Je vais vous exposer les différents aspects de la question très brièvement et peut-être, je vous prie de m'en excuser, un peu schématiquement. La situation induite par le coup d'État de juillet dernier a entraîné des réactions en chaîne dont nous ne maîtrisons pas encore l'ampleur. À mon sens, les conséquences politiques de ce coup d'État, heureusement avorté, s'apprécieront sur plusieurs années.
Avant toute chose, il faut souligner qu'il y a eu une véritable tentative de coup d'État. On peut considérer qu'il était mal préparé, que ceux qui en étaient à l'origine étaient des amateurs et qu'il a été réalisé par une coalition hétéroclite, mais il n'en reste pas moins qu'il s'agit d'une véritable tentative de coup d'État, dont l'expression la plus symbolique - je suppose que l'on y est forcément sensible dans une institution comme la vôtre - a été le bombardement du Parlement.
Cette tentative de coup d'État a démontré une nouvelle fois l'extraordinaire réactivité du président Recep Tayyip Erdogan, pour le meilleur et pour le pire, car, après une période très courte de flottement - on peut le comprendre, des avions militaires survolaient la capitale et Istanbul -, les mesures nécessaires ont été prises très rapidement. Cela s'est traduit par la sauvegarde de l'appareil d'État et par ce que l'on pourrait appeler un contre-coup d'État civil.
Je ne ferai pas un parallèle entre le coup d'État et ce contre-coup d'État civil ; toutefois, dans les mesures répressives qu'il a prises, le pouvoir en place a ratissé large. Les réseaux gülenistes étaient certes implantés dans l'appareil d'État, y compris au sein de l'institution militaire, mais parmi les personnes radiées de la fonction publique, arrêtées ou expulsées de leur entreprise, on peut considérer, si l'on admet que les réseaux gülenistes ne possèdent pas une structure centralisée, qu'il y a des personnes qui ont été, à un moment donné, en lien avec Hizmet, mais qui ne sont pour rien dans la tentative de coup d'État. Il y a donc en ce sens une pente dangereuse, cela est incontestable.
Toutefois, je ne pense pas que notre réaction ait été des plus appropriées. De mémoire, dans son premier communiqué après l'évènement, le ministre français des affaires étrangères condamnait la tentative de coup d'État, mais indiquait, dans le même temps, qu'il faudrait veiller à ce que les autorités turques n'en profitent pas pour restreindre trop les libertés publiques. Il ne s'agit pas de critiquer le ministre des affaires étrangères, mais d'avoir en tête les possibles réactions de la Turquie.
Voici donc la difficulté : nous ne pouvons rester indifférents aux mesures prises par le pouvoir turc, qui ont un caractère incontestablement liberticide, mais nous devons aussi nous centrer sur la question principale : avons-nous - en Union européenne, en France - les mêmes intérêts géopolitiques que la Turquie ? Avoir les mêmes intérêts géopolitiques fondamentaux n'implique pas d'être forcément toujours d'accord sur tout, mais la critique, que nous avons le droit voire parfois le devoir de formuler, ne doit pas aboutir à une condamnation permanente de la Turquie.
Par ailleurs, il faut saisir la période de tensions que traverse la Turquie, le thème de la guerre civile apparaît fréquemment dans la presse turque. Si c'est sans doute exagéré, il y a tout de même eu des moments de micro-guerres civiles, notamment au Sud-Est il y a environ un an.
Nous pouvons émettre des critiques sur la situation des droits de l'homme et de l'État de droit en Turquie, mais nous devons faire l'effort de replacer ces critiques dans le contexte turc, et de les mesurer en raison de la situation politique régionale - conflit syrien, question kurde.
En second lieu se posent les questions de l'application de l'accord du 18 mars dernier et donc celle des visas, les deux étant indissolublement liées. Nous avons signé cet accord, donc, il nous engage. Je fais partie de ceux qui considèrent qu'il n'est peut-être pas très bon, mais il n'y en avait sans doute pas de meilleur.
Cela touche à la question antiterroriste, sur laquelle l'Union européenne demeure un peu floue. Sans doute avons-nous le droit d'émettre des critiques sur la conception large des autorités turques de la lutte contre le terrorisme, conduisant par exemple à l'arrestation de journalistes traitant trop complaisamment les revendications kurdes, mais il est très difficile de les faire comprendre aux autorités turques, ainsi qu'à une portion très large de la population qui subit des attentats depuis des années. On risque dans ce cas d'être inaudibles, il faut en tenir compte.
Il convient également d'avoir à l'esprit que la Turquie a trois ennemis publics numéro 1 : Daech, le PKK et les gülenistes. En avoir un, c'est fréquent, il peut arriver que l'on en ait deux, mais en avoir trois paraît excessif. Donc, même si c'est difficile à dire, on ne peut pas considérer sur le même plan, en les qualifiant de terroristes, les combattants de l'État islamique, les membres du PKK et les gülenistes. La genèse de ces mouvements et leur histoire diffèrent.
Pourtant, aujourd'hui, le gouvernement et le président turcs dénomment le mouvement Gülen « FETÖ », acronyme turc de « organisation terroriste Fethullah». Des gülenistes ont sans doute participé au coup d'État, mais de là à les qualifier de terroristes, il y a un pas que je ne franchirais pas. Cela dit, demander aux autorités turques de préciser leur définition du terrorisme, ou plutôt la nature de leur lutte antiterroriste est difficile, il ne faut pas faire de faux pas. On est donc piégé, mais il faut toujours sortir des pièges, c'est-à-dire trouver des pistes.
En ce qui concerne les réfugiés, on lit ou on entend qu'ils seraient maltraités ; peut-être ne sont-ils pas très bien gérés à leur arrivée, mais rappelons qu'ils sont trois millions et qu'il n'est pas facile d'en accueillir un tel nombre. Chacun s'accorde à constater que d'importants efforts ont été réalisés pour ce qui concerne les camps d'accueil. En outre, l'Union européenne doit aussi remplir sa part de l'accord en honorant ses engagements sur le plan financier ; or on est loin du compte.
Le 24 août dernier, date de l'intervention turque sur le sol syrien, a toutefois marqué un tournant dans le conflit en Syrie. La critique adressée à la Turquie à propos de sa complaisance à l'égard de l'État islamique est désormais derrière nous. Soulignons toutefois que si l'Etat islamique est visé c'est plus fondamentalement la lutte de l'État turc contre le PYD qui est l'essentiel - je parle bien du PYD et non des Kurdes.
Je termine mon propos liminaire en demandant si nous, Français, Européens, avons intérêt à nous renforcer nos liens avec la Turquie. Oui, de mon point de vue. Nous avons souvent en France cette tendance à considérer que les Kurdes constituent une réalité politique en tant que telle, ce qui est erroné. En réalité, nous avons plus d'intérêts communs que de divergences avec la Turquie concernant la Syrie. Dès le printemps dernier, fin mai, Tayyip Erdogan a déclaré qu'il était nécessaire de dialoguer avec la Syrie, ce qui désignait clairement le pouvoir de Damas. La Turquie a donc fortement évolué puisque, je le rappelle, Tayyip Erdogan et Ahmet Davutoglu avaient pour objectif la chute de Bachar al-Assad. Il y a ainsi un rapprochement avec les positions de la France - je ne dis pas « avec les positions européennes » car j'ai du mal à saisir quelle est la position européenne ; ce que je crois avoir compris, c'est qu'il y a plutôt de multiples positions européennes.
Je reviens à la question des valeurs, de la démocratie, de l'État de droit. On ne peut pas se poser en donneur de leçons à ce sujet vis-à-vis de la Turquie, ne serait-ce que parce que les Turcs sont susceptibles ; c'est une réalité dont il faut tenir compte. Il faut se placer dans une perspective positive. À cet égard, le rapport de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat me paraît avoir la bonne tonalité, adopter le bon angle. La tendance facile serait en effet de condamner, mais la condamnation ne vaut pas grand-chose : elle n'ouvre pas de perspective et elle froisse.
C'est une erreur tactique que nous avons commise lorsque nous avons condamné le coup d'État tout en demandant aux autorités de ne pas en profiter pour prendre des mesures liberticides. C'est très mal perçu en Turquie et c'est même instrumentalisé : Tayyip Erdogan s'en prend aux puissances occidentales, présentées comme donneuses de leçons. Cela dit, il fait cela parce qu'il a besoin d'un dialogue avec les puissances occidentales. Il est faux de considérer que la Turquie et Tayyip Erdogan sont en rupture avec les puissances occidentales, au contraire. Cela n'exclut pas une réconciliation avec la Russie ; ce n'est pas parce que l'on fait plus de Russie ou d'Asie que l'on fait moins d'Europe ou d'États-Unis...