En un quart d'heure, l'exercice relève du funambulisme intellectuel... Quand les choses vont mal au sein d'un couple, la faute en revient souvent, sinon toujours, aux deux partenaires. La présence de l'Islam en France est ancienne, elle remonte au colonialisme ; mais la plupart des musulmans de notre pays, nous sommes allés les chercher dans les années 1960 pour pourvoir aux besoins de l'industrie - l'automobile, la sidérurgie mais surtout le BTP - en main d'oeuvre non qualifiée et non spécialisée. Plus spécifiquement, nous sommes allés les chercher dans les villages, au bled, et non dans les villes. Les termes du contrat étaient clairs : ils venaient, ils travaillaient, touchaient leur salaire et s'en retournaient.
La première rupture au contrat a été le regroupement familial : après avoir touché son salaire, l'immigré restait, faisant venir en plus sa famille avec lui, et notamment son épouse, voire ses deux, trois ou quatre épouses, complaisamment enregistrées par l'administration comme cousines, brus, voire filles. Néanmoins, la loi républicaine et le droit associatif apportaient un encadrement rigoureux. Certains jeunes, en arrivant, ont monté leurs propres entreprises, surtout les Algériens ; quant aux Marocains et aux Tunisiens, nombre d'entre eux ont, grâce à la chaîne familiale, ouvert ces commerces que nous nous félicitons de voir ouverts tard le soir.
La deuxième rupture fut la libération du droit associatif en 1982 : pour mettre sur pied une association, plus d'enquête de moralité ou financière, mais un simple devoir d'information à la préfecture ou à la sous-préfecture. On est ainsi passé de 450 associations à dénomination islamique ou musulmane en 1982 à 1 574 en 1985. La troisième génération des français musulmans est passée du droit à la ressemblance au droit à la différence. Désireuses d'une rapide intégration, les deux premières ne parlaient ni du pays d'origine ni de l'Islam. Les jeunes de la troisième se sont vu dire qu'ils étaient français, mais musulmans.
Troisième rupture, la déstructuration identitaire et familiale. Très vite, ces adolescents se demandent qui ils sont, étrangers sur les deux rives. Ils se révoltent, davantage contre leurs parents que contre la République ; d'autant qu'après avoir entendu, depuis leur naissance, que seul existait le pouvoir patriarcal, ces adolescents voient leur soeur, qui a étudié et réussi à l'université, trouver du travail tandis que leur père et leur frère sont au chômage. Des gens comme Khaled Kelkal, dont on a fait un symbole du mal-être des musulmans en France, cherchaient en partie à regagner ce pouvoir patriarcal. C'était un terrorisme national plutôt que religieux, à travers le Groupe islamique armé (GIA).
Ne confondons pas islamisme, salafisme, djihadisme - quant à la confusion entre l'arabe et le musulman, après quarante ans à tenter d'expliquer que seulement un sixième des musulmans dans le monde sont arabes et que 15 % des Arabes ne sont pas musulmans, j'ai renoncé... Chez Chateaubriand, « islamisme » est sur le même plan que « catholicisme » ou « judaïsme ». Un islamiste, dans la définition qu'en ont donné les chercheurs, veut réislamiser le champ social, judiciaire, et économique par le haut et vise la conquête du pouvoir ; bien au contraire, un salafiste n'est pas intéressé par le pouvoir politique et ignore les frontières. Il prend à la lettre l'expression coranique qui désigne Mohammad comme le « sceau des prophètes », venu parfaire la révélation apportée aux juifs, aux zoroastriens et aux chrétiens mais dévoyée ; toute la planète a donc vocation à devenir muslim - non pas « soumis à Dieu » comme on le traduit parfois, car l'Islam n'est pas forcément la soumission ; voyez l'Islam des Lumières en Andalousie, la Maison de la sagesse à Bagdad...
Pour le moment, nous sommes en plein radicalisme, dont procède le salafisme. Mais c'est de notre faute... Dans les années 1950, nous avons choisi l'alliance stratégique avec les salafistes plutôt qu'avec le républicain Nasser. Par le même processus, nous diabolisons désormais l'Iran - or s'il me fallait choisir d'aller vivre dans ce pays ou en Arabie saoudite, je n'hésiterais pas une seule seconde. C'est un héritage de l'époque où le monde était divisé en deux. Les Américains nous ont entraînés dans une alliance stratégique avec l'Arabie saoudite au moment même où dans le monde musulman s'installaient des « ruptures de représentativité » - bel euphémisme pour désigner les dictatures. Seuls les lieux de culte conservaient une certaine liberté ; nous avons alors fait venir des prêcheurs saoudiens chez nous et, avec eux, l'Islam radical. Et nous continuons à présenter le royaume comme notre seul allié stratégique dans la région ! Notre âme n'est pas à vendre : elle est déjà vendue... Ah, la realpolitik !
Depuis les années 1960, nous avons ghettoïsé ces personnes venues de l'autre côté de la Méditerranée au lieu de les intégrer. Je ne parle pas d'assimilation : je sais ce que veut dire être libanais depuis que je suis français !
On produit de nouvelles idées à n'en plus finir, mais les solutions sont déjà là : nous avons la loi et la Constitution. On parle de déchéance de nationalité, mais il y a l'indignité civique. Les binationaux qui professent ne pas aimer la France, point n'est besoin de les déchoir : ils se sont eux-mêmes déchus.
La rupture a eu lieu à l'école. Il appartient aux maîtres d'instruire et aux parents d'éduquer, mais les parents n'éduquent plus ; on demande alors aux maîtres d'éduquer, et ils n'ont plus le temps d'instruire... d'autant que les parents s'en mêlent. J'ai essuyé de sévères reproches de mes jumelles pour leur avoir dit que le professeur avait toujours raison !
En France, nous formons des imams à l'Institut catholique de Paris : c'est marcher sur la tête ! Formons les agents des collectivités territoriales chargés de la diversité non pas aux religions, mais à leur histoire. On ne saurait aborder le Quattrocento italien sans connaître l'histoire de l'Église, et il en va de même avec le judaïsme et l'Islam. Il est temps de redevenir ce que nous avons toujours été : les meilleurs islamologues et orientalistes au monde. À vous, représentants de la Nation, on ne saurait assigner un devoir d'universalisme, mais nous devons vous donner les moyens d'appréhender les problèmes actuels. Nous sommes en guerre et nous n'en avons pas conscience.