Intervention de Jean-Dominique Giuliani

Mission d'information Accord UE-Turquie sur la crise des réfugiés — Réunion du 8 juin 2016 à 14h32
Audition de M. Jean-Dominique Giuliani président de la fondation robert schuman

Jean-Dominique Giuliani, président de la Fondation Robert Schuman :

Vous avez raison, monsieur le rapporteur, on ne peut parler de crise migratoire. Je crois qu'il s'agit plutôt d'une pression migratoire durable. Les chiffres les plus fantasques sont annoncés. Le ministre de la défense a affirmé que 800 000 personnes étaient prêtes à quitter la Libye pour venir chez nous. Certaines personnalités publiques parlent de 10 millions de personnes. Je n'ai pas réussi à trouver de chiffres fiables, mais vous êtes tout à fait dans le vrai - et je mets cela en relation avec la question de Mme Jourda : on n'a pas fermé la route de l'Afrique, on l'a détournée.

M. Leggeri, directeur de Frontex, a vu à Lesbos des ressortissants Ivoiriens, Sénégalais, Maliens, arriver sur les côtes turques. Peut-être cet accord va-t-il limiter les choses, mais on retrouve en tout cas sur les îles grecques des ressortissants d'Afrique noire parlant le français, qui ont des problèmes avec les garde-côtes grecs qui, eux, ne parlent pas français, ou allemands, qui parlent anglais.

Je pense comme vous qu'il ne s'agit pas d'une crise, mais d'une pression de longue durée. Quand on essaye d'étudier pourquoi, on s'aperçoit que la politique de développement de l'Union européenne et de ses États membres, qui est aujourd'hui la plus généreuse - Sénégal, université du Burkina Faso, où la France met beaucoup d'argent - ne suffit pas à fixer les populations. Souvent, les élites des États africains sont les premières à s'expatrier après avoir été formées.

Cela me paraît extrêmement inquiétant, car nous pensions que l'immigration touchait des personnes en difficulté, chassées pour des raisons ethniques ou parce qu'elles étaient les plus pauvres. C'est parfois le cas, mais pas uniquement. L'Europe attire. C'est peut-être le meilleur hommage qu'on puisse lui rendre : elle est devenue le premier continent d'immigration du monde.

De mémoire, selon Eurostat, le nombre d'entrées sur le territoire européen représente chaque année 32 ou 36 millions de personnes. Selon l'ONU, plus de 72 millions de personnes résident plus de quinze jours sur le territoire de l'Union européenne chaque année - étudiants, hommes d'affaire, touristes, etc.

Entre 900 millions et un milliard de personnes passent par l'espace Schengen chaque année. Nous avions découvert ce chiffre quand j'étais à la Commission européenne auprès de Jacques Barrot, alors vice-président de la commission chargée de cet aspect des choses. C'est beaucoup, et l'Union européenne n'est pas prête à les gérer, les États membres n'ayant pas voulu d'une politique migratoire commune, estimant que ceci relève de leur souveraineté. Surtout, il n'existe pas d'accord sur une politique migratoire quelle qu'elle soit.

Les besoins différents des États membres, qui dépendent largement de la démographie, mais aussi du marché de l'emploi ou de la situation économique, voire peut-être de problème d'intégration, constituent aujourd'hui des facteurs de division en Europe, alors qu'ils pourraient être des facteurs de complémentarité. On sait que l'Allemagne a besoin, d'après son patronat, d'un million de travailleurs importés d'ici 2020. C'est un besoin identifié qui peut justifier une politique d'immigration plus ouverte. Ce n'est pas le cas de la France, qui a une démocratie beaucoup plus active, et qui connaît une autre immigration venue d'Afrique noire traditionnelle et du Maghreb.

Il n'y a donc aucun consensus sur le contenu d'une politique migratoire. Les institutions européennes y incitent, mais cela ne prend pas du tout, du fait du refus de toutes les capitales et de tous les gouvernements qui, au-delà des déclarations, conduisent une politique conforme à leurs intérêts du moment - même le gouvernement allemand.

Vous avez raison de dire que l'idée de faire traiter la question migratoire par les autres découle de cette incapacité. Selon moi, elle n'a aucune chance de succès. Seule une politique offensive et imaginative peut le permettre.

Quelques exemples nous autorisent à ne pas désespérer. L'Espagne, il y a quelques années, était soumise à une pression migratoire très importante venue de Mauritanie, du Sénégal et du Maroc. Elle a engagé une politique double en s'ouvrant à une immigration légale nouvelle - avec des quotas, dont des quotas par profession, en exigeant un certain nombre de diplômes pour s'installer en Espagne en contrepartie d'une carte de séjour - et en recourant à une politique financière extrêmement généreuse à l'égard de ces États, assortie de l'obligation de reprendre les illégaux. Il faudrait interroger des autorités espagnoles plus qualifiées que moi, mais la chose est pour moi possible.

Les cas du Moyen-Orient et du Maghreb sont devant nous et apparaissent très préoccupants pour la France : imaginez une déstabilisation de l'Algérie ! On a vu ce que cela pouvait donner avec le « printemps arabe » en Tunisie. Il faudrait y réfléchir. Ceci va nous coûter extrêmement cher politiquement. Il va falloir accepter une immigration légale - et je ne vois pas, sur l'échiquier politique, de personnalités politiques capables de l'assumer devant l'opinion des différents pays. Sur le plan financier, nous allons par ailleurs devoir être bien plus généreux que nous ne le sommes.

Il ne s'agit pas de créer des camps de travail ou de réfugiés en Libye, au Mali, au Niger ou au Sénégal : il faut aussi donner un avenir aux personnes qu'on dissuade de choisir l'immigration. Tous les exemples mondiaux que nous avons en tête - Australie, États-Unis - ne sont pas positifs. L'Australie pratique en effet une politique de retour des réfugiés clandestins ou des immigrés irréguliers dans des conditions assez brutales que je n'imagine pas en Europe. Aux États-Unis, le thème du mur a repris du « poil de la bête » dans la campagne présidentielle.

Pour éviter les autres routes, comme l'Égypte, je pense qu'un partenariat avec ce pays, tel que le Gouvernement et le Président de la République l'ont engagé, est extrêmement intelligent, mais il faut aller beaucoup plus loin, quelle que soit la situation en termes de valeurs, de droits de l'homme, etc.

Je pense qu'une stabilisation de la situation en Libye serait extrêmement utile. Aujourd'hui, nous attendons, pour passer à la phase 3 de l'opération Sofia, une demande des autorités libyennes que nous n'arrivons pas à obtenir, pas plus qu'un mandat de l'ONU, du fait du blocage de nos partenaires russes, notamment. Ils sont « échaudés » par la guerre en Libye.

C'est dans cet ordre d'idées qu'il faut essayer de travailler, en mettant beaucoup plus d'argent à la disposition de ces pays. Nous avons les structures, les ONG, le savoir-faire pour être présents dans ces pays si nous le voulons.

Oui, monsieur le rapporteur, le droit d'asile, tel qu'il est dans les textes, qui est issu des années 1920, est remis en cause en Europe ! Le juriste que je suis considère que nous ne respectons pas les principes du droit d'asile qui, en France, figurent dans le préambule de la Constitution de 1946, et fait donc partie du bloc de constitutionnalité, sous réserve de vérifications.

Les voies légales d'accès à l'immigration sont doubles - ouvrir des possibilités d'immigration, les restreindre. Toutes les formules sont envisageables, comme les quotas, la restriction par profession ou provenance géographique, même s'il est choquant de parler ainsi. Il s'agit d'ouvrir des voies légales d'immigration en contrepartie d'une coopération des États qui nous envoient les immigrés.

Cela pose des problèmes avec l'Afghanistan, l'Érythrée, le Soudan. J'avoue que je n'ai pas de solution immédiate.

Quant au populisme, je ne dirais pas qu'il est la cause de l'euroscepticisme, ou que l'immigration est la cause du populisme. J'ai beaucoup travaillé sur le sujet. Les populismes, en Europe, sont nés dans le courant des années 2000, avec l'apparition du parti de Pim Fortuyn aux Pays-Bas en 2002, lors du référendum français sur le traité établissant une Constitution sur l'Europe en 2005, ou après l'alliance des socio-démocrates autrichiens avec l'Alliance pour l'avenir de l'Autriche (BZÖ) en 2006.

C'est un problème général de démocratie représentative, qui trouve ses origines dans la manière de faire de la politique, la communication instantanée - Twitter, Facebook, etc. - face à la complexité des problèmes et à une mondialisation qui bouleverse toutes les idées reçues, ainsi que la façon de travailler.

En revanche, la question de l'immigration et des réfugiés est un accélérateur des populismes, vous avez raison. On le voit bien dans la campagne référendaire au Royaume-Uni, où les Britanniques, d'après les sondages, s'apprêtaient après un débat assez violent et vigoureux, comme ils les adorent, à être raisonnables et à ne pas voter contre leurs intérêts. Cependant, la question migratoire, on vient de le voir ces tout derniers jours avec les chiffres qui sont parus, a obscurci les raisonnements rationnels et risque de faire basculer l'opinion. Personnellement, je ne le pense pas, mais s'il existe un risque, il est bien là !

Les opinions rejettent donc l'immigration et, dans notre pays comme dans d'autres, on peut l'attribuer bien sûr à une immigration quantitative importante, mais aussi à des défauts d'intégration.

J'ai grandi à Marseille, au milieu des Arméniens, des jeunes Algériens, dont les mères n'avaient qu'un rêve : faire de leur fils des petits Français à part entière. Quand je retourne à Marseille, je ne reconnais plus ma ville. Bien sûr, l'immigration a augmenté mais, surtout, j'ai l'impression que l'on s'est trompé dans la manière d'appréhender l'immigration et l'intégration. C'est quelque chose qui nécessite plus d'autorité. Nous devons être plus fiers de ce que nous sommes et aider les populations à s'intégrer à ce que nous sommes. C'est en tout cas comme cela que le voyaient les familles algériennes. J'ai beaucoup travaillé dans les associations d'immigrés, avec mon père, qui était très engagé dans ce domaine. Ils rêvaient qu'on les aide à avoir des bourses, à faire des études, à devenir de bons petits Français, tout en gardant d'ailleurs leur religion.

Sur ce point, les parents ne mettaient jamais l'islam en avant. C'est peut-être ce qui explique que les enfants s'identifient de temps en temps à une certaine expression de leur religion, en rébellion contre leurs parents. C'est plutôt ce problème d'intégration, qu'on rencontre dans tous les pays d'Europe, qui contribue à accélérer un rejet de l'opinion et à accroître les réflexes populistes.

À l'Est de l'Europe, c'est différent. On le voit en Pologne, en Slovaquie, en République tchèque, en Hongrie. C'est un problème qui est compliqué par la question de la souveraineté, qui a été niée pendant très longtemps. Ils n'ont retrouvé que la moitié de celle-ci en entrant dans l'Union européenne. On ne peut les obliger à avoir une population immigrée, alors qu'ils n'y étaient pas intellectuellement préparés. On voit aussi ce que donnent les effets du totalitarisme sur les opinions publiques.

L'accord avec la Turquie est-il un exemple ? J'espère que non : vous avez compris que j'étais assez réticent et, en tout cas, assez sceptique. J'ai malheureusement peur que l'on agisse toujours un peu de la même manière et qu'on essaye de le reproduire si d'autres poussés migratoires venaient à se produire.

Je pense plutôt à l'exemple espagnol, avec une double politique : on ne ferme pas tout à fait la porte, et on s'engage en même temps sur le terrain ou dans la région de manière plus efficace.

La question des garde-côtes européens suscite chez moi beaucoup de scepticisme. Peut-être cela vient-il du fait que je suis officier de marine de réserve. Je sais que celui qui garde la côte est armé. En France, un garde-côte peut ouvrir le feu sur un trafiquant de drogue. Je n'imagine pas Frontex faire la même chose. Je qualifierais donc plus les garde-côtes européens de société européenne de sauvetage en mer, en l'état actuel du projet, que de véritables garde-côtes, capables d'exercer une activité souveraine à nos frontières - même si c'est une activité commune.

Je crois qu'on aurait mieux fait d'envoyer la marine française aider la marine grecque, les douaniers français, la PAF, les Allemands. Après tout, on peut leur prêter deux mille ordinateurs pour enregistrer les réfugiés. On ne l'a pas fait et on a eu bien tort !

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion