Je suis assez réticente à intervenir sur l'accord entre l'Union européenne et la Turquie, car ce sujet n'est pas ma spécialité. Je comprends bien néanmoins qu'une analyse du contexte actuel soit nécessaire. Il faut en effet aujourd'hui prendre en compte la nouvelle psychologie des dirigeants turcs.
J'évoquerai trois points : le coup d'État, ses conséquences sur la politique intérieure turque, ses conséquences pour l'extérieur.
Le coup d'État manqué donne lieu à des interprétations complotistes. Mais il a bien eu lieu, fomenté par une faction minoritaire et mal préparée de l'armée, et son échec ne tient peut-être pas à grand-chose. On ne saura pas avant longtemps ce qui s'est réellement passé. Le discours officiel impute le coup d'État aux gülénistes qui représentent un danger grave pour la Turquie. Pour ma part, je pensais que la lutte contre les gülénistes avait été menée à son terme en Turquie, puisqu'elle a commencé fin 2013.
En fait, ce coup d'Etat démontre que la Turquie est un État instable. Auparavant, il existait deux menaces pour le pays : Daech - malgré le flou qui caractérise les activités de Daech en Turquie - et la question kurde, réactivée depuis un an, avec la reprise des attaques du PKK contre les forces de sécurité. On se pose désormais des questions sur la stratégie d'action du PKK, qui commence à s'en prendre à des hommes politiques turcs (AKP, CHP), au-delà des forces de sécurité. Un cap est en train d'être franchi dans les rapports entre les communautés turque et kurde et, à mon sens, le risque de guerre civile devient réel. Gülen fait désormais figure de troisième menace, le président turc mettant ces trois dangers, pourtant de nature fort différente, sur un même plan. La conséquence en est que la situation des libertés publiques s'aggrave rapidement. La propagande officielle célèbre les victimes du coup d'Etat et met en scène leur martyre. Quiconque aujourd'hui a un lien, même très ténu, avec les gülénistes, peut avoir des problèmes. De façon plus large, tous les fonctionnaires de l'Etat sont désormais sous surveillance, et c'est également valable pour les universitaires, qui ont été interdits de sortie du territoire cet été. Des pressions fortes s'exercent à l'égard des voix dissidentes. Les gülénistes demandent eux aussi discrètement de l'aide. Je suis pessimiste sur l'évolution de la situation intérieure, entre la dégradation sécuritaire et le verrouillage complet de l'opinion : c'est l'état de droit qui est en cause.
Sur le plan diplomatique, la réconciliation avec Israël et la Russie avait déjà été scellée avant le coup d'État, dans l'optique de réparer les erreurs imputées à la politique extérieure menée par Ahmet Davutoglu. Depuis le coup d'Etat, les relations avec les pays occidentaux -et en particulier, les Etats-Unis- se caractérisent par un extrême malaise, la Turquie leur reprochant d'avoir manifesté trop tard leur solidarité avec le régime. Du point de vue européen, la démarche de Martin Schultz a permis un certain apaisement. Il faut souligner, à cet égard, que l'Allemagne compte un nombre important de migrants d'origine turque et que la situation en Turquie a des implications précises pour elle en termes de politique intérieure. Il faudra être attentif aux demandes d'extradition par les autorités turques de personnes qui seraient considérées comme liées à la tentative de coup d'État. Cette problématique concernera par exemple directement la Grèce, puisque des mutins y ont trouvé refuge. Or, il n'y a pas eu de concertation au sein de l'Union européenne sur ces questions. On peut s'attendre à de nouvelles crises diplomatiques à ce sujet dans les mois à venir.
Ce qui me frappe à propos de la mise en oeuvre de l'accord, c'est que la Turquie ne cesse de changer de discours. Par ailleurs, la question de la loi anti-terroriste reste plus que jamais un point de blocage, dans un contexte de resserrement sécuritaire en Turquie.
Concernant l'intervention turque en Syrie, on peut se demander si elle a vraiment été concertée avec les autres acteurs de cette crise. C'est un sujet d'inquiétude. Vladimir Poutine manifeste, à cet égard, une certaine impatience à l'égard de la présence turque en Syrie.
J'ai récemment entendu une universitaire turque plaider pour une solidarité militaire française à l'égard de l'intervention turque en Syrie, pour compenser le fait que la France n'avait pas soutenu suffisamment le gouvernement dans la période post-coup d'État. Une certaine grogne s'exprime aussi vis-à-vis des réformes demandées par l'Union européenne dans le cadre du processus d'adhésion.
Une période de crispation était inévitable après les événements du 15 juillet. Le président Erdogan se montre depuis 2015 prêt à tout pour conserver un pouvoir absolu en Turquie. Dans un sens, la campagne anti-Gülen offre un dérivatif à une violence qui aurait pu se déchaîner d'une autre manière en Turquie. Nous sommes actuellement dans une période de « réglage » de la répression. Cela étant dit, il va être difficile de continuer à traiter avec la Turquie comme avant.