'Europe : nous sommes redevenus une grande puissance.

Enfin, on peut s'interroger sur la politique européenne en matière de visas et d'ouverture. Je trouverais personnellement plus intelligent d'ouvrir davantage notre politique de visas à l'égard de la Russie plutôt qu'à l'égard de la Turquie, avec laquelle nous partageons déjà une union douanière, et où les choses sont relativement avancées. La question est donc posée.

Cette inversion du rapport de force et cette situation de dépendance me conduisent à un raccourci : incapable de protéger ses frontières extérieures ou d'avoir une politique d'immigration commune à l'égard des réfugiés, l'Union européenne n'a finalement pu se mettre d'accord pour assurer la sécurité de ses frontières qu'en la confiant à la Turquie. C'est pourquoi je pense que les choses sont incertaines, car soumises à des aléas que nous ne maîtrisons pas.

Quand on interroge nos amis allemands de la Commission européenne, ils nous répondent qu'ils ont déjà des résultats. Il y a moins d'immigration, c'est vrai, mais j'ai peur qu'il s'agisse d'un résultat à court terme, soumis à des aléas et à du chantage.

Il ne suffit pas de critiquer : il faut aussi essayer de se demander quelles auraient été les meilleures solutions. C'est la question que vous me posez. Je pense que les grands pays de l'Union européenne - mais les autres aussi - auraient dû venir à l'aide de la Grèce, au nom du principe de solidarité, pour traiter l'afflux des réfugiés. Cela n'a pas été fait. J'ai interrogé le ministre de l'intérieur qui, je crois, partage ce point de vue. Il a fait le maximum, a envoyé des équipes techniques, mais tout cela n'est pas à la mesure de l'enjeu, et certainement pas coordonné. On aurait pu, par exemple, se coordonner avec des Allemands, les Autrichiens, voire les Britanniques, pour essayer d'aider la Grèce, qui en a besoin sur le plan financier. C'est un premier point.

Je suis tout à fait à l'aise avec l'idée d'aider la Turquie à faire face au poids de la prise en charge des réfugiés, y compris sur le plan financier. Cela ne me choque pas du tout, puisque l'Union européenne est déjà un des premiers donateurs du HCR au Liban, en Jordanie, et qu'il faudra vraisemblablement faire davantage encore. Il faut aussi mettre la Turquie devant ses responsabilités et essayer de tirer une contrepartie réelle qui ne soit pas sans rapport avec la question des réfugiés.

Enfin, je pense qu'on a fait preuve - à cause de nos divisions, mais aussi peut-être du fait que l'Allemagne s'est mise en première ligne dans cette affaire - d'une faiblesse à l'égard de la Turquie, qui pratique d'abord le rapport de force dans les relations internationales.

Selon une étude menée par Pew Research Center les Britanniques, les Israéliens, les Américains, les Russes et les Turcs considèrent que la diplomatie doit avant tout s'appuyer sur la force plutôt que sur le dialogue. Ce sont là des tendances profondes de l'opinion qui démontrent bien, selon moi, que les valeurs entre la Turquie et l'Union européenne sont loin d'être partagées.

D'après moi, la Turquie n'est pas un pays sûr, mais ce n'est pas non plus un allié sûr pour l'Union européenne. Je pense que nous avons devant nous une question turque, d'autant qu'on s'est placé dans cette situation de dépendance.

Personnellement, je crois que nous avons commis une grave erreur collective à l'époque où nous avons ouvert des négociations avec la Turquie de manière un peu trop rapide, en fonction du principe selon lequel l'Union européenne, forte de ses valeurs et de sa richesse, pouvait exporter son modèle. En réalité, l'Union européenne ne doit pas se concevoir comme un modèle, mais comme un exemple.

La différence est pour moi importante : on pouvait exporter notre modèle tant que nous étions riches, prospères et que nous n'avions pas en face de nous une puissance comme la Russie ou un dirigeant comme le président Erdoðan. Les relations internationales n'ont rien d'idyllique !

Je pense que nous aurions intérêt, même si cela passe par une crise, à revoir nos relations avec la Turquie pour en faire un grand partenaire privilégié, avec des accords signés, y compris sur les plans militaire et diplomatique, en essayant de partager quelques visions communes, plutôt que d'essayer de poursuivre dans cette voie qui risque de nous apporter beaucoup de déconvenues.

Voici, monsieur le président, l'état de nos modestes réflexions mais qui, je pense, répondent à vos questions.

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