Intervention de Fériel Alouti

Mission d'information organisation, place et financement de l'Islam en France — Réunion du 3 février 2016 à 15h10
Audition de Mme Fériel Alouti journaliste

Fériel Alouti, journaliste :

La doctrine salafiste est identifiée dans l'Hexagone depuis les années 1990. Selon les estimations de la Direction générale de la sécurité intérieure, le nombre de fidèles a été multiplié par trois en cinq ans, de 5 000 à 15 000, et le nombre de mosquées a doublé : on en recensait cinquante il y a cinq ans contre une centaine aujourd'hui. Les salafistes prônent un retour à l'Islam des origines et un mode de vie rigoriste sur le modèle de celui des compagnons du Prophète et des « pieux prédécesseurs ». Ils refusent tout engagement politique dans une société non régie par les lois de l'Islam et toute interprétation moderne du Coran. Le salafisme n'est pas un phénomène propre aux zones urbaines : les communautés salafistes sont présentes sur tout le territoire, même en milieu rural ; leurs pratiques se sont banalisées. Les salafistes quiétistes, qui forment le courant majoritaire, défendent un Islam orthodoxe et une manière de vivre ultra-communautaire. S'ils ne se reconnaissent pas forcément dans les valeurs de la République, ils n'appellent pas pour autant à la lutte armée. Ce qui importe pour eux, c'est surtout de participer à la dawa, la propagande religieuse selon laquelle tout ce qui n'est pas salafiste n'est pas musulman.

Les universitaires estiment que les salafistes quiétistes s'opposent aux Frères musulmans dans la mesure où ils se définissent comme apolitiques et non violents et où ils dénoncent les dérives brutales du djihadisme. Selon le sociologue Samir Amghar, les salafistes considèrent la France comme un pays de mécréants tout en estimant préférable de ne pas aller contre les lois de la République pour éviter la fitna, c'est-à-dire la division ou le désaccord, qui représentent le plus grand danger. Visibles dans l'espace public, ils revendiquent le port de la barbe et du qamîs.

La progression du courant salafiste puise ses racines dans le repli identitaire qui affecte la communauté musulmane comme toute la société française. Les imams séduisent les jeunes en perte de repères, car ils prêchent un Islam « prêt à consommer » qui apporte des réponses simples à des questions compliquées. Rachid Abu Houdeyfa, imam autodidacte de la mosquée de Brest, estampillé salafiste, refuse toute étiquette religieuse. Il incarne un néo-fondamentalisme musulman qu'il diffuse sur les réseaux sociaux, dans des vidéos qui rencontrent un franc succès et ont davantage d'audience que les prêches de son collègue de Bordeaux, l'imam Tareq Oubrou, pourtant beaucoup mieux formé. En effet, Houdeyfa cultive la ressemblance avec les jeunes auxquels il s'adresse. Ses prêches, concrets et pragmatiques, alignent les formules qui font mouche. Lors du fameux salon de la femme musulmane, à Pontoise, il a disserté sur l'harmonie dans le couple, avec comme seule substance que la femme devait le respect à son mari et inversement, les deux ou trois mots en arabe qui ponctuaient chaque phrase garantissant la légitimité du discours.

L'imam de Brest se distingue également de ses confrères parce qu'il s'adapte à la modernité. En 2012, lors des présidentielles, il a ainsi appelé à voter pour le candidat susceptible d'être un moindre mal. Cela n'a pas échappé aux parlementaires qui, dans un rapport sur les filières islamistes, ont conclu qu'il était possible de « concilier le salafisme et l'intégration dans la société française ».

Autre raison de son succès, Houdeyfa se méfie des politiques et des médias. Contrairement à l'imam de Roubaix, Reza Khobzaoui, ou à Dalil Boubakeur, recteur de la grande mosquée de Paris, Houdeyfa n'entretient pas de relations avec les politiques et fuit les caméras. Il n'a d'ailleurs pas été convié à la nouvelle instance de dialogue avec l'Islam instituée l'an dernier. C'est une stratégie efficace pour incarner une élite alternative, à l'écart des imams officiels. À la mosquée de Pantin, un imam français, formé au Yémen et de tendance rigoriste, a qualifié Houdeyfa de « guignol », en dénonçant une ambition cachée et le souci de faire parler de lui.

Le salafisme en France est loin d'être homogène. Ce n'est pas parce qu'on porte une barbe et un qamîs, qu'on revendique le port du voile pour les femmes et qu'on fait sa prière cinq fois par jour qu'on est salafiste. Il y a des degrés dans la pratique et de nombreuses divisions dans le courant. Si le salafisme séduit une partie des musulmans français, le recours à des imams salafistes pour prêcher dans les mosquées s'impose aussi par nécessité car ils parlent français et connaissent la société française, ce qui n'est pas le cas des 300 imams détachés par l'Algérie, le Maroc ou la Turquie. J'ai rencontré la mère d'un jeune homme en voie de radicalisation. Désireux de se conformer avec rigueur aux principes de l'Islam - il ne possède ni compte en banque, ni mutuelle, ni sécurité sociale et n'accepte de travailler que pour des salafistes, il ne pouvait pas suivre les prêches de la mosquée de Fréjus qui ne sont pas en français. Il a donc préféré l'enseignement de prédicateurs à Nice, dont on ne connaît absolument pas le contenu. La maîtrise du français constitue un enjeu important. Les musulmans français ont beaucoup de mal à trouver des imams qui leur ressemblent.

En réaction aux attentats et à l'engagement des jeunes Français en Syrie, les imams salafistes ont développé un argumentaire anti-Daech. En octobre 2014, un tract de quatre pages, d'émanation saoudienne, a été diffusé sur le site de de Dine Al Haqq, une association prosélyte, qui définit le terrorisme de Daech et d'Al Qaida comme l'ennemi numéro un de l'Islam. Après les attentats de novembre, quinze prédicateurs salafistes ont associé leurs voix à ce mouvement en signant un communiqué. Sans compter ceux qui ne souhaitent pas se revendiquer salafistes et qui préfèrent garder le silence plutôt que d'avoir à subir une perquisition et l'assignation à résidence.

Pour contester les valeurs non orthodoxes et refuser l'interprétation moderne des textes, le salafisme est-il l'antichambre du djihadisme ? Pour le politologue Gilles Kepel, le glissement est possible, si ce n'est inéluctable, car il y a rupture avec la culture fondamentale. D'autres universitaires estiment au contraire que le courant développe des principes qui empêchent le passage à l'acte. Raphaël Liogier, un sociologue et philosophe qui dirige depuis 2006 l'observatoire du religieux, explique que le fondamentalisme est religieux et non politique depuis quinze ans. Les salafistes recrutent sur le même marché que Daech et retiennent les jeunes comme dans un sas. Pour le psychanalyste Patrick Amoyel, qui dirige l'association niçoise « Entr'Autres » spécialisée dans la déradicalisation des jeunes, le discours des salafistes quiétistes peut servir de rempart s'il est solide et bien construit. Beaucoup de jeunes ne passent pas par le salafisme avant de rejoindre Daech ou le front al-Nosra. Pour eux, les quiétistes sont des bouffons ; leur réaction est comparable à celle des maoïstes devant les communistes qui venaient leur expliquer que le pouvoir devait être pris par les urnes, et non par la révolution. Dans certains cas, que les universitaires jugent minoritaires, le salafisme ne parvient pas à retenir ses fidèles. La drogue, l'isolement, les difficultés familiales ouvrent la porte à une radicalisation politique parfois violente. Cependant, le djihad ne se résume pas à Daech ; il faut en distinguer la version idéologique, qui peut être de reconquête, et la version armée, sans quoi on passe à côté du problème.

Dans sa thèse publiée en 2015, Alexandre Piettre rend compte de ses travaux de terrain sur le renouveau islamique dans les quartiers populaires - ils sont assez rares en France. La communauté musulmane ne se sent pas représentée par le conseil français du culte musulman (CFCM), pas plus que par l'Union des organisations islamiques de France (UOIF), fondée par des musulmans qui ont émigré dans les années 1980 et qui sont désormais déconnectés de la jeunesse. Les ONG comme Baraka City ou les associations comme BeurFM ou Banlieue Plus ont beaucoup plus de légitimité.

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