Je vous remercie de votre accueil.
À titre d'introduction, je dirai qu'il faut aborder ce sujet avec beaucoup d'humilité. Il n'y a pas de « recette miracle » permettant de traiter toutes ces questions de démocratie.
Dans mon exposé introductif, je voudrais insister sur quatre points.
Tout d'abord, je souhaite aborder la question des liens entre démocratie politique et démocratie sociale, même si, à mon sens, la seule et unique démocratie est politique.
Sans vouloir paraphraser la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, je rappelle le principe de souveraineté nationale, qui s'exprime au travers de la loi.
D'ailleurs, lorsque l'on a parlé d'inversion des normes en droit du travail, il s'agissait non pas de faire prévaloir la négociation collective sur la loi, mais de mieux articuler la loi avec la négociation collective. Le terme « d'inversion des normes » fait penser à un système de régulation permettant à un accord collectif de déroger à la loi, ce qui n'est pas le cas. L'idée de mon rapport était de réfléchir, dans le droit du travail, à ce qui relève de la loi, des accords collectifs ou d'autres modes de régulation comme le contrat.
Plutôt que de démocratie sociale, je parlerai de démocratie politique, au sein de laquelle il importe d'organiser des modes de régulation, notamment dans le monde du travail.
Ensuite, je tiens à évoquer la mission et le contenu de la loi. J'en parlerai avec d'autant plus de respect que je m'exprime devant une des assemblées qui la produit.
Comme vous l'avez précisé monsieur le Président, j'ai été directeur général du travail et je suis actuellement président de section au Conseil d'État. Ces deux expériences me permettent de dire que l'on a tendance à oublier l'article 34 de notre Constitution.
En matière sociale, cet article dispose que « la loi détermine les principes fondamentaux ». Pour des raisons diverses, sur lesquelles je reviendrai rapidement, la loi en matière sociale est devenue de plus en plus précise. Or il est extrêmement difficile de faire une loi, censée être générale, face à un monde du travail de plus en plus divers et complexe.
Contrairement à ce que l'on a pu dire dans la période récente, et au-delà de l'aspect idéologique et politique, je pense que la complexité et la diversité de la société sont telles que la loi doit s'en tenir à fixer un certain nombre de principes et savoir renvoyer à d'autres modes de régulation, telles que les accords collectifs. Mais notre pays n'applique pas du tout cette méthode. Il faut donc réfléchir aux rôles respectifs de la loi et des autres modes de régulation, sur le fond et dans le temps. En effet, notre société est victime, notamment en matière sociale, d'une instabilité chronique de la loi, ce qui pose des problèmes de sécurité juridique et d'appropriation des normes par les acteurs.
Par ailleurs, et c'est le troisième point de mon intervention, je veux insister sur l'inflation des normes complexes. Vous avez reçu Marcel Gauchet et il se trouve que j'ai eu l'occasion d'écrire dans la revue Le Débat, qu'il dirige, un article posant ce diagnostic. Pour dire les choses de façon assez directe, force est de constater que la loi est de plus en plus complexe, que ce soit en matière fiscale, sociale ou environnementale. On a tendance à penser que cette complexité est le produit combiné de l'action d'une armée d'énarques et de technocrates plus ou moins responsables, et de ministres et de parlementaires désireux de créer de la norme, conduisant ainsi à une loi longue et complexe.
De mes treize années à la tête de la direction générale du travail, j'ai acquis la conviction que l'administration a, certes, sa part de responsabilité dans cette évolution, mais elle n'est pas la seule. On peut considérer que le code du travail est un peu le miroir de la société, et qu'il n'est pas seulement un ensemble de normes confectionnées par les administrateurs civils de la direction générale du travail pour leur seul plaisir.
Chacun des acteurs, en dehors même de l'administration, a tendance à pousser la norme vers plus de complexité et de la longueur. C'est ainsi que les textes issus de l'administration ressortent, lorsque tout le monde a été consulté, multipliés par deux ou trois, chaque acteur ayant sa propre logique et son propre comportement.
Du côté des organisations professionnelles représentant les entreprises, on a tendance à considérer qu'il y a un problème de sécurité juridique. Pour éviter l'arbitrage du juge, qu'elles assimilent à l'insécurité juridique, elles choisissent de proposer des normes de plus en plus précises.
Par exemple, la loi du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l'emploi, qui a créé une base de données économiques et sociales unique, à l'initiative des organisations professionnelles et des syndicats, dispose que le comité d'entreprise devait centraliser dans une base de données tous les rapports qu'il recevait et les mettre à disposition des salariés. Au départ, le texte était assez sommaire et il laissait aux partenaires sociaux le soin de mettre en oeuvre ce dispositif. Mais les organisations professionnelles ont souligné l'insécurité juridique qu'il représentait selon eux à cause des risques d'interprétation du juge. Elles ont donc milité pour que le texte soit très précis.
Les organisations syndicales, du moins certaines d'entre elles, font aussi, de manière paradoxale, davantage confiance à la loi qu'à leurs propres capacités de négociation. Je vous renvoie à cet égard à l'épisode de la loi du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, dite « loi El Khomri ».
Vous-mêmes, mesdames, messieurs les parlementaires, avez tendance à complexifier sensiblement les choses.
Aussi, s'attaquer, à bon droit et de façon tout à fait légitime, à la question de la complexité de la norme, qui pèse trop sur la société civile, n'est pas une simple question de volonté politique face à l'administration. C'est un processus qui concerne l'ensemble de la société.
Enfin, je voudrais insister sur la question de l'explication et du sens. En droit du travail, tout commence avec le diagnostic, qui doit être aussi consensuel que possible. Dans le domaine social, on appelle cela le « diagnostic partagé ».
Se pose également un problème à la fois de temps et d'explication. En effet, le temps du politique et du social est un temps court. Or, pour élaborer une bonne loi, il faut du temps et de la réflexion et il convient surtout de bien l'expliquer.
Pour faire une réforme, surtout dans une société comme la nôtre, le processus est assez complexe. Par exemple, expliquer la « loi El Khomri » nécessite un peu de temps. Or, nous sommes concurrencés par les réseaux sociaux, qui véhiculent des discours schématiques et réducteurs. Ainsi, la « loi El Khomri » a pâti d'une phrase qui a beaucoup circulé sur les réseaux sociaux : « il suffit d'un accord pour mettre en cause le droit du travail ». Entre nous, ce message était terrible pour les partenaires sociaux, car chacun sait qu'un accord ne suffit jamais.
D'un côté, donc, nous devons expliquer la réforme au corps social, ce qui nécessite un minimum de temps et d'espace, et, de l'autre, nous avons les réseaux sociaux qui sont très efficaces pour caricaturer et dénaturer le sens d'une réforme.
En d'autres termes, lorsque l'on souhaite s'engager sur ces questions complexes de régulation politique et sociale, il faut réfléchir non seulement au contenu de la réforme, mais également à l'explication et à l'accompagnement de celle-ci. Cela a toujours été vrai, mais dans une société où les réseaux sociaux ont une telle importance, les responsables politiques et administratifs ont tendance à sous-estimer cette exigence. Même si le Parlement et les administrations occupent une place sur Internet et ces réseaux, ces institutions sont en retard et moins réactives que la sphère privée. Cette question m'est apparue essentielle dans la structuration de l'opinion publique lors du débat sur la « loi El Khomri ».